(Chronique Fisheye #16) La recherche en sciences sociales fait-elle avancer notre connaissance de la photographie? Reconnaissons que ses résultats, auxquels la revue Etudes photographiques consacre ses colonnes (avec un dernier numéro spécialement dédié aux jeunes chercheurs), restent souvent discrets, et peu exploités par la presse spécialisée. Raison de plus pour saluer la thèse d’Audrey Leblanc récemment soutenue à l’EHESS, qui renouvelle l’étude de la photographie de presse*.
Celle-ci se heurte à des obstacles redoutables, en particulier un matériau surabondant, difficile à traiter pour un chercheur isolé. Consacrée à L’image de Mai 68, la thèse d’Audrey Leblanc fait le choix d’une approche transversale, consacrée à un événement particulier. Il s’agit de travailler à l’échelle qui est celle du journalisme, pour pouvoir observer de façon précise son fonctionnement. Sous cette loupe méthodologique, le cas Mai 68, analysé à la fois dans son traitement événementiel immédiat et dans ses commémorations postérieures, apparaît comme un parfait laboratoire pour tester le rôle de l’image.
Par son analyse détaillée du fonctionnement des agences, la description inédite des mécanismes de la chaîne graphique, ou la manifestation du rôle décisif des iconographes, rédacteurs, vendeurs et autres intermédiaires, la thèse fait apparaître la réalité encore mal connue du travail éditorial de l’image, fortement marqué par les déterminations industrielles et commerciales. L’analyse méticuleuse du choix des photos, de leur mise en page, ou des planches-contact comme archive matérielle de leur exploitation révèlent le rôle crucial des agences, qui dessinent un paysage des possibles, très en amont de la décision éditoriale.
Une démonstration passionnante porte sur l’origine des caractéristiques stylistiques de l’imagerie principalement en noir et blanc de Mai 68. L’étude met pour la première fois à jour les difficultés d’impression du numéro récapitulatif des événements par Paris-Match, en juin 1968, qui impose exceptionnellement une édition en noir et blanc. Métamorphosant l’obstacle technique en ressource narrative, Match inaugure un récit qui décrit d’emblée la révolte comme un fait historique déjà révolu. La reprise et l’installation d’une mythologie du noir et blanc dans le traitement commémoratif est soigneusement déconstruite par la thèse.
Les anniversaires commémoratifs mettent en lumière le rôle de l’image dans la construction de la perception historique de l’événement. Contrairement à l’idée d’un simple accompagnement illustratif du récit historique élaboré par des spécialistes, on s’aperçoit de la force de la mise en scène des images au sein des projets éditoriaux. Ceux-ci font la part belle aux témoignages des acteurs, invités à commenter des images qui apparaissent comme les vedettes de l’événement. La manipulation du souvenir passe par un travail d’iconisation d’un petit groupe de photographies, présentées comme autant de preuves documentaires, alors qu’elles contribuent à orienter la vision d’un phénomène dont la presse n’a rendu compte que de manière partielle (insistant sur la dimension étudiante du mouvement, et minimisant sa composante ouvrière).
Audrey Leblanc établit que la célèbre photo de Cohn-Bendit faisant face à un CRS, devenue “LA” photo de Mai 68 dans la mythologie professionnelle (voir ci-dessus), n’a jamais été publiée dans un organe d’information pendant les événements. De même, l’institutionnalisation de Gilles Caron, décrit après coup comme le photographe emblématique de Mai, apparaît comme une construction éditoriale et l’occasion de valoriser les images du photojournalisme en tant qu’instrument du passage à l’histoire et au symbole. Cette dernière démonstration ouvre sur la conclusion paradoxale d’une amnésie médiatique, qui remet en question le mythe d’une prétendue “mémoire” historique. Celle-ci repose pour l’essentiel sur le travail de remobilisation culturelle et sur la mise en avant d’icônes ritualisées. Comme l’explique Audrey Leblanc: «Ces images “qui font l’histoire” font surtout l’histoire du photojournalisme».
* Audrey Leblanc, L’Image de mai 68. Du journalisme à l’histoire (EHESS, novembre 2015), jury: Françoise Denoyelle (ENS Louis-Lumière), André Gunthert (EHESS, codirecteur), Syvain Maresca (université de Nantes), Michel Poivert (université Paris 1, codirecteur), Michelle Zancarini-Fournel (université Lyon 1).
Lire en ligne:
- “Commémorer Mai 68. L’autorité de l’archive photographique dans l’économie médiatique”, in Daniel Dubuisson, Sophie Raux (dir.), A Perte de vue. Les nouveaux paradigmes du visuel, Les Presses du Réel, 2015.
- “Fixer l’événement. Le Mai 68 du photojournalisme”, Sociétés & Représentations, n° 32, décembre 2011.
- “La Couleur de Mai 68. Paris Match face aux événements de mai et juin 1968″, Études photographiques, n° 26, novembre 2010.
- Le carnet de recherches d’Audrey Leblanc: Le clin de l’œil
3 réflexions au sujet de « Mai 68, ou la construction de l’histoire par l’image »
Très intéressant…
Mais on aimerait savoir, si la célèbre photo de Gilles Caron n’est jamais parue pendant les événements de Mai 68, quand et où précisément elle a fait finalement surface pour la première fois dans la presse, pour devenir aussi connue ensuite !
J’ai fait quelques recherches (en vain) et je suis tombé sur cette interview vraiment très sympa de Daniel Cohn-Bendit en décembre 2007.
Félicitations à Audrey Leblanc, l’auteur(e) de la thèse, et merci à l’un des membres du jury… :-)
Bonjour,
Merci pour votre commentaire et merci pour votre intérêt
En 1968, 2 autres photographies de la même scène et très proches de celle de Gilles Caron sont publiées l’une dans l’Express (version de J. Haillot) et l’autre dans Paris Match (version en couleur de Georges Melet). Celle prise par Gilles Caron paraît en petites dimensions sur une double page (au sein d’un montage en mosaïque de nombreuses photos) de la publication professionnelle « Journaliste, Reporters, Photographes » autour de la mi-juin 1968.
Elle prend de la valeur a posteriori.
D’abord en 1970 dans une exposition organisée par Nikon, consacrée aux photoreporters de Gamma dont Gilles Caron. Puis elle est reprise par « Photo magazine » qui la publie en pleine page à bord perdu peu de temps après, lors de l’annonce de la disparition du photographe au Cambodge (avril 1970).
Elle reparaît plus tard en 1975 en couverture du livre de D. Cohn-Bendit « Le Grand bazar » ; puis en 1978 etc.
Un article est sous presse qui détaille cette valorisation. Il sera bientôt disponible sur mon blog. Pour faire court, cette construction culturelle implique l’agence Gamma, l’histoire du photojournalisme, l’histoire de la photographie en France, le photographe Gilles Caron et Mai 68.
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