Ce n’est pas la première fois que les internautes démontrent qu’ils ont du nez. L’image que vous n’avez pas encore vue à la Une d’un quotidien est déjà un mème sur Twitter. Il s’agit d’un instantané saisi au vol par le photographe Jan Schmidt-Whitley (CIRIC), le jeudi 14 avril 2016 à 16h32, au croisement de la rue Jean Jaurès et de la rue Bouret, alors qu’une troupe de CRS s’apprête à charger un groupe d’étudiants. La scène a également été filmée par BFMTV: une cliente d’un restaurant assise en terrasse, bloquée par le mouvement des forces de l’ordre, a été gazée et prend à partie les agents. Un CRS sort du rang et lui envoie un violent coup de pied dans le ventre, qui jette la jeune femme à terre.
La force du coup, la disproportion entre le harnachement du policier lourdement armé et le fragilité de la jeune femme attaquée, sur fond de rixe urbaine, forment une composition emblématique, un symbole des situations d’affrontement violentes qui caractérisent la perte de contrôle des mouvements sociaux. Un récit visuel qui rappelle la célèbre photographie par Gilles Caron d’un CRS poursuivant un manifestant en mai 1968.
Comme elle, ce cliché iconique mérite d’être remarqué. Diffusée sur le compte Facebook du photographe, l’image est déclinée sous le hashtag #PoseTonCRS, qui associe le coup de pied rageur aux contextes les plus improbables, ridiculisant l’excès du policier. Une éditorialisation dont le succès en ligne confirme le rejet d’un pouvoir de plus en plus discrédité.
MàJ. 16/04/2016
Le commentaire du fait médiatique peut s’articuler en quatre points. 1) En premier lieu, les caractères particuliers de l’événement, compte tenu de la circulation accélérée des informations. On est face à un fait localisable et vérifiable, qui présente l’avantage d’avoir été également filmé (et le film rediffusé en ligne), ce qui permet d’avoir une vision plus complète de l’altercation. Le fait que la jeune femme n’ait pas été une manifestante est un élément-clé la lecture de l’image: si la situation d’affrontement que peut générer une manifestation suggère une responsabilité partagée, on a ici affaire à une personne dont le statut de victime devient incontestable. De même, on peut souligner que la provenance de l’image, à partir de la page Facebook du photographe, a favorisé une identification claire, minimisant les risques de manipulation.
2) La lecture allégorique. Alors qu’il existe un contenu vidéo, qui décrit mieux la situation, l’ampleur de la circulation de l’image fixe constitue un phénomène remarquable. La vidéo informe, la photographie symbolise. C’est ce qui explique que cette image ait été distinguée, de préférence à d’autres témoignages de violences plus graves. La lecture allégorique, manifestée par sa transformation en mème, est un travail de la réception; ce sont les spectateurs de l’image qui reconstituent spontanément, par l’interprétation des postures et l’identification de l’antagonisme stéréotypé Robocop/Damsel in distress, les facteurs constitutifs du récit visuel.
3) La photo est parfaite. Sa distinction par le web pose la question de sa non-sélection par les journaux papier. Il me paraît évident que cette absence s’explique d’abord par un non-choix de récit. On peut se poser la question du canal (une petite agence plutôt que l’AFP), mais je suis persuadé que si le choix du storytelling avait été fait, cette image aurait parfaitement pu illustrer la Une d’un quotidien le lendemain. Tout comme la photo du petit Aylan, présélectionnée par le web, et qui n’a été publiée que par quelques journaux européens (mais pas par Libération), c’est d’abord la volonté d’une rédaction de raconter une histoire qui conditionne l’utilisation d’une image. Le choix de souligner les violences policières n’a pas fait jusqu’à présent partie des options retenues (au contraire, plusieurs médias proches du pouvoir ont préféré souligner les violences contre les forces de l’ordre). De nombreux exemples attestent une différence de perception d’un événement entre les grands médias et le web.
4) La dimension d’appropriation joue désormais un rôle crucial dans la valorisation des images fixes. Malgré le caractère traditionnellement humoristique et bon enfant du mème, sa réactivité, son ampleur et son inventivité donnent la mesure de la forte désapprobation à l’encontre de la violence gratuite signifiée par cette image.
14 réflexions au sujet de « Les forces du désordre en déroute sur Twitter »
Bonjour – Ça fait plutôt penser à une action des Femen menée à la Grande Mosquée de Paris (http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2013/04/04/civilisations-une-action-des-femen-devant-la-grande-mosquee-censuree-par-facebook/)
ou plus violent, cette femme frappée à terre en Tunisie, la femme au soutien-gorge bleu, (http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/le-printemps-arabe-debouche-t-il-126943)
oui, enfin ça fait surtout penser à la violence légitime, celle de l’Etat et du coup, on pense aussi à Charonne, et autres actions qui nous restent quand même en travers de la dignité… Ce que j’en dit.
Bonjour,
Le photographe poste sa photo sur facebook et précise dans son post « all rights reserved Jan Schmidt-Whitley/CIRIC ». Je me demande si le photographe / l’agence savent ce qu’implique l’acceptation des conditions d’utilisation d’ouverture du compte facebook (c’est une vraie question : je n’en suis pas sûr moi même), auquel cas la simple mention « all rights reserved » empêcherait facebook de réutiliser la photo ? ou si c’est juste de la naïveté / insouciance de sa / leur part?
@Alexandre Hocquet: Ce qui protège le droit d’auteur, c’est la loi. Un contrat qui contredit la loi est sans valeur.
Merci pour cette analyse convaincante. Produite dans le flux de l’événement elle en fait partie et pourra être réappropriée en qualité de mode d’emploi.
Merci pour la mise à jour!
Bonjour, et merci de la mise à jour, il y a une chose que j’ai un peu de difficultés à comprendre c’est (je cite) « un symbole des situations d’affrontement violentes qui caractérisent la perte de contrôle des mouvements sociaux », et c’est cette « perte de contrôle » que je ne m’explique pas : plutôt que de « mouvements sociaux » il me semble qu’il s’agit des « pratiques des forces de l’ordre »… Je ne vois pas que ce « mouvement social » (si on veut ainsi le nommer) (la prise de position contre la loi travail -ni loi , ni travail comme on sait) soit en « perte de contrôle »… (et mes excuses pour être fréquemment -mais légèrement- décalé par rapport à l’objet du billet…)
@PdB: Je me suis sans doute mal exprimé: je voulais dire que la violence gratuite est le signe d’une perte de contrôle de la part des forces de l’ordre sur le déroulement des manifestations.
@ PdB Plutôt que « violence légitime » parlons de « violence légale »
@Happy Fingers : (http://www.toupie.org/Dictionnaire/Violence_legitime.htm) au sens de Max Weber dans lequel c’est l’Etat qui dispose du monopole de la violence – celle exercée contre la jeune fille n’a rien de légale : il semble d’ailleurs qu’une plainte ait été déposée contre le dépositaire de la violence légitime pour avoir outrepassé ses droits – on peut espérer que la justice condamnera et l’acte et l’acteur…
@André Gunthert : Merci pour la mise au point (j’ai peur que la perte de contrôle soit quelque chose comme un ordre venu d’en haut : on reste quand même chez les militaires…). Par ailleurs, la une des journaux n’a pas fait mention de ce débordement abjecte, probablement par habitude, mais on peut gager qu’elle fera ses choux gras (comme on l’entend d’ailleurs à la radio -certes c’est france q et le type y est un des piliers) du crachat gâché à la face d’un philosophe visiteur ce samedi soir de la place de la République… deux poids, deux mesures.
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