Comme en atteste le dernier livre de l’historien d’art Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image (La Découverte, 2015), la grande affaire des études visuelles reste celle du supposé “pouvoir des images”1. Depuis David Freedberg, qui lance le thème en 19892, la question présente toutefois un biais méthodologique majeur. Pour autant qu’on puisse constater un effet produit par l’image, celui-ci est-il lié de manière exclusive à ses caractères iconiques? Si l’on tente de répondre à cette interrogation par le seul examen des formes visuelles, on restera à l’intérieur d’un cercle vicieux, sans pouvoir dépasser le stade du postulat.
Comme ses devanciers, Horst Bredekamp passe à côté d’une comparaison que sa réflexion suggérait. Alors qu’il propose de rénover la thèse du pouvoir des images en s’inspirant de celle des actes de langage (speech acts), élaborée par John L. Austin et John R. Searle3, il se borne à rappeler brièvement ses origines, sans s’étendre sur les débats ou les contradictions d’une notion qui n’est plus au centre des recherches linguistiques.
Austin observait qu’il existe un type d’énoncés qui ne décrivent ni ne rapportent rien, mais dont le fait de les dire produit l’action énoncée. C’est lorsque l’officier d’Etat civil prononce la formule: «Au nom de la loi, je vous déclare mari et femme» que le mariage s’effectue. Cependant, comme le notait déjà Austin, l’énonciation seule ne suffit pas: celle-ci n’est qu’une composante d’un dispositif rituel complexe, qui suppose par exemple que les promis ne soient pas déjà mariés, que la phrase soit prononcée par un représentant habilité, ou encore que l’ensemble des citoyens admettent l’autorité du fait juridique ainsi coproduit. Comme une formule magique, la réciter au mauvais moment ou la faire dire par la mauvaise personne annule son pouvoir.
Succédant à une approche purement descriptive des formes linguistiques, la découverte des performatifs a constitué une évolution fondamentale des sciences du langage. Mais cette catégorie n’a pas pour autant été étendue à tous les énoncés, et certaines limites du modèle, comme la notion de «force illocutoire», proposée par Searle, ont été discutées ou dénoncées4. Selon Oswald Ducrot, «la théorie performative s’apparente (…) au mode de pensée beaucoup plus banal et beaucoup moins facilement évitable (parce que plus subreptice) [qui] consiste à décrire systématiquement les énoncés déclaratifs comme des assertions, qui attribueraient des propriétés ou des actions à des objets et qui, de ce fait, seraient la représentation d’états de choses»5. Plutôt que d’en rester à l’interrogation d’une « force » des mots, la pragmatique actuelle privilégie l’analyse des replis du contexte6.
Outre son caractère daté, l’importation de la notion de performatif sur le terrain visuel pose plusieurs problèmes d’adaptation. Bildakt, le terme allemand qu’utilise logiquement Bredekamp, est traduit tout aussi logiquement par «acte d’image» dans l’édition de La Découverte. Mais si l’expression décalque celle de speech act, les deux formules ne sont pas symétriques: l’image est un objet, le langage un procès. “Acte de langage” désigne la mise en œuvre langagière elle-même; son correspondant strict sur le plan visuel serait plutôt l’acte interprétatif. Mais la lecture muette d’une image, acte cognitif, peut-elle être rapportée à la profération publique, qui performe un énoncé en le socialisant? Peut-on dire d’une image qu’elle produit l’action dont elle propose la figuration? Un panneau de signalisation, comme un stop ou un sens interdit, contraint le conducteur d’un véhicule de manière impérative. Le stop constitue-t-il pour autant un “acte d’image”? Tel n’est pas le sens que lui donne Horst Bredekamp.
Dans un registre très classique, qui cherche ses exemples principalement sur le terrain de l’art, et réduit les autres formes mobilisées, comme le spectacle vivant, la gravure ou la photographie, à une approche théorique et abstraite, sans jamais s’interroger sur les usages ordinaires de l’image, Bredekamp reste en retrait des avancées que proposait un historien d’art comme Ernst Gombrich, attentif aux graffitis, à la bande dessinée ou à la médiation journalistique7. Sous l’appellation d’acte d’image, il réunit trois grandes catégories, en ajoutant à celle des actes iconoclastes, déjà explorée par Freedberg, le spectacle vivant et les images par empreinte (dont la photographie).
Si l’acte iconoclaste peut être considéré comme un équivalent de la forme illocutoire, il en reste une manifestation paradoxale. Cacher, masquer ou détruire l’image pour éviter d’être exposé à son influence est une limite plutôt qu’une application régulière de la théorie performative. Il manque ici une étude consacrée aux effets positifs des formes visuelles, comme la publicité – un terrain strictement inenvisageable du point de vue de l’auteur. Citer une performance de Michael Jackson ou mobiliser une image de Metropolis de Fritz Lang ne changent rien à l’approche générale de l’ouvrage, pour lequel l’acte d’image reste avant tout un acte de l’art – sans que ce chevauchement lui-même soit jamais questionné.
Nommées “acte d’image schématique” et “acte d’image substitutif”, les deux autres catégories proposées s’écartent plus encore de la théorie performative. Le spectacle vivant reproduit une image au lieu de produire un acte en-dehors du visuel, et la compréhension de l’empreinte de Bredekamp la réduit là encore à une répétition ayant l’image pour finalité.
C’est peu dire qu’on ne retrouve pas ici ce qui faisait la force et l’évidence de la thèse des speech acts. Contresens théoriques, définitions flageolantes qui ne définissent rien8, étroitesse d’une approche philosophique qui privilégie le recours aux autorités plutôt que l’observation de terrain, hyper-formalisme aveugle aux usages sociaux de l’image, enfermement dans les convictions vitalistes répétées à défaut d’être démontrées, sans oublier une iconographie en noir et blanc qui accentue l’impression de feuilleter un ouvrage d’un autre temps: au lieu de renouveler l’impressionnisme visualiste, Bredekamp témoigne que celui-ci reste très en-deçà de la puissance heuristique des recherches sur le langage. Après la tentative de faire croire à un iconic turn équivalent au linguistic turn de la philosophie analytique, cette nouvelle confrontation des domaines achève de convaincre que les études visuelles sont loin d’être prêtes à assurer un quelconque leadership théorique.
- Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image (2010, trad. de l’allemand par F. Joly et Y. Sintomer), Paris, La Découverte, 2015. [↩]
- David Freedberg, The Power of Images. Studies in History and Theory of Response, University of Chicago Press, 1989 (traduit en français sous le titre Le Pouvoir des images par A. Girod en 1998, aux éditions Gérard Montfort. [↩]
- John L. Austin, Quand dire, c’est faire (1962, trad. de l’anglais par G. Lane), Paris, Seuil, 1970; John R. Searle, Les Actes de langage. Essai de philosophie du langage (1969, trad. de l’anglais par H. Pauchard, Paris, Herrmann, 1972. [↩]
- Jacques Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990. [↩]
- Oswald Ducrot, Le Dire et le Dit, Paris, Minuit, 1984, p. 143. [↩]
- Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Enonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 4e éd., 1999. [↩]
- Ernst Gombrich, L’Art et l’Illusion. Psychologie de la représentation picturale (1959, trad. de l’anglais par G. Durand), Paris, Gallimard, 2e éd., 1996. [↩]
- Telle la définition du Bildakt, selon laquelle la “force” (Kraft) de l’image découle de ses “effets” (Wirkung) «sur la sensation, la pensée et l’action», op. cit. p. 44. [↩]
Une réflexion au sujet de « L’acte d’image, un acte manqué? »
C’est drôle, cette critique qui livre sans ambages, a la fois ses espoirs et sa déception… donne plutôt envie de lire le livre!
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