Organisée par l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), la conférence Marc Bloch accueille une fois l’an un invité de marque. Le 18 juin 2015, le sociologue Andrew Abbott (université de Chicago), consacrait son intervention à “L’avenir des sciences sociales”. Pour expliquer la crise du domaine, il pointait quatre transformations: «La première correspond au développement d’un management néolibéral à l’université. La deuxième, à l’émergence d’un modèle unique et standardisé du savoir: le modèle scientifique. La troisième transformation est, toujours pour parler comme Braudel, d’ordre structurel. Il s’agit d’un basculement d’ampleur que nous avons vécu: l’imprimé a été presque supplanté par l’image, les symboles discursifs par les symboles immédiatement perceptibles, et la complexité de l’argumentation par des assertions schématiques.1»
Je laisse de côté le quatrième point, sur les aspects normatifs des sciences sociales, objet de la conférence, qui pose des questions passionnantes, et ne retiendrai ici que le troisième. La dénonciation du rôle de l’image comme agent de la crise des sciences sociales mérite évidemment débat. Malheureusement, Abbott ne développe ni n’explicite davantage ce volet, de sorte qu’il est difficile de comprendre précisément son point de vue. A moins d’interpréter l’usage des diaporamas de présentation comme une cause majeure du déclin scientifique, l’idée d’un «basculement» iconographique semble relever d’une généralité sociétale, tant l’état observable des publications académiques, où les images restent l’exception, ne corrobore en rien ce constat.
Celui-ci s’apparente-t-il au cliché d’une «civilisation de l’image» ou d’une «société du spectacle», lieux communs désignant un accroissement des usages des formes visuelles, selon des critères et une chronologie variables, mais sous-entendant le plus souvent un jugement négatif? Une telle évolution peut être appréciée différemment: la plupart des travaux d’histoire des sciences de la nature saluent par exemple comme un apport décisif le développement du recours aux outils visuels – téléscope, microscope, dessin, tableau, photographie, cinématographie, rayons X, etc… – qui accompagne l’essor des sciences d’observation2.
Rien de tel dans la formulation d’Andrew Abbott, pour qui cette transformation équivaut à une dégradation ou un appauvrissement. Un système d’antithèses regroupe du même côté imprimé, discours et complexité argumentative, alors que l’image est associée à l’immédiateté et au schématisme. Exprimée négativement, il s’agit d’une vision similaire à l’idée courante que traduit le dicton «une image vaut mille mots», qui oppose lui aussi dimension visuelle et dimension discursive sur des critères d’économie et de brièveté de la transmission du message.
A défaut de pouvoir vérifier l’hypothèse d’Andrew Abbott sur le terrain des sciences sociales, on peut tester la solidité de ses prémisses. Une image est-elle toujours synonyme de compréhension immédiate? L’histoire de l’art recèle nombre d’œuvres énigmatiques3. La Joconde de Léonard de Vinci fournit l’exemple le plus célèbre d’un tableau au message réputé sibyllin: «On sait quelle énigme indéchiffrable et passionnante Mona Lisa Gioconda ne cesse depuis bientôt quatre siècles de proposer aux admirateurs pressés devant elle»4. Même des images beaucoup plus simples, comme certains smileys ou émojis, peuvent susciter des conflits d’interprétation, des usages contradictoires ou des hésitations. Bref, l’image ne garantit nullement contre l’erreur, l’obscurité ou l’incompréhension.
Ce qui fait la force de l’idée d’immédiateté, c’est qu’elle paraît correspondre à un trait ontologique de l’image. A la différence de la séquentialité qui caractérise le texte ou le discours, il appartient à la définition des formes visuelles de proposer un ensemble d’informations de façon simultanée. Cette particularité est à l’origine de systèmes de présentation comme le tableau ou la carte, qui permettent d’associer et de comparer d’un coup d’oeil des données de nature ou d’origine diverses. Les avantages de la simultanéité spatiale en termes d’organisation de l’information ont amené les sciences à développer les usages de la présentation tabulaire.
On notera toutefois que les formes écrites peuvent également faire l’objet d’une disposition synthétique: c’est notamment le rôle des tables ou des index, introduits très tôt dans l’histoire de l’édition. Un outil aussi puissant que la classification périodique des éléments chimiques de Mendeleïev tire son efficacité de l’organisation dans l’espace d’une liste de symboles. La simultanéité n’apporte toutefois pas la garantie de la lisibilité du message visuel, et peut y faire obstacle si elle s’accompagne d’une absence de hiérarchisation de l’information. C’est le rôle de la légende que d’apporter les précisions utiles à l’interprétation de l’image.
Pour comprendre à quoi renvoie la promesse de connaissance immédiate attribuée aux formes visuelles, il faut revenir à l’origine de la formule. Selon Wikipedia, les premières occurrences d’expressions du type «A picture is worth a thousand words» émanent du champ publicitaire américain dans les années 1910-1920. Le publicitaire Frederick R. Barnard l’attribue successivement à un philosophe japonais puis chinois, de sorte que l’idée passe volontiers pour une maxime immémoriale5. Pourtant, il s’agit bien d’une revendication typique de la mise au point des nouvelles ressources narratives de la communication commerciale ou politique.
C’est Marshall McLuhan qui propose la vulgarisation la plus connue des travaux reliant, dans la première moitié du XXe siècle, le marketing naissant aux recherches en psychologie ou en sociologie, et qui désignent l’image comme le vecteur privilégié d’un accès direct à l’inconscient6. Paradoxalement, cet ensemble de croyances se traduit par un langage visuel normatif et le recours massif à des stéréotypes tous-terrains. Ces images à tout faire ne peuvent délivrer leur message spécifique sans le secours du texte, support plus que jamais indispensable de l’interprétation contextuelle. En tout état de cause, les «images qui valent mille mots» ne désignent pas l’ensemble du champ visuel, mais bien les genres qui favorisent une expressivité du choc et une lisibilité immédiate, comme l’affiche ou le dessin de presse.
Cette restriction permet de lever une autre ambiguïté. La croyance dans une efficience supérieure de l’image tient également à l’idée que les formes visuelles présentent plus d’informations que les formes discursives. Une telle conviction dépend beaucoup du genre, du sujet et de l’usage: la photographie d’un environnement urbain peut en effet enregistrer une foule de données, alors qu’un pictogramme se réduit par fonction à un motif simplifié. Cet exemple montre que la quantité d’informations n’est pas nécessairement une qualité: un excès de données engendre le bruit et entretient l’inintelligibilité. C’est la raison pour laquelle le dessin, l’illustration publicitaire, la photographie de presse et de façon générale la plupart des productions figuratives professionnelles incitent à la simplification du motif. Précisément issue de ces pratiques visant à améliorer la lisibilité, l’image «qui vaut mille mots» ne désigne pas une ontologie, mais plutôt une stylistique visuelle.
Cette expressivité n’est pas propre à l’image. Elle appartient tout autant à l’art rhétorique, au genre du proverbe ou au style lapidaire, qui fournissent depuis l’Antiquité un inépuisable stock de figures de style, de citations ou de maximes réputées pour leur efficacité, ramassant une idée ou une leçon en une formule concise, facilement mémorisable. Le slogan, la punchline ou le tweet, qui ont succédé dans l’art formulaire au dicton, à l’aphorisme ou à la devise, montrent que l’immédiateté n’a rien d’une prérogative visuelle. Il s’agit plutôt d’un caractère stylistique largement répandu, dans des contextes qui imposent la brièveté. L’association d’une légende et d’une illustration percutante, qui fait l’ordinaire de la caricature ou de la publicité, atteste que le mariage du texte et de l’image ne fait que renforcer l’efficacité du procédé.
L’art de la formule menace-t-il la science? Le démontrer demanderait un travail considérable. En revanche, Andrew Abbott apporte la preuve qu’un grand savant peut, à l’endroit de l’image, se contenter d’une idée reçue. Ses auditeurs l’admettraient-ils à propos d’autres territoires des sciences sociales? La recevabilité d’un tel poncif suggère en tout cas que l’image ne fait pas encore partie des savoirs communs.
Version abrégée du séminaire du 12 novembre 2015.
- Andrew Abbott, “L’avenir des sciences sociales”, conférence Marc Bloch, Sorbonne, 18 juin 2015. [↩]
- Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité (trad. de l’anglais par S. Renaut et H. Quiniou), Dijon, Presses du Réel, 2012. [↩]
- Salvatore Settis, L’Invention d’un tableau. La Tempête de Giorgione (trad. de l’italien par O. Christin), Paris, Minuit, 1987. [↩]
- Eugène Müntz, Léonard de Vinci. L’artiste, le penseur, le savant, Paris, Hachette, 1899, p. 417. [↩]
- Daryl Hepting, “The history of a picture’s worth”, University of Regina, 2008. Cette formule est également volontiers rapprochée d’une phrase attribuée à Napoléon: «Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours », sans indication de source. [↩]
- «L’annonce illustrée ou le reportage en images (…) fournissent une énorme quantité d’informations immédiates et d’“humains-minutes”, ce sans quoi il nous est impossible de rester à la page, à flot, dans le type de culture où nous vivons», Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias (tard. de l’anglais par J. Paré), Paris, Seuil/Points, 1968, p. 265. Voir également: Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928, trad. de l’anglais par Oristelle Bonis), Paris, La Découverte, 2007; Roland Marchand, Advertising the American Dream, Berkeley, University of California Press, 1986. [↩]
7 réflexions au sujet de « Une image vaut-elle vraiment mille mots? »
Merci beaucoup André de revenir sur cette sortie, à la fois curieuse et frustrante de A. Abbott lors de cette conférence M. Bloch.
Tout à fait d’accord avec ta conclusion. « L’avenir des Sciences Sociales » est donc (toujours) iconoclaste.
À défaut de connaître l’argumentation de l’intéressé, spéculons! Je me demande si derrière cette pointe, ne se trouve pas une critique déjà ancienne du visualisme des Sciences humaines – développée notamment par Johannes Fabian dans « Time and the Other » (1983)… La critique et l’argumentation de Fabian portait sur cette tendance des SHS à réduire la compréhension d’une culture ou d’une société à une simple visualisation, par tout un ensemble d’artefacts : de l’image, aux tableaux et autres compositions géométriques, catalogues, etc… Ce visualisme avait aussi pour conséquence de faire de la vision le sens le plus noble (dans le cadre de l’enquête de terrain).
Dans ce cas, les « assertions schématiques » qui supplanteraient « la complexité de l’argumentation » des SHS selon A. Abbott seraient non seulement constituées d’images, mais aussi de toutes les formes de dispositions synthétiques que tu présentes (index compris).
@Jonathan L.: Merci pour tes remarques. Oui, je suis d’accord, c’est une lecture qu’il faut envisager. Reste que son énoncé trop rapide – schématique, précisément – n’explique nullement le pouvoir supposément néfaste de cette stylistique. Il me paraît frappant de constater à quel point l’épistémologie des sciences de la nature a mis en avant le profit des formalisations synthétiques, sans pour autant ramener l’effort de compréhension à leur seul usage, qu’il paraîtrait ridicule d’opposer à une pensée complexe.
Même en élargissant le spectre, la question reste à mes yeux celle de l’opposition d’un régime discursif et d’un régime visuel, synthétique ou spatial – car quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est bien cette antithèse qui nourrit l’écart, au lieu de penser leur évidente articulation. Pour que cette opposition ne paraisse pas fondée sur des présupposés aussi anciens que le platonisme, encore faudrait-il éviter de la poser comme si elle pouvait être comprise sans autre forme de procès, autrement dit comme un lieu commun…
Oui cette opposition avec la « complexité de l’argumentation » conduit plutôt à penser que ce rapide commentaire cache plus des présupposés issus d’un sens commun des SHS que d’arguments aboutis à la manière de Fabian. Ton interprétation est donc probablement plus proche de ce que A.Abbott aurait pu développer dans ce troisième point.
Dans ce cas, pourrait on imaginer qu’il soit le symptôme d’une angoisse des SHS réactivée par l’apparition de nouvelles « data visualisations » ou de nouvelles « studies » anglosaxonnes? Une angoisse qui serait en partie partagée à l’école, pour qu’il se permette de la présenter de la sorte lors d’un tel événement.
Les arguments de Fabian pourraient être des éléments en faveurs d’une reconsideration de ce partage entre régime discursif et visuel en les appréhendant par leurs biais communs. Son étude critique du visualisme, dans le champ de l’anthropologie porte d’ailleurs plus spécifiquement sur les écrits de la discipline et sur la manière dont les ethnographes ont dénié toute forme de contemporanéité à leurs « sujets d’étude ». Même si par endroit il insinue sans le démontrer que ces travers auraient été plus important encore dans les ethnographies qui ont utilisées la photographie, les croquis ou le cinéma…
Bref, il existe des démarches à la façon de Dalton & Galison sur des corpus reduits du vaste ensemble d’images qui ont participé à la construction des SHS, mais ce sont quasiment toujours des historiens de l’art de la photographie ou du cinéma qui en sont les auteurs….
La critique de Fabian du visualisme (qui s’adresse fondamentalement à toutes les sciences d’observation) est recevable, car il s’agit de la critique d’une idéologie, pas de la dénonciation d’un formalisme. L’image n’est qu’un outil. Imaginerait-on de dénoncer l’usage du langage, au prétexte que celui-ci conduit au réductionnisme ou à l’approximation?
La bonne piste pour expliquer ce mystère me semble être effectivement celle que tu suggères par l’emploi du terme « angoisse ». Tout se passe comme s’il existait à l’endroit de l’image, pour les SHS, une forme particulière de panique morale, manifestée par l’ignorance et le recours à des stéréotypes vernaculaires. Cette caractérisation renvoie in fine les spécialistes du visuel à leurs responsabilités: non seulement ils n’ont pas été capables d’imposer des outils théoriques permettant de dépasser les réflexes de la tradition, mais ils ont enfermé le savoir de l’image dans une autonomie stérilisante. Pour faire évoluer les choses, il faut donc faire le contraire…
@André. J’ai aussi l’intuition que les SHS ont une part de responsabilité historique dans cette affaire.
Dans le champ des SHS, l’image avait une place centrale dans les procédures d’observation jusqu’à la moitié du XXème siècle. En raison notamment de ces centres d’intérêts (culture matérielle), de l’appréhension qu’un grand nombre de ces cultures allaient disparaître, dont il fallait impérativement garder une trace matérielle par des films, photographies, musées, et enfin,,en raison de l’objectivité qui était alors attribuée à l’image dans des SHS très positivistes (Griffiths, 2002). Le cas de Mead et Bateson à Bali en est un dernier exemple. Et puis, en s’éloignant de ces objets d’étude (pour aller vers les structures), idéologies ou conceptions, l’image a aussi progressivement été reléguées à un second plan.
Par rapport aux perspectives de travail, et complémentairement à ce que tu indiques (et fais :-) pour les « spécialistes du visuel », il y a aussi un travail à faire du côté des chercheurs en sciences sociales, pour les inciter à prêter attention aux types de savoirs, de rapports de force que l’utilisation de l’image ou du visuel comme outil d’observation permet de dégager. Sans pour autant tomber dans le travers opposé que tu décris, et « discipliner » de manière exagérée les discours sur le visuel.
@ André… Il me semble que c’est là que nos chemins se croisent :-)
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