Société du spectacle vs société du théâtre

Festival de photographie, le public (photo AG).
Festival de photographie, le public (photo AG).

L’Œil de la photographie a publié récemment un éditorial du directeur du musée Niépce, réclamant «un festival de photographie utile». «Les festivals apportent-ils une réponse aux mutations que traverse la photographie?» questionne François Cheval, qui souhaite voir «une histoire de la photographie en train de se faire» plutôt qu’une histoire-Panthéon, et l’espace d’exposition comme un espace de dialogue, plutôt que d’admiration.

Je ne peux que souscrire à de telles exigences. Mais c’est un détail qui me chagrine. Car la demande d’une meilleure intelligence du monde de l’image suppose à tout le moins une analyse correcte de ses évolutions. Or, François Cheval propose le constat «qu’en quelques années l’image mécanique s’est dissoute dans la Société du spectacle».

Est-ce moi qui ne comprends pas bien la formule? Celle-ci n’est pas très précise. «En quelques années» semble indiquer la période récente, marquée par la transition numérique, qui aurait donc vu la dissolution de «l’image mécanique» dans la Société du spectacle, allusion au célèbre ouvrage de 1967 de Guy Debord qui s’inscrit dans la lignée de la condamnation platonicienne des apparences, et propose une vision assez largement admise unifiant propagande, publicité, information et divertissement dans une même dynamique représentationnelle chimérique et trompeuse.

La formule me semble particulièrement maladroite, pour deux raisons. D’une part, la production photographique n’a pas attendu internet pour être parfaitement intégrée à la société du spectacle. Support privilégié de la publicité et de l’information, elle en est clairement l’un des piliers à l’époque où Debord s’exprime. Mais surtout, j’ai une interprétation diamétralement opposée de ce à quoi a ouvert l’évolution récente des pratiques de l’image, par la démocratisation sans précédent de sa production et de sa diffusion par les outils en ligne, qui ont mis à la disposition du grand public la capacité d’accéder à une visibilité inédite, ainsi que ses usages conversationnels.

Dans sa liste des «modifications en cours qui transforment profondément la nature du médium (hybridation des supports, croisement art contemporain/photographie, remise en cause de l’exposition traditionnelle, nature de la notion d’auteur, crise du photojournalisme, etc.)», François Cheval ne mentionne pas cette extraordinaire mutation des pratiques amateurs ou vernaculaires. Comme si le fait de ne côtoyer que des professionnels de l’image – les acteurs de cette société du spectacle qu’il pointe du doigt – ne lui permettait d’apercevoir qu’une partie de ces évolutions.

Comme s’il ne voyait pas le principal changement qu’a apporté la transition de l’image numérique, celui qui concerne le plus grand nombre. Si la Société du spectacle de Debord décrit une industrie de l’apparence qui nous impose modèles et représentations à consommer passivement, l’image numérique a plus que jamais accompli la promesse de la photographie de rendre chacun acteur de la production du visible. En douterait-on que la condamnation du selfie ou la vitupération des photos de vacances démontreraient la réalité d’une évolution du paysage de la visibilité, marqué par l’irruption d’un «mauvais goût» caractéristique d’une vision hors-norme.

Plutôt que vers une société du spectacle, l’appropriation des outils de la visibilité nous mène vers une société du théâtre, où les images restent l’instrument d’une manipulation des apparences – mais celles choisies et négociées de la présentation de soi dans l’espace social, selon la vision qu’en propose Erving Goffman. En tendance, une évolution qu’il serait paradoxal de juger de façon négative, et dont on attend encore qu’un festival nous la décrive.

6 réflexions au sujet de « Société du spectacle vs société du théâtre »

  1. Bonjour André,
    Je me sens souvent d’autant plus en phase avec vos billets qu’il utilisent des références que j’aime à invoquer dans mes travaux (qui n’ont rien à voir avec l’image). Je me sens « chez moi » dans vos chroniques, et ça m’aide carrément à comprendre vos arguments.
    Puisque vous aimez / nous aimons Goffman, peut être connaissez vous cette publication qui le revisite « à l’ère des réseaux sociaux », en proposant le concept d’exposition (exhibition), qui révèle (selon l’auteur) le rôle du « curator » (en l’occurence les plateformes sur lesquelles les photographes déposent leurs images).

    http://bst.sagepub.com/content/30/6/377.abstract

    A moi (historien de forums), elle me sert pour distinguer l’interaction synchrone de l’interaction asynchrone: dans le deuxième cas (forums web plutôt que tchat par exemple), le « curator » y est plus influent.
    Pensez vous qu’elle peut vous être intéressante dans le cadre d’une théorie Goffmanienne de l’image?

  2. @Alexandre Hocquet: Merci pour le signalement! La notion d’exposition est bien sûr intéressante, en complément des situations d’interaction. Toutefois, si l’on entre dans le détail de la construction de l’image d’un individu in absentia, il me semble que la part de la réception joue un rôle essentiel (voir notamment Aziz: http://etudesphotographiques.revues.org/3388 ). Dans ce cas, je chercherais plutôt un appui du côté de la notion d’identité narrative proposée par Ricœur, car la notion de curation me paraît trop fermée et intentionnelle (mais cela dépend du dispositif).

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