Patrick Peccatte propose de prolonger la discussion de mon billet “Seul sur Mars, une fiction pour y croire”, où je signalais le déplacement du film de Ridley Scott vers le genre des fictions d’exploration de type “lunaire”, soit une évolution notable de la mythologie traditionnellement liée à la planète Mars. En distinguant les deux veines narratives, je soulignais le réalisme de la première, en l’opposant au caractère plus fantaisiste de la seconde, illustré notamment par le problème de la représentation des espèces extra-terrestres1. A l’appui de cette thèse, la variabilité de la figuration des visiteurs, repérée par plusieurs auteurs, comme le journaliste d’investigation Joe Nickell, avec sa célèbre Alien Timeline (1997) – mais aussi par le dessinateur Boulet, qui en précise la lecture en l’interprétant comme une manifestation du caractère mythologique de l’alien, projection de l’imaginaire humain plutôt que traduction de données vérifiables.
Patrick Peccatte discute cette partition, en rappellant que certaines propositions fictionnelles, notamment celles produites autour de Hugo Gernsback, animateur influent de la science-fiction américaine des années 1920, ne sont pas «totalement délirantes», mais s’inspirent de déductions logiques à partir de principes évolutionnistes:
«S’appuyant sur un dessin comparant l’évolution de la capacité crânienne chez les ancêtres de l’homme, il postule que la capacité crânienne des martiens est considérablement plus grande que celle des hommes modernes. De même, il estime que les martiens ont connu une évolution remarquable de la taille de leur cage thoracique pour compenser la raréfaction progressive de l’atmosphère de Mars. Il conjecture ensuite que les martiens doivent être proportionnellement bien plus grand que les humains en vertu de la faible gravité sur Mars, etc.»
Loin de moi l’idée que les figurations alien relèvent du délire. L’hypothèse même de leur existence s’appuie sur des théories scientifiques, comme tout l’imaginaire de la science-fiction. Leur origine savante ne garantit toutefois nullement leur véracité. Jusqu’en 1965, les connaissances sur Mars sont issues de l’astronomie, qui ne donne évidemment aucune indication positive sur l’aspect des populations extra-terrestres. La science astronomique livre principalement trois observations: la petite taille de la planète, qui permet de déduire une gravité plus faible que sur la Terre; sa place autour du Soleil, qui suggère une formation antérieure à celle de la Terre, en vertu de la théorie des systèmes planétaires de Laplace; enfin la croissance et la décroissance périodique de ses calottes polaires, ce qui invite à la penser comme une planète dotée de saisons, et par conséquent proche de la Terre. C’est cette dernière interprétation, proposée par William Herschel en 1784, qui encourage l’idée que Mars pourrait être peuplée de façon similaire2.
On le constate, dans le cas de Mars, l’observation donne la main à la spéculation. La conviction qui s’impose à la fin du XIXe siècle de l’existence d’une civilisation avancée repose sur une erreur d’observation, celle des “canaux” martiens, pourtant confirmée par plusieurs observateurs, sur l’habitude acquise de penser Mars comme une «planète soeur» de la Terre, enfin sur l’application de la théorie évolutionniste à l’âge supposé de la planète, qui la dote par déduction d’une espèce plus évoluée que la nôtre. Aucune de ces idées n’est sans fondement, mais il s’agit pour l’essentiel de projections anthropocentriques et géocentriques, dont le fragile échafaudage appartient bel et bien à l’imaginaire. La science n’est pas ici un garant contre la fiction, mais au contraire la principale source de spéculations par inférence.
C’est précisément cette vitalité de la marsologie scientifique qui aiguillonne l’industrie culturelle. Les premières oeuvres de fiction à succès à propos de Mars, La Guerre des Mondes de Herbert George Wells (1898) ou La Princesse de Mars d’Edgar Rice Burroughs (1912/1917), s’inspirent de la thèse publiée par l’astronome amateur Percival Lowell en 1896, largement discutée dans la presse, qui interprète le système de canaux et les variations saisonnières de la planète rouge comme les traces d’une civilisation avancée luttant pour son existence face à l’amenuisement de ses ressources en eau.
Ce récit produit toutefois des visions contrastées. Les martiens de Wells, habitants d’une planète en déclin qui viennent envahir la Terre, sont présentés comme de gros céphalopodes dotés d’une tête énorme (en vertu de la théorie de l’avancement évolutif) et de tentacules (induites par la faible gravité). Burroughs imagine quant à lui plusieurs races intelligentes, ainsi que d’autres espèces animales, en particulier des martiens verts géants dotés de six membres, mais aussi des martiens rouges semblables aux humains (en application de la thèse du parallélisme), évoluant dans les décors désertiques d’une planète mourante, privée d’eau et d’oxygène.
Ces projections imaginaires ne sont donc nullement dépourvues d’un soubassement rationnel, ni de justifications logiques. Mais il y a une différence de taille entre une information et une conjecture – comme l’écrit joliment Lowell à propos des habitants de Mars: «What manner of beings they may be we lack the data even to conceive»3. L’écart des visions de Wells et Burroughs, quoique issues de la même source, donne précisément la mesure du travail imaginaire à partir d’indications insuffisantes.
L’univers culturel est peuplé de créatures de fiction, comme la licorne ou le père Noël, dont l’aspect est pourtant relativement stable. La variabilité des représentations n’est donc pas un indicateur du caractère fictionnel du référent, mais plutôt celui d’une absence de normalisation. A dire vrai, la figuration des aliens connaîtra une stabilisation tardive, à partir de la fin des années 1980 et de la diffusion de la rumeur de Roswell, qui impose le motif du “petit gris” à tête foetale, forme popularisée par Rencontres du troisième type de Spielberg en 1977, et consacrée par la médiatisation en 1995 du faux document de Ray Santilli mettant en scène une autopsie d’alien4 (à noter que cet extraterrestre à petit corps et grosse tête reste parfaitement fidèle aux déterminations qui ont permis d’imaginer les habitants de Mars comme la projection d’un état plus avancé de l’évolution humaine – il s’agit donc bien d’un martien).
En comparaison de cette phase de standardisation, qui mobilise les médias grand public, comme la télévision, on voit que la nature de la production culturelle des années 1930-1950 est radicalement différente. Composée d’un ensemble foisonnant de fanzines et de publications éphémères, destinée à un public jeune, la science-fiction a toutes les caractéristiques d’une littérature populaire – y compris son absence d’autorité.
Comme le montrent les histoires littéraires classiques, qui présentent l’histoire de la fiction sous l’angle des progrès du réalisme, mais ne retiennent au titre du corpus considéré que les œuvres validées par la critique, en mettant de côté la littérature populaire, le réalisme fait partie des opérateurs de distinction qui permettent d’identifier les productions dignes de faire partie du canon5. Sauf exception, un degré élevé de fantaisie suggère à l’inverse l’appartenance à des catégories de culture mineure.
On ne peut ramener le réalisme à la rationalité, pas plus que la fantaisie à l’irrationalité. D’une part parce que la science-fiction comme genre ne fait que prolonger le dynamisme spéculatif de la science elle-même. Le contexte particulier, fait d’enthousiasme scientifique, de fantasmes de toute-puissance et de projection vers l’avenir qui charpente la culture occidentale entre la fin du XIXe et la fin du XXe siècle est le moteur d’une production récréative conçue à la fois comme une chambre d’écho et une pédagogie de l’optimisme techno-scientifique, lui-même caractérisé par sa capacité à concrétiser les rêves les plus audacieux.
D’un autre côté, le réalisme n’est pas seulement la manifestation du respect des références externes, c’est aussi un indicateur de la nature du projet culturel, de son économie et du public visé. En rappelant qu’il existe une échelle de la fiction, Seul sur Mars manifeste l’ambition de sortir de la subculture pour accéder à la crédibilité de genres plus reconnus.
- Patrick Peccatte indique à juste titre que j’effectue un saut implicite de la figure du martien à l’ensemble plus vaste des aliens. En termes génériques, on peut en effet considérer que la fiction de type “martien” constitue le prototype de la confrontation interplanétaire déployée ensuite sur d’autres sites. [↩]
- Robert Markley, “Lowell and the canal controversy. Mars and the Limits of Vision”, Dying Planet. Mars in science and the imagination, Duke University Press, 2005. [↩]
- Percival Lowell, Mars [1896], Elibron Classics, 2003, p. 211. [↩]
- Pierre Lagrange, La Rumeur de Roswell, Paris, La Découverte, 1996; John F. Moffit, Picturing Extraterrestrials. Alien Images in Modern Mass Culture, New York, Prometheus Books, 2003. [↩]
- Wayne C. Booth, The Rhetoric of Fiction, University of Chicago Press, 1961. [↩]
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