Le retour de la revanche du Réveil de la Force

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Quel rédacteur en chef sadique a imposé à Jean-Michel Frodon, ancien critique cinéma du Monde, ancien directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma, de voir Le Réveil de la Force (J. J. Abrams, 2015)? Comme Louis Skorecki obligé de chroniquer Retour vers le futur (Zemeckis, 1985) au nom de l’impératif médiatique, le critique a inévitablement détesté le 7e épisode de la saga.

Tout l’afflige et conspire à nuire à une réception éclairée, à commencer par le buzz «sans précédent». Dans l’esprit de Frodon, l’antithèse est limpide: «Écrasé sous le poids du marketing, le cinéma, lui, n’en sort pas grandi». Le cinéma, comme le sait tout bon lecteur de Kant, est un art du génie, totalement opposé à la vulgarité de ce que le philosophe appelle le “métier”, autrement dit la finalité commerciale. (Dans le monde non-kantien, également appelé monde réel, le cinéma n’est pas du tout indépendant du marketing: dans la plupart des productions récentes, au contraire, le budget du marketing est équivalent ou supérieur à celui de la production. Il n’y a donc pas lieu d’estimer que le cinéma est trahi par le commerce. C’est plutôt la critique qui se leurre en ne tenant aucun compte du facteur promotionnel.)

Deuxième angle d’attaque: les fans. Ignorant tout de l’essor des fan studies, Frodon appelle l’étymologie à la rescousse. Comme chacun sait, “fan” vient de “fanatique” – un mot bien inquiétant, après les attentats de Paris, qui cligne de l’oeil vers le terrorisme et le djihadisme. «Être fan est par définition un acquiescement, sinon une soumission volontaire. On est en droit de ne pas trouver cette posture particulièrement estimable», synthétise Frodon.

Appuyé sur cette réflexion profonde, le moraliste peaufine son raisonnement: 1) «Le Réveil de la force n’est pas conçu pour des spectateurs, mais pour des fans», par conséquent, 2) «Si on considère que, d’une manière générale, les films sont faits pour les spectateurs, Star Wars, épisode VII: Le Réveil de la force n’est donc pas un film».

Résumons: le cinéma est une secte exclusive, dont seul le gourou détient les clés. Doté du pouvoir d’accepter ou de refuser l’entrée, il peut barrer la route au film à fausse barbe qui prétend être du cinéma, mais n’est que le support d’une «addiction régressive», «une sorte de Nutella-party planétaire».

A ce stade, je n’ai qu’une seule question: pourquoi payer encore des billets à un vieux ronchon qui continue d’appliquer à toute production audiovisuelle la grille de lecture d’un “Art du cinéma” d’auteur?

Et si c’était cette grille qui ne marchait pas? Et si le cinéma était en réalité une forme populaire, inventée par Charlie Chaplin et Walt Disney (comme le repérait avec sagacité Walter Benjamin dans la première version de L’Œuvre d’art…, ), c’est-à-dire pas du tout un des beaux-arts kantiens structuré par l’innovation et le génie, mais bien un genre gouverné par la répétition et le retour du même?

C’est Umberto Eco qui a le mieux compris ce ressort fondamentalement lié à la culture populaire, dans son analyse du mythe de Superman, où il décrit le plaisir de l’itération comme une clé ludique et appropriative1. Qui ne s’est pas aperçu que le cinéma, où pullulent aujourd’hui les reprises et les déclinaisons sérielles, renoue avec les logiques narratives et industrielles de l’“art des foules” des origines2?

Pour la critique (d’art) de cinéma, la répétition est une marque d’infamie. Si Frodon observe, navré, le «réagencement bien rythmé d’éléments tous déjà vus (et revus)», ce n’est que pour leur opposer le regret calibré d’une esthétique de l’innovation. Au milieu du XXe siècle, au moment où le cinéma atteignait son pic de fréquentation historique, un critique comme André Bazin était au contraire capable d’identifier «la permanence des héros et des schémas dramatiques» du western comme une indication de sa valeur épique et de sa puissance mythologique3.

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Star Wars est bien l’œuvre phare de la mythologie spatiale, celle qui s’ouvre avec Planète interdite (Wilcox, 1956), et qui réadapte les péripéties du roman de chevalerie en les projetant hors du temps historique, vers l’horizon futuriste et incertain de l’espace fictionnel («A long time ago in a galaxy far, far away»). Tout comme Les Aventuriers de l’Arche perdue ne sont pas une œuvre du génie créateur, mais le pastiche pour rire de séries Z naïves et ridicules, la première trilogie de la Guerre des étoiles se présente comme une déclinaison de Flash Gordon et du genre déjà épuisé de l’épopée spatiale. Pour Spielberg comme pour Lucas, l’exercice hollywoodien constitue une adaptation tardive d’une source issue de la culture populaire et du monde de l’enfance.

La citation n’est que l’aspect le plus élémentaire de cette forme narrative. Le charme de ces œuvres tient à leur façon de prendre au sérieux cet univers de référence déjà lointain, et au jeu complexe qu’établit la convocation d’une réception qui serait celle de l’enfance, et qui implique une manière de dédoublement du spectateur. Le jeu avec le genre, avec la fiction, et de proche en proche, avec l’ensemble de la tradition, c’est-à-dire avec l’étrange frustration d’une attente jamais tout à fait assouvie, jamais à la hauteur de promesses intenables, fait partie de ses codes les plus fondamentaux, et encouragent le pastiche et la reprise ad libitum.

Dans une histoire bientôt quarantenaire, le septième épisode présente la caractéristique de faire revenir la fiction à un nouveau présent, après le long détour de la prélogie. Comme dans la franchise James Bond, toute discussion sur une œuvre travaillée par une aussi longue durée revient à évaluer les degrés de conformité ou d’écart par rapport à ses codes fondateurs, devenus autant de symboles intégrés à une narration délibérément historiciste. Le public devient l’acteur d’une érudition spécialisée soigneusement entretenue par l’ensemble de l’entreprise promotionnelle.

La confrontation avec l’inexorable vieillissement des acteurs de la première époque, plus de trente ans après, est la grande affaire du Réveil de la Force. Elle révèle le lien secret de la temporalité de la fiction avec ce temps passé qui est aussi le nôtre, et simultanément ramène tous les spectateurs de la première trilogie à leurs souvenirs et à leur propre jeunesse, dans un aller-retour à proprement parler vertigineux.

Ils sont vieux. Mais ils n’ont rien perdu de leur fougue, ni même de leur beauté. Cette leçon adressée aux spectateurs par-dessus les péripéties de l’épisode, et adaptée par chacun en fonction de sa découverte des premiers héros de la saga, apparaît comme un message d’espoir, qui nous rapproche un instant de l’enfance. Frêle victoire de cinéma, consolation éphémère, mais de celles qui font de cet art le plus nécessaire compagnon de notre imaginaire.

  1. Umberto Eco, De Superman au surhomme, Grasset, 1993. []
  2. Richard Butsch, The Citizen Audience. Crowds, Publics and Individuals, New York, Routledge, 2008; Emmanuel Plasseraud, L’Art des foules. Théories de la réception filmique comme phénomène collectif en France, Villeneuve d’Asq, Presses du Septentrion, 2011. []
  3. André Bazin, “Le Western, ou le cinéma américain par excellence”, Qu’est-ce que le cinéma? éd. du Cerf, 1981, p. 217-227. []

15 réflexions au sujet de « Le retour de la revanche du Réveil de la Force »

  1. Belle analyse qui va à rebours des critiques « marketing » de ceux qui seront les premiers à acheter le dernier prix Goncourt et à partir en vacances aux Seychelles et non sur les pistes trop « populaires » des stations de ski françaises.

  2. Bel article synthèse, bien qu’il faille n’avoir que Jean-Michel Frodon comme exemple de la critique de cinéma. Du fait de leur position privilégiée (invitation à découvrir les films gratuitement aux projections presse et en festival, possibilité de se confronter aux artistes du milieu, large écoute auprès de leurs lecteurs-auditeur-téléspectateurs), certains critiques ont perdu cette compréhension d’un succès d’un film auprès d’un public qu’ils ne rencontrent jamais (si ce n’est lors d’interventions ou masterclass auprès de cinéphiles avertis).

    Cependant, si l’on regarde les avis critiques rapportés par Allociné, l’essentiel des critiques cinéma ont apprécié Star Wars: Le Réveil de la Force (aussi bien des Cahiers du cinéma à Gala).

    En dehors du simple fait qu’il s’agisse d’un Star Wars, beaucoup avancent le fait que le succès du film soit basé sur une « nostalgie » de la première trilogie (77,80,83). On retrouve cette cette impression dans les film Tomorrowland et Jurassic World sortis cette année, « nostalgiques » d’un cinéma d’une époque pas si lointaine.

    Hollywood a compris cela. Car ceux qui ont l’argent pour investir le merchandising ne sont pas les enfants d’aujourd’hui mais ceux d’hier, ces « fans » délicieusement parodiés par l’émission Saturday Night Live (http://www.youtube.com/watch?v=16_BEVusSHU).

    À l’opposé de George Lucas, l’auteur, qui avait conçu la prélogie selon sa vision et non celle des fans, Le Réveil de la Force, ainsi que les prochains films, ont germé dans l’esprit des studios Disney afin de créer une franchise aussi productive que le modèle Marvel. Ce qui explique la mise en chantier des films spinoff, tirés de l’univers mais hors du canon officiel (Rogue One, la jeunesse de Han Solo), et d’avoir un film Star Wars par an jusqu’en 2020.

    Mais malgré tous ses efforts, Le Réveil de la Force ne fait pas partie du mythe moderne créé par Lucas, il n’en est qu’une citation. Le personnage de la jeune Rey pense que Luke Skywalker est « un mythe ». Alors que Star Wars avait les récits arthuriens, le bushido, le westerns, les contes de fées comme références. Car, Hollywood repose en partie son succès des 10 prochaines années sur la confusion entre nostalgie et un type de citation que l’on qualifie de fan service. La nostalgie est un sentiment, une impression immatérielle, tandis que pour Le Réveil de la Force, après un bon de 30 ans après Le Retour du Jedi, nous avons les mêmes personnages, les mêmes vaisseaux, qui seront reproduits par millions en LEGO, figurines articulées et autre produit.

    De plus, Star Wars: Le Réveil de la Force est le premier Star Wars a sortir en Chine (sortie prévue le 9 janvier 2016). Ce marché est devenu presque plus important en terme de recettes pour Hollywood et la séquence tournée en IMAX et la conversion en 3D du film n’est pas innocente où le public chinois raffole de ces plus de la salle de cinéma. Il faut donc que le nouveau film soit conçu pour ce public qui ne soit pas totalement familier de l’univers de Lucas. Et pour plaire, il faut parfois réduire la taille du seul personnage à la peau noire sur l’affiche officielle qui sera diffusée dans l’Empire du milieu (http://variety.com/2015/film/news/star-wars-china-poster-controversy-john-boyega-1201653494/).

    Le choix évident d’un épisode mixant l’ancienne et une nouvelle génération de personnages dans cette sensation de « déjà vu » explique l’éviction de Lucas par Disney. Le cinéaste avait déjà imaginé une nouvelle trilogie, mais qui prenait encore plus ses distances avec l’ancienne génération. Lorsqu’il fit un bond de 30 ans en arrière avec la prélogie, Lucas avait inventé des nouveaux mondes, des nouveaux personnages et des nouveaux vaisseaux. Le fan de la première heure était perdu et rejeta les épisode I, II et III, car il ne ressemblait pas au Star Wars qu’il avait connu.

    Mais les fans s’opposent aussi les uns les autres, chacun pensant avoir la meilleure analyse de ce mythe que les autres. L’exemple du critique Rafik Djoumi est assez édifiant (http://www.capturemag.net/etat-critique/un-nouveau-desespoir/). Il n’aime pas Le Réveil de la Force, car le film est un produit de grande consommation répondant aux injonctions des fans, mais la prélogie (pur produit de l’esprit du créateur) est composé de films « monstrueusement cons ». Cet avis tranché n’a rien d’une critique raisonnée essayant d’être un peu objective, révélant que lorsque le fan de 1977 n’est pas écouté par Lucas, ce n’est pas bien, mais que s’il est écouté par les « maléfiques » studios hollywoodiens, ce n’est pas bien non plus.

    De toute façon, tout le monde sera allé voir Star Wars: Le Réveil de la Force qui établira le nouveau record de recettes au box office mondial!

  3. Non mais de toutes les manières le critique cité n’est pas un parangon de bonne foi, on le sait bien (je me demande s’il a jamais été invité à présider le festival de Deauville, sinon ce serait une bonne pioche) (j’ai apprécié à sa juste valeur ta citation phédraïque mais tronquée). C’est plus au sujet des « fans » qu’il me semble important de revenir parce que cet engouement du marketing pour ces travers de la psychologie humaine a quelque chose de nauséabond. On va dire (comme me disait Christian Topalov un de mes sociologues favoris) « vous êtes un moraliste » comme s’il s’agissait d’une tare (il souriait me le disant). Mais la morale (tout comme le travelling…) est agissante : c’est parce que, en toute bonne foi, ceux qu’on nomme des « fans » (il y avait, dans le temps, une école pour ça, le dimanche après midi à la télé, tu te souviens) sont instrumentalisés : les idées qu’ils émettent en toute générosité (gratuite) sont reprises (quand elles le sont) et ils auront sans doute droit à un t-shirt à l’effigie de (ce qu’on voudra, là) pour les remercier (et ils en seront tout réjouis). Cette façon de se saisir de l’amour que portent des personnes humaines à des goules, fantômes ou autres ectoplasmes a quelque chose de révoltant, de répugnant, et finalement de repoussant : pour ma part (subjective, oui, et revendiquée telle) voilà qui m’a permis d’échapper à la vision des épisodes 5, 6, 1, 2, 3, 7 du bazar (on remarquera quand même que je suis la chronologie de l’histoire, car en effet, j’aime le cinéma – et que rien de ce qui est de cet art ne m’est complètement ni tout à fait étranger). Lorsqu’il parle de « soumission volontaire » le JMF en question, je ne vois vraiment rien à redire : tel est le cas (c’est d’ailleurs le même principe qui créé et fait tenir les armées, stuveux). En faire une sorte de grâce revient au génie de la science du marketing. Mais, pourtant, comme on sait (depuis au moins Racine…) « penser, c’est (d’abord) dire non » (ce que je fis).
    (mais évidemment, aussi, merci pour ces articles et joyeux réveillon…!!)

  4. @Alexis Hyaumet: Merci pour ton avis détaillé, qui montre à merveille comment la nouvelle critique ciné peut intégrer aussi bien la part du marketing que le rôle des fans! Cela posé, la discussion reste pour moi celle du caractère in fine toujours évaluatif du discours critique (ce qui est bien sa fonction première, je te l’accorde). Je pense que les formes narratives de plus en plus intégratives des grosses productions (qui ne tiennent plus au seul scénario ou à la qualité de la réalisation, mais de plus en plus à l’économie promotionnelle et à la participation du public), qui relèvent par conséquent des logiques de la culture populaire et non plus de celles des beaux-arts, imposent une approche plus compréhensive et finalement plus anthropologique. Ce qui est en jeu n’est plus seulement la signification d’une œuvre, mais sa réfraction à travers une réception qui en réécrit le destin. Une réception qui participe accessoirement de la minoration du rôle traditionnel de la critique (ce qui explique l’énervement anti-fan de Frodon – mais comme tu le soulignes très justement, le monde des fans n’est pas homogène…). Pour le dire d’un mot, l’horizon de la critique est désormais moins de comprendre l’œuvre que de comprendre sa réception – selon le programme énoncé par Jauss…

    @PCH: La question de savoir quelle est la légitimité de l’amour que l’on porte à des fantômes est une question philosophique de première importance, qui est au programme du séminaire de cette année… ;) Pour le dire vite, j’ai bien peur que ta position de moraliste, justifiée – comme toujours lorsqu’il s’agit de morale – mais aussi forcément simpliste – comme toujours lorsqu’il s’agit de morale –, ne se heurte à la réalité de nos frustrations et de notre désir imprescriptible. Mais je te renvoie à nos rendez-vous du jeudi pour la suite du feuilleton…

    Concernant les fans, je me garderai bien de réduire, comme le fait Frodon, le débat sur les productions hollywoodiennes à cette seule dimension. N’évacuons pas trop vite le spectateur au profit d’une caricature volontiers hystérisée, qui permet de clore la question en pointant des excès pathologiques, selon la formule désormais bien rôdée des paniques morales. Quoiqu’il en soit, les vitupérations des fans qui accompagnent l’histoire de Star Wars depuis ses origines, et qui en font un terrain passionnant pour l’étude de ces échanges, démontrent tout le contraire d’une soumission volontaire, et documentent le caractère complexe d’une appropriation qui, comme l’appropriation amoureuse, vise à prendre le contrôle de l’objet du désir.

  5. L’article lui-même relève des problèmes de digestion de l’auteur après le réveillon de Noël, ses aigreurs inspirent la prescription de citrate plutôt qu’une réponse, tant son agressivité ignore à la fois l’ensemble de mon travail critique et ce que dit mon article sur SW7. La réponse @PCH est plus intéressante, au moins en ce qu’elle explicite le sous-entendu du libelle d’origine. Affirmer que « l’horizon de la critique est désormais moins de comprendre l’œuvre que de comprendre sa réception », c’est précisément révoquer l’existence même de la critique, au profit d’une autre pratique, d’ailleurs tout à fait estimable (en supposant que la critique ait eu pour but de « comprendre l’œuvre », ce qui déjà se discute). Tout ce qui importe dans l’histoire de la critique de cinéma est fondé sur le pari de tenir ensemble la totalité du cinéma, sans rupture entre le plus commercial et le plus artistique. C’est au principe même de l’idée du cinéma telle que la construit la critique – alors que la défaite est consommée dans les autres domaines artistiques. Un grand professeur comme AG ne doit sûrement pas tout à fait l’ignorer. Mais puisqu’il s’agit de critique, et pas de sociologie, c’est bien à partir des œuvres, des films comme œuvres au moins potentielles (tous les films) qu’elle s’exerce. Le cas SW7, sans inaugurer une nouvelle ère, pousse à un degré jamais atteint un phénomène qui non pas utilise le marketing (tous les films le font), mais tend à faire disparaître le film au profit de son marketing. Dès lors l’existence de l’œuvre (que je n’ai pas du tout détestée) devient résiduelle. Ce processus de dissolution sous l’effet du marketing et de la fan-attitude est un phénomène singulier, qu’il convient d’observer sans l’hystérie que chacun semble prendre plaisir à déployer en la circonstance.
    Bonne année quand même.

  6. @JMFrodon: Merci pour vos vœux, que je vous retourne, mais vous ne répondez à aucun de mes arguments. Il est vrai que notre approche diffère sensiblement.

    « Le cas SW7 pousse à un degré jamais atteint un phénomène qui tend à faire disparaître le film au profit de son marketing »: vous reprenez, sans l’expliciter ni en définir les critères, ce qui est moins une observation qu’un postulat, voire un pur et simple effet d’excommunication – en effet typique d’une certaine critique. (Le commentaire d’Alexis Hyaumet ci-dessus montre comment il est possible de produire une critique qui prenne en compte « tout le cinéma », avec une véritable analyse du travail de mise sur le marché, ce que vous ne proposez en aucune façon.) Je ne pense pas que SW7 apporte un tel degré de nouveauté, y compris au regard d’un marketing certes agressif, mais pas en rupture avec les pratiques existantes – et ce d’autant moins si l’on se souvient que la saga SW a toujours été caractérisée par une forte empreinte promotionnelle. Il suffit de lire l’abondante moisson de commentaires suscités par le film pour se convaincre que cette œuvre n’a rien de « résiduel ».

    La dimension qui manque en revanche absolument à votre lecture, qui se borne à critiquer la reprise d’éléments connus, est la prise en compte du caractère sériel de SW, qui suffit à expliquer les effets de citation ou de répétition: comme l’explique très bien Eco, la narrativité sérielle impose précisément des règles d’itération, qui sont bien des caractères propres aux œuvres répétitives. Ce n’est donc pas SW7 qui s’exclut du cinéma, mais votre critique qui se trompe de registre.

    Concernant le problème qui vous préoccupe, je suis bien d’accord pour admettre que SW7 n’est pas un “grand film”. Le problème, c’est qu’aucun des films de la saga SW ne l’est – pas plus que la majeure partie des blockbusters sortis des forges d’Hollywood. S’agit-il vraiment de la question la plus pertinente à adresser à cette production? En revanche, si vous pensez qu’on sera quitte de cet imaginaire en décrétant simplement son exclusion des territoires du cinéma, alors vous et moi n’avons effectivement pas les mêmes ambitions pour la critique.

  7. La comparaison entre Skorecki et JMF est assez drôle, et plutôt juste… À ceci près que l’article du premier est fait d’une toute autre étoffe :

    «[…] c’est sans doute le premier film à théoriser à travers un scénario le nouveau rapport du teenager à la chose filmée : ayant depuis sa naissance eu l’occasion (ou la possibilité) de voir des images de lui-même, il est le premier spectateur de ce siècle à pouvoir envisager que sa propre biographie, son histoire personnelle, puisse entièrement avoir été filmée. D’où bien sûr, le fantasme de Zemeckis et de Spielberg : si une vie entière peut avoir été filmée, pourquoi pas des événements qui remontent à avant la naissance […]».

    Le passage injecte ce qu’il faut d’intelligence pour justifier, et rendre admirable de je-m’en-foutisme, cet esprit trolleur avant l’heure qui fait tant défaut à la capucinade de Frodon. Passage anticipant – mine de rien – à quel point l’image que l’Amérique se fait d’elle-même travaillera le cinéma de Zemeckis, mais ébauchant surtout une réflexion critique (sur les images sociales, leur filtration critique dans la fiction) dont ce blog est peu ou proue l’héritier. Le tout avec la nonchalance de celui qui trouve un gisement de pétrole en arrachant une mauvaise herbe.

    Autrement dit, Skorecki dessoude un gros succès populaire en se payant le luxe de le sentir mieux que personne – pur dandysme -, quand Frodon s’égare dans la caverne dont il prétend indiquer la sortie à son lecteur. (Allez pour rigoler, top 3 des cibles faciles des débats du réveillon 2015 : 1.l’électeur FN ; 2.le croyant – surtout s’il est musulman ; 3.le merchandising de SW7…)

    En tout cas, belle fin de texte (je parle du votre). Quand le coeur subjectif de l’article apparaît, sous le toilettage sociologique des fan studies et du reste.

    « C’est plutôt la critique qui se leurre en ne tenant aucun compte du facteur promotionnel. »

    Non, selon moi la critique a autre-chose à faire que de s’intéresser au « facteur promotionnel ». C’est le job des sociologues, des historiens, et de tous ceux qui substituent à l’argumentation sans filets de la critique – qui produit parfois de belles idées fécondes, comme Skorecki, armé seulement de sa subjectivité -, la sécurité d’une étude étayée par des faits, balisée par des facteurs et des critères, mais dont l’objet reste condamné à graviter autour du film (la promo, la réception, la viralité de sa B.A, etc.).

    C’est pourquoi le premier tort de Frodon n’est pas d’ignorer tout ce que vous savez, mais d’être entré dans le film autrement qu’en tant que critique – contrairement à Skorecki.

  8. @Dénouette: Merci pour cette intervention, même si l’opposition in fine d’une critique exclusivement littéraire avec une approche plus étayée me paraît artificielle (voir par exemple Bazin…). Je pense aussi que le marketing participant nécessairement du storytelling qui se construit autour de l’œuvre, il s’agit au contraire d’un facteur qui ne peut plus être mis de côté par la critique. La nouvelle critique, qui se joue plus du côté d’Allociné que des Cahiers, a bien assimilé ce paramètre, véritable levier pour intégrer les productions populaires à l’espace critique (ce qui reste pour moi un marqueur d’intelligence critique, par rapport à un art que son histoire inscrit du côté des masses).

  9. Le marketing nourrit sans doute le storytelling autour du film, mais je reste convaincu que d’autres angles d’attaques – relevant spécifiquement du film-même – restent l’apanage de la critique (« littéraire », le mot a été dit).

    Ce n’était pas vraiment l’objet de votre article, mais je trouve la sentence poivrée envers « la critique façon Cahiers » – que le texte vise un peu en épinglant Skorecki et Frodon, deux anciens -, laquelle (pas forcément aux Cahiers d’ailleurs) a produit de très beaux textes sur SW7 sans faire mention du marketing, ni en méconnaître l’impact pour autant. Le sujet a simplement été jugé trop périphérique en comparaison de celui qu’offrait le travail spécifique de gestion de la relance par JJ.Abrams ; remarquable d’érudition, et appuyé sur un respect sans faille de l’ADN de la saga en matière de storytelling.

    À mon goût, l’approche périphérique (qui finit bien dans votre texte par frôler le coeur de l’oeuvre, mais ce n’est pas toujours le cas chez les autres), quand elle ne fait pas l’effort de parler du film et d’émettre des idées critiques étayées (surtout) par une réception de spectateur, est un autre exercice. Exercice trop écarté de l’évaluation esthétique de la critique, et dont l’approche « étayée » se satisfait trop souvent du petit jeu aveuglant de l’herméneutique. (d’un point de vue de spectateur, lire que la prélogie infecte de Lucas surclasse SW7 est une aberration – d’ailleurs, les meilleurs épisodes de SW ne sont pas réalisés par Lucas). (À ce titre, l’analyse de la mise en scène reste l’apanage de la critique – même au sujet d’une saga qui n’a jamais brillé sur ce point).

    Pour un film comme SW7, la démarche des spécialistes et celle des critiques ne sont pas nécessairement opposées. Les pistes déblayées par les premiers fournissant aux seconds un outillage qu’ils seront libres de solliciter ou pas (c’est là que je ne suis pas d’accord avec vous), mais qu’il est très préférable de connaître. Ce sont simplement des relations différentes et potentiellement complémentaires au film : certaines des idées formulées par la critique « littéraire », après vision du film, orientent la compréhension de l’oeuvre vers des sentiers que la recherche ne peut pas trouver.

    Bazin écrivait à une époque où l’institutionnalisation universitaire des discours sur le cinéma n’existait pas. Ses notules et critiques de films (étayées par son expérience de spectateur) ont nourris des grands articles plus transversaux sur le Western, l’ontologie de l’image, le néoréalisme et certains auteurs, comme la critique continue un peu de le faire (notamment aux Cahiers), mais que l’université s’est aujourd’hui accaparée, négligeant un peu trop le fondement « critique » des raids théoriques de Bazin.

    Je ne crois pas que ramener sans cesse SW7 – le film – au rouleau compresseur de son marketing et du phénomène de société qu’il est soit la démarche la plus originale pour parler de la saga. S’agissant de critique, je préfère m’en remettre à l’expérience de passionnés éclairés, dont les textes porteront l’empreinte de leur expérience de spectateur et de leur appropriation personnelle de l’oeuvre.

    Les productions populaires sont intégrées à « l’espace critique » depuis longtemps, même aux Cahiers. Et même si la saga a toutes les raisons d’échapper au dogme auteuriste qui colle à la critique française, je préfère un texte qui m’explique que SW est « un gros vaisseau dont les pilotes se succèdent », qu’un article bien documenté sur les montant de la transaction Disney/Lucas films mais incapable de formuler une métaphore aussi éclairante (qui n’est pas de moi).

    Le cinéma est un art de masse, mais la critique et les discours sur le cinéma ne l’ont jamais été.

  10. @Dénouette: Votre commentaire illustre à merveille les mécanismes de la critique littéraire. Derrière l’intelligence affichée, il y a finalement beaucoup de condescendance et d’idées reçues. Mon approche serait « périphérique » et ne ferait que « frôler le coeur de l’oeuvre » – qui relève bien sûr exclusivement de la mise en scène, seule manifestation possible d’une esthétique du génie. Les productions populaires sont soi-disant « intégrées à l’espace critique » – mais le discours sur le cinéma, par bonheur, se distingue d’un art des masses qui sent un peu le pâté, et assure sa rédemption esthétique dans l’entre-soi de la Distinction.

    Donc non, pas du tout: l’œuvre populaire – ou industrielle –, ne relève pas des critères de l’esthétique du génie. Et il ne sert à rien de lui ajouter le parfum de l’intelligence ou du dandysme pour camoufler sa mauvaise odeur. Sérielle et collective, l’œuvre industrielle à succès témoigne d’une capacité à générer des « effets de prolifération » (expression que j’emprunte à l’excellent Fantômas de Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, Les Prairies ordinaires, 2013) typiques du caractère appropriatif d’une production que ses défauts mêmes maintiennent dans l’incomplétude.

    Depuis l’origine, SW a échappé à Lucas, et sert de support aux appropriations et aux projections les plus diverses. Le génie, ce n’est pas lui, c’est le public – et c’est bien parce que le producteur industriel n’est pas un génie qu’il laisse aux spectateurs toute la place pour s’installer aux commandes du vaisseau. C’est pourquoi mon approche n’est pas périphéphique, mais au contraire spécifique, adaptée à un objet qui ne relève pas du discours évaluatif, producteur de distinction (Skorecki: «un consternant navet»). La consommation de l’œuvre n’est que le prétexte à un exercice participatif, où la jouissance s’alimente du sentiment d’un partage à grande échelle, dont les contours ont été dessinés par la réflexivité promotionnelle. Bref, une construction sociale plutôt complexe, dont l’observation même risque bien de dépasser les moyens modestes des études spécialisées…

  11. @André Gunthert : Alors aux chiottes la critique ? Aux chiottes le brillant travail de modernisation d’Abrams ? Travail que la communauté geek (de Youtube, c’est ma principale lucarne) salue au même titre que les Cahiers et autres supports du côté obscur de la Distinction littéraire. Le problème cher André Gunthert, c’est qu’en renvoyant dos à dos votre approche disons « démocratique », et celle plus « élitiste » d’une certaine critique, vous écartez la seconde au simple motif de son raffinement.

    Épuration des particules fines qui à l’image du petit jeu auquel se prête Frodon, pourrait tout aussi bien se retourner contre vous. Car parler de « génie du public » à grand renfort « d’effets de prolifération », en prétendant que le producteur industriel (qui, compte tenu le poste de chargé de développement artistique qu’il s’est octroyé sur la série en cours, n’est autre qu’Abrams) ne peut pas être un génie, contribue autant à alimenter les idées reçues sur la fabrication des films à Hollywood, qu’à draper le sérieux de votre démarche de l’étoffe du fun.

    Si quelques critiques ont porté SW7 au pinacle, donnant libre cours à leur fièvre argumentative de gros fans (puisqu’ils le sont eux aussi), c’est bien que le film – une fois passé son champ d’astéroïde promotionnel – offrait encore du grain à moudre. Et s’ils ne s’arrêtent pas aux processus appropriatifs reflétés par le marketing agressif de tous ses ayants droits, c’est autant par un snobisme légitime (n’en déplaise à vos narines plébéiennes, non, tout cela ne sent pas très bon) que parce que sous la propagande hyperconsumériste se cache le bon film populaire d’un auteur populaire.

    Peut-on apprécier l’élégance de Verratti sans adhérer à l’OPA du Qatar sur le football, acheter le maillot ni prendre part au petit jeu des pronostics de supporters ? Je crois que oui. En réalité, du haut de leur sensibilité souveraine, les meilleures critiques de SW7 assument de participer – à leur manière, et avec les manières – à la grande foire appropriative de l’oeuvre. Tandis qu’au prétexte d’en étudier les mécanismes, c’est vous qui sortez de la mêlée. Et puis, d’une tour d’ivoire à l’autre, lequel d’entre le microcosme centripète de la critique, et celui dont le mouvement centrifuge (intégrant les « proccupations des masses » à sa réflexion) se cogne aux parois de son verre d’eau est réellement le plus cohérent des deux ?

    Laissons les « constructions sociales complexes » sur le plancher bien quadrillé de l’exactitude, et laissons aux herbes folles de la critique le privilège d’une évaluation subjective des films à laquelle, de toute façon, personne n’accorde aucun intérêt. Frodon s’est fourvoyé hors de la critique. Skorecki, en critique, parvenait à trouver, dans l’analyse du film, le genre de petite idée suffisamment originale pour la faire gober à n’importe qui – fan et spécialistes compris. Il avait tort, mais son texte est beau.

    ps : Je n’ai rien contre les spécialistes, mais en tant que lecteur de ce blog, je trouve votre regard sur la critique étonnement méprisant. Je vous sais gré, cela dit, d’avoir pris de votre temps pour me répondre.

  12. Mon blog contre la critique? Je crois que vous vous trompez de match. Dans chacune de vos interventions, vous opposez la critique aux « spécialistes » – mais ce n’est pas ainsi que je pose pour ma part le débat. Je cite Eco, certes, mais aussi Bazin, un critique que vous avez mis un peu vite de côté. Ne m’imposez pas s’il vous plaît votre grille, pour sauter à une conclusion qui n’est pas la mienne. Que ce soit dans les colonnes de nos magazines culturels ou sur les bancs des amphis, je suis bien placé pour savoir que s’intéresser aux formes de la culture populaire est un exercice risqué et coûteux. C’est pourquoi je me garde bien de mépriser qui que ce soit parmi les acteurs de la culture. Et c’est bien pour cela qu’il faut forcer le trait en recourant à des expressions triviales que je n’utilise pas, moi qui pense qu’il y a de la place pour chacun sous le soleil des arts, et qu’on n’a pas fini de discuter, même avec Frodon… (c’est pas à ça que sert un blog? ;)

    La critique cinématographique est bien vivante, exemplaire, et elle reste certainement la plus appropriative de toutes, avec ses ramifications sous la forme de microcritique ou d’étoiles sur Allociné. Sa vitalité est l’une des raisons qui me persuadent que le cinéma est un art qui a encore l’avenir devant lui. Si vous pensez une seconde que mon but est d’ébranler ce monument, vous faites complètement fausse route. Relisez le commentaire d’Alexis Hyaumet (qui est un vrai critique), auquel je rends hommage, et vous comprendrez peut-être mieux que mon ire ne porte ici que sur l’inadéquation entre une esthétique du génie, issue de Kant et des beaux-arts (« le génie est totalement opposé à l’esprit d’imitation », Critique de la faculté de juger), illustrée par la critique maladroite de Frodon, et une forme qui demande d’autres approches. Si je ne peux pas réfléchir à haute voix sur mon propre blog à ce qu’elles pourraient être, sans prétendre imposer mes vues à quiconque, alors, dites-le moi, où pourrais-je bien le faire?

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