Résumé. Longtemps intuition diffuse, le réalisme indiciel attribué à la photographie prend la forme d’une théorie proprement dite avec les travaux de Susan Sontag, Roland Barthes, Rosalind Krauss (et rétrospectivement Walter Benjamin), entre 1977 et 1990. Celle-ci repose sur le postulat d’une identité de la photographie conférée par sa technique, qui détermine une esthétique de la trace. Au carrefour de l’histoire culturelle, de la sémiotique et des arts visuels, cette approche encourage la reconnaissance de la photographie comme forme culturelle légitime.
Faisant apparaître les paradoxes et les confusions de la théorie, cet article déploie deux objections majeures. Le réalisme indiciel isole la photographie des technologies d’enregistrement et méconnaît les caractères de cette catégorie archivale, limitant la démonstration de la spécificité photographique à une tautologie. C’est une argumentation à caractère psychologique qui entretient l’illusion d’un transfert de présence, alors que celui-ci résulte de projections subjectives et d’un contexte de lecture documentaire.
Citation: André Gunthert, «Une illusion essentielle. La photographie saisie par la théorie», Etudes photographiques, n° 34, printemps 2016, p. 32-51.
En 1977, dans le cadre d’un entretien pour le mensuel Le Photographe, le critique Angelo Schwartz interroge Roland Barthes: «Il existe des théories du cinéma. Pourquoi n’y a-t-il pas de théorie de la photographie?» La réponse du sémiologue ne dément pas cette antithèse: «Même si les premières œuvres cinématographiques du temps des frères Lumière ont été des captures du réel (Arrivée du train, Sortie d’usine), le vrai développement du cinéma a été un développement fictionnel; une pratique (ou une technique) qui se plaçait sous la caution d’un simple enregistrement du réel n’a pas pu avoir ce développement.» (Barthes, 1977, p. 1236).
Le constat que dévoile ce dialogue peut paraître étrange. Parmi ceux qui ont contribué à construire l’approche théorique du médium photographique, les noms de László Moholy-Nagy, Walter Benjamin ou Gisèle Freund, pour ne citer qu’eux, semblent ponctuer de manière décisive une histoire riche en interrogations. Pourtant, la perception que restitue la question d’Angelo Schwartz, futur membre de la rédaction des Cahiers de la photographie, indique la soudaineté du changement de statut de la photographie au tournant des années 1970-1980.
La photographie, objet théorique
Dans son étude Les Théories du cinéma depuis 1945, Francesco Casetti propose de définir comme «théorie» un ensemble cohérent de thèses faisant l’objet d’une large reconnaissance, appréhendé comme un patrimoine commun (Casetti). À l’époque du dialogue entre Roland Barthes et Angelo Schwartz, la démarche réflexive de nombreux réalisateurs, de Sergueï Eisenstein à Jean-Luc Godard, les travaux critiques des Cahiers du cinéma, ou les ouvrages spéculatifs d’auteurs de renom, comme André Bazin, Edgar Morin, Jean Mitry ou Christian Metz, ont contribué à donner à l’art cinématographique l’image d’un domaine exemplairement marqué par la préoccupation théorique. Malgré la parution de quelques volumes remarqués, dont Un art moyen, dirigé par Pierre Bourdieu en 1965, et Photographie et société de Gisèle Freund en 1974, ou encore la création du festival d’Arles en 1970, le champ photographique ne peut alors prétendre rivaliser avec ce paysage.
Tout change entre 1977 et 1980, avec la publication de deux essais majeurs qui vont considérablement modifier la vision du médium. Sur la photographie de Susan Sontag, ensemble d’articles parus dans la New York Review of Books, réunis en volume en 1977 et traduits en français dès 1979 (Sontag, 1979), et La Chambre claire de Roland Barthes, publiée en 1980 et traduite en anglais l’année suivante (Barthes, 1980), reçoivent un accueil chaleureux des deux côtés de l’Atlantique. Évoquant ce tournant, l’historien François Brunet le caractérise comme un moment de «dé-vulgarisation de la photographie», soit un processus de requalification qui tend à la transformer en pratique cultivée, voire savante (Brunet, p. 5).
Lorsqu’on compare Photographie et société de Gisèle Freund et Sur la photographie de Susan Sontag, la différence d’approche saute aux yeux. Malgré l’effort de synthèse, premier du genre, qui dessine un aperçu unitaire du champ, le récit chronologique de la photographe d’origine allemande, qui privilégie la pratique professionnelle et les mass media, décrit une photographie pauvre et utilitaire. Tout autre est la démarche de Susan Sontag. S’ouvrant sur une discussion du mythe de la caverne de Platon, ponctuée de références érudites et de critiques d’œuvres, Sur la Photographie propose une méditation ambitieuse et néanmoins accessible, qui fait apparaître le médium comme une expression de haute culture, un sujet captivant qui renouvelle la réflexion esthétique.
C’est bien ce modèle, très éloigné des élaborations précédentes de Roland Barthes sur la photographie (Barthes, 1957, 1961) que reproduit La Chambre claire. Partageant avec l’essai de Sontag la valorisation d’un art photographique d’auteur, au détriment de sa pratique professionnelle ordinaire, le sémiologue emprunte lui aussi une approche essentialiste, qui fait de la technique photographique l’outil d’une interrogation de la représentation. Un autre trait unit Sur la photographie et La Chambre claire: le déploiement d’une forme de mélancolie historique, qui s’explique chez Barthes par une circonstance biographique – la mort de sa mère, dont l’image invisible est au cœur du volume.
La dimension personnelle, moins apparente chez Sontag, se révélera dans un ouvrage ultérieur, Sous le signe de Saturne, dont le chapitre éponyme est consacré à Walter Benjamin, et où ses biographes voient un autoportrait à peine dissimulé de la critique américaine (Rollyson, Paddock, p. 215). Son essai sur la photographie rend un hommage discret au philosophe allemand, en lui dédiant la liste de citations placée en annexe, et s’inspire nettement, dans ses choix structuraux, ses partis pris intellectuels et jusque dans son style, de la stimulante réflexion inaugurée en 1931 par la Petite histoire de la photographie et prolongée en 1936 avec L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (Benjamin)1.
Au-delà des proximités formelles, l’approche de Benjamin, Sontag et Barthes a en commun de voir les pratiques photographiques comme un tout unifié par la technologie, et d’y chercher les fondements d’une esthétique singulière. Celle-ci est caractérisée de la même façon à partir d’une phénoménologie de la trace, susceptible de préserver à travers le temps « quelque chose2» d’une réalité passée.
Développée surtout dans La Chambre claire, cette dernière idée se trouve renforcée par un article de Rosalind Krauss publié en anglais en 1977, «Notes sur l’index», qui, à partir d’un contexte différent, celui de la critique de l’art contemporain (Lamoureux), précise cette approche onto-technologique en définissant toute photographie comme «le résultat d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière» (Krauss, 1977, p. 75), sur le modèle du photogramme.
La convergence de ces thèses, qui réunissent pour la première fois dans un bref espace de temps des autorités reconnues issues de domaines diversifiés, suscite un écho enthousiaste dans les milieux spécialisés. Les années 1980 verront la brusque multiplication d’essais à caractère théorique, qui partagent ces prémisses, les élargissent ou les discutent3. L’ouvrage de Philippe Dubois, L’Acte photographique, publié en 1983 avant de connaître une édition largement augmentée en 1990, fournit un exemple caractéristique du renouvellement de la réflexion et déploie la séduisante richesse d’un paysage intellectuel en formation, qui fait dialoguer les écrits de Barthes, Benjamin, Krauss, Bazin, Metz, Peirce ou Eco, au carrefour de l’histoire culturelle, de la sémiotique et des arts visuels (Dubois). En 1990, Rosalind Krauss peut affirmer sans crainte d’être contredite le caractère d’«objet théorique» de la photographie (Krauss, 1990, p. 12). À l’instar du cinéma, la considération intellectuelle modifie la perception du médium et contribue à sa reconnaissance comme forme culturelle légitime.
L’enregistrement, objet non identifié
L’effervescence théorique qui accompagne la photographie dans les années 1980 n’a pas que des traits innovants. Elle reprend le schéma décrit par Francesco Casetti à l’endroit du cinéma, selon lequel la première caractérisation esthétique d’un moyen d’expression prend la forme d’une défense ontologique. La thèse d’une présence substantielle, proche de la pensée de la relique médiévale, n’est pas non plus une nouveauté. Cette manière de décrire la photographie correspond à une idée associée de longue date aux procédés d’enregistrement-restitution, dont la photographie fournit le premier exemple historique, mais qui ne seront nommés qu’avec leur application à l’enregistrement sonore, à partir de 18774.
Avant sa concrétisation technique, on rencontre des formulations qui illustrent déjà l’identification de l’enregistrement à une forme de conservation substantielle. Plutarque, Castiglione ou Rabelais reproduisent la légende des «paroles gelées», attribuée à Platon, selon laquelle des phrases ou des sons émis pendant un hiver rigoureux auraient été pris dans la glace, puis rendus à nouveau audibles au moment du dégel5.
Dans cette version archaïque, c’est le son original qui est préservé, puis restitué à l’identique. L’interprétation des premières photographies, en revanche, ne les caractérise pas immédiatement comme des formes archivales. Dans les lettres ou les comptes rendus rédigés dans les premiers mois de l’année 1839 à propos du daguerréotype, avant la divulgation du procédé, plus encore que l’aspect monochrome ou l’absence de mouvement, un trait a particulièrement frappé les observateurs: la finesse de la définition, qui se traduit par une extraordinaire minutie des détails.
Pour rendre leurs lecteurs sensibles à cette dimension, qui suffit à distinguer le daguerréotype des représentations manuelles, Alexander von Humboldt, Samuel Morse ou Jules Janin relatent invariablement la même expérience. En examinant la plaque à l’aide d’une loupe, on y voit surgir de menus phénomènes, invisibles à l’œil nu: des brins de paille aux fenêtres des bâtiments du Louvre, une vitre cassée colmatée avec du papier, le texte d’une affiche, l’ombre projetée d’un oiseau sur le sable6.
L’accent porté sur l’invisibilité, le caractère involontaire ou superflu de ces détails les opposent à l’intentionnalité qui définit jusqu’alors l’opération figurative. Puisqu’il est évident pour n’importe quel contemporain que tout motif identifiable présent dans un tableau, une esquisse ou une gravure a nécessairement fait l’objet d’un choix attesté par l’acte du dessin, alors les phénomènes révélés par l’expérience de la loupe montrent que l’image fournie par l’instrument photographique est d’une autre nature que celle produite par l’art.
De quelle nature? Si rien ne vient encore nommer cette catégorie inédite, le fait que les récits ne retiennent, parmi la foule des détails présents, que ceux qui relèvent de l’accident, du désordre ou de la vicissitude, livre une indication précieuse : le type de rapport au réel que propose le processus d’enregistrement automatique, dont le mécanisme de sélection est celui de la coupe brute, non de la préférence raisonnée, a bien été perçu. Signes du désordre, les menus accidents du daguerréotype fonctionnent comme des marqueurs de la part d’incontrôlable qui constitue la signature de l’enregistrement.
Il manque toutefois un ingrédient essentiel pour qu’apparaisse le caractère qui nous est aujourd’hui familier. Cet ingrédient est le temps écoulé qui, rejetant dans le passé l’opération photographique, dévoile ce que Barthes appelle le «ça-a-été», autrement dit la restitution de l’événement enregistré – la reviviscence du passé se manifestant avec d’autant plus d’évidence que le moment de la consultation s’éloigne d’un présent à jamais figé. Cette dimension simultanément historique et mélancolique s’exprime pour la première fois dans la réflexion philosophique qu’inspire la pratique photographique à l’écrivaine anglaise Elizabeth Eastlake, publiée en 1857:
«Nulle image photographique n’a jamais été prise, au ciel, sur la terre, ou dans les eaux sous terre, de quelque chose, de quelque scène que ce soit, et quand bien même elle serait jugée déficiente à l’aune de l’art, qui soit dépourvue d’un intérêt spécial que nous pouvons appeler intérêt historique. Chaque forme qui est tracée par la lumière est l’impression d’un moment, d’une heure ou d’un âge donné dans la grande marche du temps. Il se peut que les visages de nos enfants ne soient pas modelés et finis avec la vérité et la beauté propres à l’art, et pourtant des choses mineures – les chaussures même de l’un, le jouet fétiche de l’autre – nous sont données avec une force d’identité à laquelle l’art ne prétend même pas.» (Eastlake, p. 116-117.)
Comme chez Benjamin ou chez Barthes, les exemples utilisés pour attester cette compréhension reliquaire impliquent une dimension personnelle ou biographique. Le portrait d’une personne connue et aimée est l’outil privilégié de la démonstration de la présence du passé. Est-ce parce que l’enregistrement sonore ne sera guère employé à des fins d’archivage familial, faute de modèle préexistant, que sa propriété de réminiscence historique sera moins questionnée? Il est en tout cas frappant de constater que l’abondant débat sur le réalisme de la musique enregistrée prend une tournure opposée. Selon Sophie Maisonneuve, le travail critique et les échanges entre amateurs construisent progressivement l’écoute phonographique comme une forme spécifique, qu’il faut apprendre à apprécier indépendamment de ses référents, concert ou pratique instrumentale (Maisonneuve, p. 153).
Autre trait marquant: la discussion sur les supports sonores fait souvent intervenir la comparaison avec le médium photographique (Cœuroy, Clarence, p. 105). Il s’agit bien sûr d’un précédent historique, dont les traits sont connus des lecteurs. Mais sur le terrain de la photographie, on ne peut que constater la rareté de la mobilisation des autres technologies d’enregistrement et la difficulté d’une appréhension globale du processus7. Au contraire, les caractères de l’outil photographique sont volontiers présentés comme uniques ou spécifiques. Cette approche prend rapidement des aspects paradoxaux lorsqu’elle tente de séparer photographie et cinéma8, alors que ces médias partagent un socle technologique commun. Si elle montre que les catégories à l’œuvre sont plus des distinctions culturelles que des antagonismes ontologiques, cette perception atteste surtout que le phénomène de l’enregistrement n’a pas été correctement cerné.
L’exemple de la reproduction sonore fournissait pourtant une piste intéressante. À partir de 1923, aux dispositifs d’inscription mécanique succède l’enregistrement électrique, qui reprend à la radiophonie ses microphones, ses amplificateurs et ses haut-parleurs. Dès lors, plus question de trace matérielle: le son est capturé sous forme de signal – une transformation radicale d’un point de vue phénoménologique, qui préfigure les diverses métamorphoses des procédés audiovisuels, comme la vidéo ou le passage au pixel numérique.
La pensée du processus d’enregistrement-restitution qui accompagne l’émergence de la photographie l’identifie comme un phénomène de conservation, non d’une information symbolique, mais d’une trace substantielle. La thèse indicielle formulée par Rosalind Krauss, sur la base d’un critère logique emprunté au système sémiotique de Charles Sanders Peirce, décrit la lumière comme le vecteur qui imprime une empreinte matérielle sur le support chimique.
Défendre cette fiction qui va à l’encontre des lois de la physique9 suppose plusieurs aménagements d’importance. Le modèle qui permet à Krauss d’affirmer l’existence d’une «relation physique» entre l’objet et son image est celui du photogramme, soit la formation d’une empreinte par contact direct sur le support10. Un premier problème est que cette image, quoique réalisée sur un support sensible, n’est pas une image photographique, mais plutôt le résultat d’un usage créatif du volet chimique du dispositif. Des rayons lumineux non ordonnés par un dispositif optique ne peuvent produire une image par projection, base sur laquelle est fondée toute la technologie photographique (composée pour sa partie enregistrement d’une optique, instrument de conversion de l’information lumineuse, d’une chambre noire, espace de la projection, et d’un support récepteur).
Nécessaire à l’explication de la spécificité de l’attestation photographique, la mythologie de la causalité matérielle qui produit la métamorphose du grain d’argent rencontre d’autres obstacles. Le positif, résultat effectif du procédé, y apparaît forcément comme une trace au second degré, un témoignage de moindre valeur11. Et que dire de la reproduction photographique imprimée, qui modifie la nature de l’image dans l’édition et la presse, remplaçant l’empreinte argentique par des taches d’encre, sans que l’on cesse pour autant de considérer les images ainsi formées comme des photographies12?
En réalité, l’exemple de la reproduction sonore témoigne de longue date que la substitution d’un signal virtuel à une trace physique, sans conservation d’un rapport naturel au référent, ne modifie en rien l’effet d’attestation, qui n’est pas propre à la photographie, mais au contraire partagé par tous les systèmes d’enregistrement, du cinéma à l’image numérique en passant par le disque ou la bande magnétique. Même les archives naturelles que constituent les fossiles par épigénisation, où les parties dures d’un organisme sont progressivement remplacées par des minéraux qui en épousent la forme, ne préservent pas les tissus originels, mais leur substituent une information spatiale dont le nouvel état est précisément ce qui en garantit la préservation dans le temps.
Comme le microphone produit à partir des ondes sonores leur copie électronique, l’optique photographique transforme les ondes lumineuses en signaux ordonnés, dont les caractéristiques, qui sont celles imposées par le dispositif de stockage, diffèrent de ce que perçoit l’œil humain. Le traitement ne s’arrête pas là. L’enregistrement visuel comporte habituellement une phase de restitution distincte de l’archive, dont l’état initial n’est pas fait pour être consulté13. Penser qu’il subsiste une trace physique du phénomène dans ces retranscriptions ne relève pas de l’analyse technologique, mais de la pensée magique, qui attribue à la photographie les pouvoirs de la relique.
Pour pouvoir être enregistré par un dispositif technique, tout phénomène doit être transformé en signal. Un signal n’est pas une empreinte au format, mais un traitement appliqué à une source, qui ne conserve du phénomène que certaines données, transformées en informations archivables. Cette transformation de nature permet diverses opérations, qui confèrent à l’enregistrement technique ses qualités, comme la reproduction, l’agrandissement, la correction ou la transmission.
La photographie noir et blanc, qui a régné pendant plus d’un siècle, fournit un bon exemple de réduction de l’information visible qui, quoiqu’elle impose l’apprentissage d’un code de lecture, n’empêche nullement de restituer un effet de présence. Ce constat permet également de comprendre pourquoi la photographie numérique n’a pas fondamentalement modifié notre approche des images d’enregistrement, comme le prédisait la théorie (Gunthert, 2015, p. 23-27).
La lecture documentaire
Dans son De Pictura (1435), l’historien d’art Leon Battista Alberti illustre sa définition de la peinture par un exemple fameux: «Plutarque rapporte que Cassandre, l’un des généraux d’Alexandre, se mit à trembler de tout son corps en regardant une image dans laquelle il reconnaissait Alexandre qui était déjà mort et voyait en elle la majesté du roi» (Alberti, p. 131).
L’observation d’un effet de présence analogue à celui attribué à la photographie plusieurs siècles avant l’invention du daguerréotype peut paraître déroutant. Jusqu’à ce qu’on remarque qu’il s’agit d’un schéma narratif récurrent, similaire à celui choisi par Walter Benjamin pour étayer sa démonstration de la spécificité du médium: un portrait de couple dont le personnage féminin est supposé connaître une fin tragique (Benjamin, 1931; en réalité, le philosophe se trompe d’épouse: la femme de l’image n’est pas celle qui se suicidera en se tranchant les veines quelques années plus tard), ou encore à la trame imaginée par Roland Barthes, qui construit l’interrogation du «noème» de la photographie autour du décès de sa propre mère (Barthes, 1980).
À son tour, Herta Wolf recourt à l’argument du mort pour signifier la continuité des médias numériques avec l’indicialité photographique (Wolf). Dans ces exemples, la disparition d’une personne aimée n’est pas un facteur anecdotique destiné à souligner un effet répandu, mais bien le ressort essentiel de la démonstration.
Discutant l’établissement de la preuve par l’image dans le cadre du procès de Nuremberg, l’historien du cinéma Christian Delage rappelle que celui-ci repose sur la confirmation par un témoin de l’authenticité de l’enregistrement (Delage). La démonstration de l’effet de présence, elle aussi, s’élabore non à partir du seul examen de l’image, mais grâce à la convocation imaginaire d’un témoin. Cassandre chez Alberti, Max Dauthendey chez Benjamin, ou Barthes lui-même dans La Chambre claire: la mobilisation d’un personnage qui a connu la personne disparue a pour but de susciter l’empathie du lecteur, favorisant ainsi une lecture particulière de l’image.
La Chambre claire propose un exemple magistral de cette figure, lorsque son auteur refuse de montrer au lecteur la photographie longuement commentée du Jardin d’hiver: «en elle, pour vous, aucune blessure» (Barthes, 1980, p. 115). Ce qui est raconté de cette image ne peut exister que pour ce médiateur privilégié, détenteur de la connaissance intime du disparu, représentant de l’expérience du deuil.
Tous ceux qui ont eu la douleur de perdre un proche savent que la mort métamorphose n’importe quel objet en trace et en relique. Un vêtement, une paire de chaussures, un lieu, un enregistrement de répondeur… une liste sans fin de phénomènes se transforme brusquement en signes pointant l’absence du disparu, dans un climat d’hyperesthésie bien décrit par Roland Barthes.
La mise à jour de cette construction narrative permet d’établir que l’effet de présence n’est pas une propriété de la photographie, mais une projection de la réception. Ce qui fait signe, la transformation d’un objet en symbole, ne relève pas de la catégorie des phénomènes, mais seulement du travail du regard et de l’interprétation. Par l’exacerbation de l’absence, le deuil produit une intensification momentanée de l’attention. Recourir à cette circonstance pour souligner les traits de l’enregistrement visuel relève de l’art plutôt que de la science.
Ce renversement de perspective peut être appliqué de manière plus générale aux thèses de la photographie comme preuve ou comme empreinte. Rien de plus normal que de considérer un enregistrement comme doté de qualités favorisant un usage documentaire. Celui-ci est-il pour autant garanti par ses conditions de production technique? La notion même d’empreinte ou de preuve (termes qui ne prennent sens qu’associés à un déterminant: empreinte de…, preuve de…), impose de convoquer l’existence d’un contexte que Carlo Ginzburg décrit comme la «méthode de Zadig»14, pratiquée par Georges Cuvier aussi bien que par Sherlock Holmes: une investigation déductive basée sur l’interprétation d’indices (Ginzburg).
L’indice entendu au sens de l’enquête policière est également un signe qui renvoie à une réalité absente. Plutôt que par le type de relation qu’il entretient avec son référent, il est constitué par le regard savant de l’expert, seul capable de donner sens à de menus accidents qui passeraient inaperçus pour le commun des mortels. Preuve ou empreinte ne sont pas des objet autonomes: elles ne deviennent des traces qu’en vertu d’un rapport sémiotique établi par l’enquête, qui reconstitue la corrélation effacée par la disparition de la cause15.
Que se passe-t-il lorsqu’une photographie n’est plus reliée à son référent? Dans le cas du portrait du couple Dauthendey, où Benjamin confond la première et la seconde épouse, rien du drame qu’il raconte n’existe dans l’image proposée à la lecture. On dira que cette erreur n’enlève rien au fait que la photographie représente bien un ça-a-été, une personne qui a vécu, et que le problème des informations qui orientent la lecture d’une image n’est pas du ressort de l’approche ontologique16.
Pourtant, la question de l’effet de présence se modifie radicalement lorsqu’on s’aperçoit que l’iconographie mobilisée par les théories essentialistes appartient exclusivement au registre documentaire. Que se passe-t-il quand on confronte la thèse ontologique à une image de fiction? Si l’on emprunte à Bourdieu une photographie publicitaire, comme celle pour la marque Végétaline, qui montre un jeune garçon extasié à la vue de ses frites en lévitation (en réalité collées sur une vitre), peut-on encore discerner un ça-a-été (Bourdieu, ill. 11)? Il semble au contraire qu’une telle image, dès lors qu’elle est lue comme la mise en scène d’une situation artificielle, échoue à produire le sentiment d’événementialité d’où naît l’effet d’attestation. Les photos de stock, qui proposent des sujets génériques réalisés à des fins d’illustration, témoignent elles aussi de ce que peut être une photographie vide de toute trace: un simple matériel visuel, destiné à faire l’objet d’une contextualisation postérieure, nettoyé des détails qui inscrivent une situation dans l’histoire.
Barthes lui-même l’indique, lorsqu’il évoque le cinéma: «d’un point de vue phénoménologique, le cinéma commence à différer de la Photographie ; car le cinéma (fictionnel) mêle deux poses: le “ça-a-été” de l’acteur et celui du rôle» (Barthes, 1980, p. 12417). L’aveu est d’importance. Car si l’on met de côté la confusion qui attribue au couple photographie/cinéma ce qui relève en réalité d’une polarité document/fiction, qui traverse les deux domaines (il existe une photographie fictionnelle comme il existe un cinéma documentaire), Barthes admet ici que la fiction contredit a priori l’effet de présence.
Le sémiologue va plus loin. «Je ne puis jamais voir ou revoir dans un film des acteurs dont je sais qu’ils sont morts, sans une sorte de mélancolie: la mélancolie même de la Photographie» (ibid.) En d’autres termes, une image de fiction peut être lue comme un document, à partir d’informations externes, qui modifient sa perception, et font réapparaître la dimension historique qui déclenche la lecture documentaire de l’image – une observation analogue à celle que propose l’historien Marc Ferro lorsqu’il explique que l’on peut visionner un film de fiction pour ses lapsus ou les détails révélateurs qu’il fournit sur son époque (Ferro, p. 104-105).
Barthes s’est-il aperçu qu’il troquait ici les principes de l’approche essentialiste, appuyée sur la spécificité technique de la photographie, pour une approche contextuelle, comme celle définie par le sociologue Howard Becker (Becker)? Il le confirme bel et bien par le refus de montrer à ses lecteurs la photographie du Jardin d’Hiver. «Elle n’existe que pour moi» (Barthes, 1980, p. 115), confesse le sémiologue, réfutant in fine l’objectivité des critères technologiques, au profit d’un primat de la subjectivité.
Au final, la spécificité de l’effet de présence photographique n’aura nullement été démontrée par la théorie ontologique. En ne prenant en considération que des œuvres à caractère documentaire, celle-ci ne pouvait proposer qu’un constat tautologique: l’image documentaire produit une impression de document. C’est dans ses intuitions secondaires que Barthes aura été le plus près d’apercevoir la vérité. Ce qui fait d’une source un événement situé dans l’histoire, et donne l’illusion vertigineuse de «toucher le réel», c’est un contexte de lecture documentaire, ce qu’Arlette Farge dénomme «le goût de l’archive18» (Farge).
La photographie engendre-t-elle un effet de présence? Oui, comme toute archive, qui propose un état définitivement figé du passé – un arrêt du temps plutôt qu’un transfert de réalité. Comme le montre l’usage fictionnel des images d’enregistrement, la perception de leur dimension archivale, quoique toujours possible, n’est pas imposée par leur nature ou leur format. Cette lecture historique nécessite la mobilisation d’une information contextuelle, qui ne dépend pas du document en tant que tel, mais du rapport qui s’établit avec lui en fonction d’événements postérieurs. L’illusion de toucher du doigt une réalité passée naît de cette consultation informée de l’archive, qui restitue une proximité d’autant plus précieuse que ce qu’elle montre paraît lointain ou inaccessible. La composante psychologique de l’argumentaire du réalisme indiciel confirme le caractère imaginaire de ce rapprochement.
Les années 1980 ont doté le champ photographique d’un récit séduisant et du prestige de la théorie. Jusque-là perçue comme une forme utilitaire, la photographie voit l’attention des intellectuels lui conférer une légitimité culturelle inédite. A la différence du cinéma, cette revalorisation s’effectue sans le soutien d’un mouvement créatif contemporain, en s’appuyant sur l’histoire du médium et sur la dimension personnelle des pratiques vernaculaires. Ce tournant théorique laissera des traces profondes. Donnant une caution savante à une intuition commune du fait d’enregistrement, il en propose un modèle simplifié, qui fait de l’opération technique le garant d’une préservation de l’histoire. Avec l’abandon de l’intentionnalité de l’art, la théorie essentialiste désigne la photographie comme l’accomplissement du destin occidental des images (Marin): une copie superlative, toute entière absorbée par le dispositif et par son référent. Ce statut d’image par excellence, s’il confère à la photographie un caractère captivant, l’enferme aussi dans un état paradoxal, à l’écart du monde de la production iconographique et d’un savoir visuel séculaire.
Bibliographie
Sources
- Leon Battista Alberti, De la peinture (trad. du latin par J.-L. Schefer), Paris, Macula, 1992.
- Roland Barthes (1957), «Photos-choc», Mythologies, Paris, Seuil, p. 105-107; in , t. 1, p. 626-628.
- Roland Barthes (1961), «Le message photographique», Communications, n° 1, p. 127-138 (OC, t. 1, p. 938-950).
- Roland Barthes (1977), «Sur la photographie» (entretien avec Angelo Schwartz et Guy Mandery, publié dans Le Photographe, février 1980), Œuvres complètes, éd. E. Marty, Paris, Seuil, 1995, t. 3, p. 1235-1240.
- Roland Barthes (1980), La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile/Gallimard/Seuil.
- André Bazin, «Ontologie de l’image photographique» (1945), Qu’est-ce que le cinéma? Paris, éd. du Cerf, 1981.
- Walter Benjamin, «Petite histoire de la photographie» (1931, trad. de l’allemand par A. Gunthert), Études photographiques, n° 1, novembre 1996, p. 7-38; «L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique» (1re version, 1935, trad. de l’allemand par Rainer Rochlitz), in Œuvres, Paris, Gallimard, 2000, t. 3, p. 67-113.
- Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.
- André Cœuroy, Georges Clarence, Le Phonographe, Paris, Éditions Kra, 1929.
- Philippe Dubois, L’Acte photographique et autres essais, 2e éd., Paris, Nathan, 1990.
- Elizabeth Eastlake, «Et pourtant des choses mineures…» («Photography», The Quarterly Review, vol. CI, no 202, avril 1857, éd. critique par F. Brunet), Études photographiques, n° 14, janvier 2004, p. 116-117.
- Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, Seuil, 1974.
- Rosalind Krauss (1977), «Notes on the Index. Seventies Art in America (1)», October, n° 3, p. 75, trad. de l’anglais par J.-P. Criqui, «Notes sur l’index», in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 69 (une première traduction française de cet article par Priscille Michaud est parue dans le no 5-6 de la revue Macula dès 1979, mais ce texte était inconnu de Susan Sontag comme de Roland Barthes).
- Rosalind Krauss (1990), Le Photographique. Pour une théorie des écarts (trad. de l’américain par M. Bloch et J. Kempf, préface H. Damisch), Paris, Macula.
- Susan Sontag (1979), La Photographie (1977, trad. de l’américain par G.-H. Durand et G. Durand), Paris, Seuil, (une seconde traduction par Philippe Blanchard sera publiée en 1982 par Christian Bourgois sous le titre Sur la photographie).
- Susan Sontag (1980), Sous le signe de Saturne (trad. de l’américain par Ph. Blanchard, R. Louit, Brigitte Legars), Paris, Christian Bourgois, 2013.
Etudes
- Howard Becker, «Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme: tout (ou presque) est affaire de contexte» (1995, trad. de l’américain par J. Kempf), Communications, no 71, 2001, p. 333-351.
- François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000.
- Francesco Casetti, Les Théories du cinéma depuis 1945 (trad. de l’italien par S. Saffi), Paris, Armand Colin, 1993.
- Claudine Cohen, La Méthode de Zadig. La trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, 2011.
- Christian Delage, La Vérité par l’image. De Nuremberg au procès Milosevic, Paris, Denoël, 2006.
- Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989.
- Marc Ferro, Cinéma et histoire, Paris, Denoël/Gonthier, 1977.
- Carlo Ginzburg, «Traces. Racines d’un paradigme indiciaire», Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire (trad. de l’italien par M. Aymard et al.), Paris, Flammarion, 1989, p. 139-180.
- André Gunthert (1997), «Le complexe de Gradiva. Théorie de la photographie, deuil et résurrection», Études photographiques, n° 2, mai 1997, p. 115-128.
- André Gunthert (2015), L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015.
- Johanne Lamoureux, «La critique postmoderne et le modèle photographique», Études photographiques, n° 1, novembre 1996, p. 109-115.
- Jean-Marc Lévy-Leblond, La Vitesse et l’ombre. Aux limites de la science, Paris, Seuil, 2006.
- Sophie Maisonneuve, L’Invention du disque, 1877-1949. Genèse de l’usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, p. 153.
- Louis Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, 1993.
- Carl Rollyson, Lisa Paddock, Susan Sontag. The Making of an Icon, New York, Norton & Company, 2000, p. 215.
- Herta Wolf, «Montrer et/ou démontrer. Index et/ou indice», Études photographiques, n° 34, mai 2016.
- Peu connus au moment de leur parution, ces articles ont été remarqués à partir de leur publication au sein de recueils posthumes (Illuminationen. Ausgewählte Schriften 1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1955, pour «L’Œuvre d’art…» ; Angelus Novus. Ausgewählte Schriften 2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1966, pour la « Petite histoire… »; Œuvres. 2. Poésie et révolution, Paris, Denöel, 1971, dans la traduction française de Maurice de Gandillac; Illuminations. Essays and Reflections, éd. Hannah Arendt, traduction anglaise de Harry Zohn, New York, Schocken Books, 1968; «Short History of Photography», traduction anglaise de Phil Patton, Artforum, 15-6, février 1977, p. 46-51). Susan Sontag cite à plusieurs reprises «L’Œuvre d’art…»; Roland Barthes, qui omet d’inclure Benjamin dans sa bibliographie, mentionne en 1977 dans son entretien avec Angelo Schwartz «le texte de Walter Benjamin» (vraisemblablement «L’Œuvre d’art…»), mais sans jamais y référer dans son œuvre. [↩]
- «Mais la photographie nous confronte à quelque chose de nouveau et de singulier: dans cette marchande de poisson de Newhaven, qui baisse les yeux au sol avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste quelque chose qui ne se réduit pas au témoignage de l’art de Hill, quelque chose qu’on ne soumettra pas au silence, qui réclame insolemment le nom de celle qui a vécu là, mais aussi de celle qui est encore vraiment là et ne se laissera jamais complètement absorber dans l’“art”» (Benjamin, 1931, p. 9). [↩]
- Parmi ces ouvrages, on peut notamment retenir: Victor Burgin (dir.), Thinking Photography, Londres, The Macmillan Press, 1982 (avec des contributions de Walter Benjamin, Umberto Eco, Allan Sekula, John Tagg); Henri Van Lier, Philosophie de la photographie, Paris, Les Cahiers de la photographie, 1983; Vilém Flusser, Für eine Philosophie der Fotografie, Göttingen, European Photography, 1983; Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Seuil, 1987, ou encore les revues Les Cahiers de la photographie (1981-1990), créée par Claude Nori, Bernard Plossu et Gilles Mora, et Photographies (1982-1985), dirigée par Jean-François Chevrier. [↩]
- Le pli déposé par Charles Cros à l’Académie des sciences le 30 avril 1877 porte le titre: «Procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe». [↩]
- Plutarque, De profectibus in virtute, 15; Baldassar Castiglione, Le Livre du courtisan (1528, trad. de l’italien, éd. A. Pons), Paris, Gérard Lebovici, 1987, p. 178; François Rabelais, Le Quart Livre (1548, éd. R. Marichal), Genève, Droz, 1967, p. 224-230. [↩]
- Alexander von Humboldt, lettre du 25 février 1839, cité in Carl Gustav Carus, Lebenserinnerungen und Denkwürdigkeiten (1865), Dresde, Ver. Bücherfreunde, 1931, vol. I, p. 76 sq.; Samuel Morse, lettre du 9 mars 1839, cité in Helmut et Alison Gernsheim, L. J. M. Daguerre.The History of the Diorama and the Daguerreotype, New York, Dover, 1968 (2e éd. revue), p. 89-90; Jules Janin, «Le Daguerotype» [sic], L’Artiste, 2e série, vol. 2, no 11, 28 janvier 1839, p. 145-148. [↩]
- Roland Barthes, au cours de l’élaboration de la thèse du «ça-a-été», déclare éprouver «ce même sentiment en écoutant la voix des chanteurs disparus» (Barthes, 1980, p. 124). [↩]
- «Dans la Photo, quelque chose s’est posé devant le petit trou et y est resté à jamais […]; mais au cinéma, quelque chose est passé devant ce même petit trou: la pose est emportée et niée par la suite continue des images: c’est une autre phénoménologie, et partant un autre art qui commence» (Barthes, 1980, p. 123). [↩]
- «La transparence d’un milieu, ou son opacité […] résultent d’un très complexe mécanisme: les photons lumineux incidents sont absorbés par les charges électriques du milieu […] et les mettent en branle; ces charges réémettent alors de nouveaux photons, etc. C’est donc seulement le bilan de ces processus d’absorption et de réémission itérés qui permet d’établir si et comment le corps laisse passer la lumière ou la bloque». En d’autres termes: «Les photons qui entrent dans une plaque de verre ne sont pas ceux qui en sortent. […] Il y a bien eu un renouvellement complet de ces constituants de la lumière au sein du matériau» (Lévy-Leblond, p. 28-29). [↩]
- «À la différence des symboles, les index établissent leur sens sur l’axe d’une relation physique à leur référent. Ce sont les marques ou les traces d’une cause particulière et cette cause est la chose à laquelle ils réfèrent, l’objet qu’ils signifient» (Krauss, 1977, p. 64). [↩]
- On trouvera une illustration remarquable de cette dévalorisation ontologique avec l’exemple proposé par André Bazin comme «synthèse de la relique et de la photographie»: la photographie (négative) du pseudo-suaire de Turin, donnée comme une empreinte d’empreinte, alors qu’il s’agit d’un dispositif complexe et théâtral, l’image négative étant utilisée de manière paradoxale pour renforcer la visibilité de la pseudo-empreinte effacée, mais aussi pour évoquer l’imagerie heuristique de la radiographie, produisant un effet de révélation aussi spectaculaire que trompeur (Bazin, p. 14). [↩]
- Ainsi qu’en atteste par exemple Barthes, 1961, qui propose une sémiotique de la photographie à partir de l’observation de l’image de presse en contexte. [↩]
- Parmi les procédés photographiques, seul le Polaroid, système hautement sophistiqué, a proposé une solution satisfaisante permettant la lecture directe du document issu de l’opération d’enregistrement – mais imposant un format réduit, et sans possibilité de reproduction. Rappelons que le daguerréotype, lui aussi prévu pour une consultation de l’épreuve originale, comporte un défaut important résultant de cette économie: celui de présenter une image inversée. [↩]
- Allusion au personnage de Voltaire, qui décrit la chienne de la reine sans l’avoir vue. [↩]
- Même l’identification de la trace n’est pas suffisante, en l’absence du savoir qui permet de la décoder. En 1835, le révérend Hitchcock, naturaliste amateur, découvre des séries d’empreintes massives en Nouvelle-Angleterre, qu’il interprète comme les traces de pas fossiles d’oiseaux géants: «Hitchcock mourut sans savoir que les animaux “pachydactyles” ou “leptodactyles” dont il avait collectionné les pistes n’étaient pas des oiseaux, mais en réalité des dinosaures» (Cohen, p. 47). [↩]
- Gisèle Freund décrit avec précision comment la modification du légendage modifie la lecture de l’image (Freund, p. 154-155). [↩]
- Gérard Lagneau, dans son analyse de la photographie de publicité, parle de «théâtre réaliste» (Bourdieu, p. 208). [↩]
- «L’archive pétrifie ces moments au hasard et dans le désordre; chaque fois, celui qui la lit, la touche ou la découvre est d’abord provoqué par un effet de certitude. La parole dite, l’objet trouvé, la trace laissée deviennent figures du réel. Comme si la preuve de ce que fut le passé était enfin là, définitive et proche. Comme si, en dépliant l’archive, on avait obtenu le privilège de “toucher le réel”» (Farge, p. 18). [↩]
12 réflexions au sujet de « Une illusion essentielle. La photographie saisie par la théorie »
« Les photos de stock, qui proposent des sujets génériques réalisés à des fins d’illustration, témoignent elles aussi de ce que peut être une photographie vide de toute trace: un simple matériel visuel, destiné à faire l’objet d’une contextualisation postérieure, nettoyé des détails qui inscrivent une situation dans l’histoire. »
Peut-on vider une image de toute trace. Mon père a réalisé beaucoup de nus entre 1960 et 1975 sur des fonds neutres en studio. A priori difficile de nettoyer autant une image de toute trace :-). Pourtant, les photos sont très datées en raison du maquillage (et mais c’est moins systématique des coiffures) des filles.
La photo de stock est un genre encore relativement nouveau (Années 70?). Est-ce que d’ici quelques années, une approche historique des photos de stock et de leur évolution (sujets, esthétiques, caractéristiques physiques des modèles) ne nous donnera pas beaucoup d’informations sur les sociétés qui les ont produites?
@Thierry: Sans aucun doute, de la même manière que l’examen des décors des tombeaux égyptiens ou des vases grecs nous fournit beaucoup d’informations sur les us et coutumes des peuples représentés. S’agit-il pour autant d’empreintes au sens du réalisme indiciel? En réalité, la théorie confond contact et contemporanéité, contiguïté et historicité. Ce qui est nécessaire pour produire de l’archive, c’est l’historicité, pas le contact.
1) Sur le plan formel, il faut peut-être distinguer l’effet de présence de la photographie de celui des autres archives ou reliques en ce qu’elle « ressemble » à son objet, mime sa présence alors que les autres y renvoient selon les codes sémiotiques de l’indicialité (contiguïté, causalité…) . L’effet visuel de ressemblance (précision/course aux pixels…) est important et c’est un moteur de l’Histoire des techniques photographiques (« photographié avec un Iphone6 ») témoignant de l’importance de cet aspect dans la recherche de la construction d’une présence photographique … l’apparence joue un rôle important dans l’identification de la photographie à une « empreinte » la magie vient de là : empreinte + ressemblance. On peut dire que l’indicialité (j’aime beaucoup l’expression de « réalisme indiciel » très juste) est une façon d’authentifier l’apparence par elle-même. Même si les premières expériences photographiques n’étaient pas trop ressemblantes (vue du Gras) elles étaient des images « vraies » parce qu’elles visaient cette reconnaissance de l’objet dans son image photographique…
La supposée vérité d’une image photographique repose sur des projections subjectives, mais dépend aussi de données objectives telles que l’apparence mimétique et son efficace. On dirait que l’aspect formel des images est exclu de cette approche, alors qu’il me semble qu’il est au coeur des acrobaties de la théorie photographique qui cherche à authentifier une forme, valider « scientifiquement » une apparence (d’où le recours récurrent au « suaire » de Turin dans ces ouvrages indicialistes).
2) Maintenant que cette théorie de la photographie est constituée en tant qu’objet d’étude, il pourrait être intéressant de la mettre en relation elle-même avec le contexte idéologique de l’époque des années 1970-1980 … le paradigme photographique venant compenser avec retard, dans le deuil, une crise profonde de la représentation du monde … une théorie du linceul ? Dernière illusion d’un regard moyen, universel, idéologique, ajusté au réel… avant une explosion…
@Olivier Beuvelet: Merci pour cette juste remarque! La dimension de la ressemblance est un point que j’ai renoncé à introduire ici, mais il s’agit bien évidemment tout à la fois d’un facteur décisif et d’une tache aveugle du mimétisme photographique, remplacé dans la théorie par le fantasme du contact. (A noter que la ressemblance n’est pas un caractère exclusif de l’image figurative, elle peut être aussi un attribut de la reproduction sonore.)
L’évacuation de la question de la ressemblance tient probablement à son relativisme perceptif, qui contredit l’essentialisme de la théorie indicielle. En effet, comme l’illustre parfaitement l’exemple de la reproduction tramée, la ressemblance mimétique est une affaire de seuil, et dépend donc étroitement des conditions pratiques de réception de l’archive: une image qui peut être considérée comme mimétique à une certaine distance, laisse apparaître sa nature de reproduction dès qu’on s’en rapproche suffisamment…
Concernant l’hyperesthésie, une artiste photographe édite en ce moment un livre portant sur l’absence d’un être humain. Or cet être n’est pas mort, mais disparu. « Out of the blue », de Virginie Rebetez, ouvrage sociofinancé via la plateforme Kickstarter: https://www.kickstarter.com/projects/1819685745/out-of-the-blue-the-book-a-portrait-of-a-missing-g
Vous rapportez que pour Benjamin, Sontag et Barthes la photographie consiste en la trace de « quelque chose ». Mais qu’en est-il de la trace, peut-être même de l’empreinte, du processus de prise de vue photographique? Est-ce que ce processus médiatique entre le réel et l’image n’acquiert pas une dimension signifiante dès lors que le réel, « la réalité passée » et j’ajouterais « vécue » (du moins par quelqu’un), n’est que circonstanciel et n’a plus d’intérêt en tant que tel, c’est-à-dire que le réel n’est plus compris que comme qu’il contient, en tout ou en germe selon le degré de traitement que subira l’image avant d’être donnée à voir, l’image en conscience du photographe?
Pour cadrer la question, permettez-moi de rappeler la relation entre le réel et l’image en photographie. Le rapport entre le réel et l’image, ou plutôt du réel à l’image, est historiquement central en photographie. Mais pour que ce rapport soit effectif, l’introduction d’intermédiaires, de médiums, a été et est encore nécessaire. Deux médiums d’ordres différents, matériel et immatériel, peuvent être distingués : celui technique qui permettra la matérialisation de l’image et celui de la conscience de l’agent humain qui, peu ou prou, le fait agir sur la technique, la manipuler. Du réel à l’image on passe donc et par la technique et par la conscience. Précisons que j’entends la technique comme l’adjonction de l’appareillage (spatialité de la technique) et du protocole de mise en oeuvre (temporalité de la technique) et la conscience comme un faisceau réunissant pensée, émotion et volonté.
Technique et conscience ne sont pourtant pas indépendants. Parce que l’un est manipulé par l’autre et que l’autre s’adapte à l’un, ils forment un couple. Et c’est dans ce couple que réside l’acte créateur. Or, la photographie, comme les autres arts (au sens premier), n’y échappant pas même réduit a minima dans la photomaton, c’est ce couple, ce processus, en tout et en parties, qu’il faut analyser pour aborder la photographie autrement que selon des approches historique, sociale ou simplement technologique afin de l’extraire de sa fonction purement documentaire, mécaniste, où elle n’aurait de valeur que par son effacement dans le rapport entre le réel et l’image. Ainsi, la capacité artistique (au sens idéal) de la photographie réside dans ce processus au cœur du rapport entre le réel vécu et l’image vue.
Parce que la photographie ne serait alors pas qu’un simple lien mécanique entre le réel et l’image, l’effet de présence ne serait plus une propriété de la photographie mais du regard. La photographie peut être dès lors comprise comme une affabulatrice et que, si le rapport au réel est substantiel à la photographie (sauf pour la photographie de synthèse), ce rapport n’est, in fine, pas plus important que celui entre le réel et les autres formes d’art, pictural ou non. Complétons que, dans la photographie de synthèse, mimétisme de la photographie matérielle inscrite dans l’espace numérique tridimensionnel, le rapport au réel n’existe pas; le photographe peut y explorer à l’envie et sans limite la partie technique du processus de prise de vue car ce processus n’est plus contraint par les lois physiques du monde matériel.
En s’intéressant à l’un des termes du couple, celui de la technique, on y découvre une richesse créative, une matière artistique sans commune mesure dans les autres arts. Pour parler du pan contemporain de la photographie numérique, le glitch, le bogue, l’artefact, sont des traces, dans certains cas des empreintes, de la partie technique du processus photographique qui, associés à la conscience créatrice, deviennent alors une matière artistique. Cette matière, bien qu’intrigante, n’a rien de magique. Elle est très matérialiste car issue de processus physique, électronique et informatique. Elle est en fait une matière numérique.
Les traces de la technique photographique, plus précisément de l’optique et du capteur, que sont les flares, le flou de bougé, la profondeur de champ, etc., parce qu’initialement matérielles, électroniques ou computationnelles, sont des effets de réel, se distinguant des effets de présence, utilisés afin d’apporter une crédibilité, une certaine véracité, à des images créées plus ou moins de toutes pièces mais s’inscrivant dans une culture encore mécaniciste de la photographie. Preuve en est qu’en imagerie numérique ou de synthèse, photographique ou cinématographique, ces effets de réel sont surexploités, parfois ad nauseam. Par exemple, certains films de J. J. Abrams nous offrent un florilège de flares; le clip vidéo de Céu, « Perfume do Invisível », réalisé par Esmir Filho, est une démonstration de l’utilisation de glitches; le triptyque photographique « Immersion » (http://bit.ly/Marcol_immersion) est un travail sur l’abstraction d’un réel photographique dont ne sont retenus que flous, filés et bokeh.
Alors cette trace de « quelque chose », ne pourrait-elle être la trace du pan technique du processus photographique et plus celle d’un réel qui a été, mais qui, n’étant plus, aurait été et ne serait pas plus prégnant, malgré tous les effets de présence possibles, que peut l’être l’art pariétal et que les seuls éléments signifiants émergeraient de la présence, réelle et physique, d’un appareil photographique ? En d’autres termes, la seule réalité photographique dont une sémiotique, à tout le moins une rhétorique, pourrait être tirée ne serait-ce pas celle de l’appareil photographique?
Préambule.
Votre commentaire (septième du billet et portant le numéro 1621) en réponse au mien ci-dessus n’apparait pas. Cela m’intrigue car je l’ai lu, l’ayant reçu par le courriel qui m’a été envoyé automatiquement par WordPress. Quoi qu’il en soit, je vous propose d’y donner suite par le texte ci-après.
Effectivement, vous avez raison, mon propos est enfermé dans le seul examen du cas photographique car ma pratique est… photographique. Certes elle est aussi un peu textuel, mais ma réflexion porte très majoritairement sur la photographie. Alors oui, je tourne un peu en rond et j’aimerais bien sortir du cercle, mais je ne trouve pas la brèche. Et peut-être que je justifie A par B et B par A, mais dans ma pratique, depuis quelques années, je m’interroge sur le processus photographique et plus spécialement sur l’outil matériel que j’ai en main lors de la prise de vue et qui comporte tout un tas de limites laissant traces, indices et même empreintes selon le degré de signification que ces limitent acquièrent dans l’image mise à la vue.
Car, honnêtement, en photographie, aussi paradoxal que cela puisse paraitre, le réel n’a pas pour moi un grand intérêt. Savoir si le réel est « beau » ou « laid » ne m’intéresse pas, ou plutôt il ne m’intéresse que quand je ne le photographie pas. C’est à dire qu’en le photographiant, le réel ne m’intéresse pas dans ce qu’il est en tant qu’événement (lieu, date, action, protagonistes, paysage, contexte). Je ne le photographie pas pour m’en souvenir même si son image en constitue un souvenir. Je le photographie dans ce qu’il correspond, fortuitement en général, à un état visuel de mes émotions ou de mes pensées. Ainsi, il est rare que je date, localise ou légende mes images. Et pour donner corps à ces images, j’essaie d’introduire une distanciation formelle, esthétique ou stylistique, par la matière-même que me permet le pan technique du processus photographique en différenciant la scène photographiée de l’outil photographiant; en donnant à cet outil un certain droit de cité concrétisé par l’apparition de ses limites.
Peut-être que je confonds effet de réel et effet de présence. Comme vous l’avez compris dans mon premier commentaire, je maitrise mal ces termes, ne possédant pas une érudition assez pointue et précise. Manifestement et inconfortablement nos langages ne coïncident pas, en tous cas pas suffisamment. Mais, ainsi que je comprends ces termes par ma pratique, les effets de présence se rapportent à la ressemblance entre ce que je vois dans l’image et ce que je vois dans le réel ou dans mon imaginaire ou dans mon souvenir (c’est pourquoi j’indiquais que ces effets sont de l’ordre du regard et non de la photographie, ce qui semble être corroboré par les propos que vous rapportez d’Alberti sur la peinture) et les effets de réel font état d’une illusion de réel produite non par une ressemblance entre l’image et la scène mais par les artefacts de la technique de prise de vue.
Je distingue ces deux types d’effet car, en photographie de synthèse et selon mon expérience pratique et mon observation critique, les effets de présence sont bien là et parfois confondant, mais que, pour donner d’avantage de réalisme, sont introduits des artefacts typiques de l’outillage photographique matériel. C’est-à-dire que ces artefacts simulent la présence d’un appareil photographique dans la scène photographiée et l’interaction entre les deux. Pour donner un exemple de cette interaction, on peut citer les flares qui sont la rencontre entre la formule optique et une source lumineuse.
En fait, la scène et l’appareil sont tous deux présents et réels lors de la prise de vue, mais il me semble important de les distinguer dans l’image car ils n’y ont pas le même rôle. Ces effets de réel (flares, filé, flou) qui simulent la présence d’un appareil photographique, seraient-ils alors des effets de présence, mais d’un autre ordre qui n’appartient pas à la scène? Seraient-ils aussi des effets d’énonciation, mais inhérents au processus photographique de la prise de vue contrairement au masquage qui est une altération du champ visuel anté ou post prise de vue?
Mais si ces effets de réel n’en sont pas, quel sens donner à la présence de flares en photographie de synthèse alors même qu’il n’y a aucune optique physique et que, à l’inverse, les flares sont, ou plutôt étaient, avant l’arrivée de l’imagerie de synthèse, considérés comme un défaut photographique? De même pour les flous de bougé (filé) et de profondeur de champ absents, à ma connaissance, du champ iconographique avant l’arrivée de la photographie. À ce titre, je citerai la photographie prise par Jacques Henri Lartigue d’une voiture de course en 1912 au grand prix de l’Automobile-Club de France, photographie estimée ratée en son temps mais dont la force expressive retient aujourd’hui l’attention au point de considérer que les traces techniques de la prise de vue (flou de bougé et déformations dues à l’obturateur à rideaux) sont des indices de la vitesse du véhicule photographié (http://www.galerie-photo.com/vitesse-voiture-jacques-henri-lartigue.html). Or, sans les limites techniques de l’outil de prise de vue, ces effets n’existeraient pas et ils ne sont ni l’expression d’un lien entre le réel photographié et l’expérience humaine du réel (effet de présence) ni des effets d’énonciation surajoutés.
En peinture, dont j’ignore beaucoup, mais me remémorant les écrits de David Hockney, je dirais qu’il y a aussi des effets de réel. Le scintillement d’un point de lumière (le soleil ou une bougie se reflétant sur une surface courbe par exemple) se rapportent au scintillement que nous percevons en regardant réellement un tel point de lumière et qui trahi la présence de ce qui constitue notre oeil physique, dont la cornée, ou au scintillement d’un même point de lumière vue à travers une camera obscura munie d’une lentille. Dans une camera obscura ce point de lumière peut également paraitre flou et former une tache typique de bokeh et, si je n’écris pas de bêtise, on peut voir pareille tache de lumière dans certaines peintures de Vermeer.
Mais si les effets de réel que j’ai esquissés ci-dessus ne se limitent pas à ce registre comment nommer ceux qui s’y limitent? Les effets d’énonciation que vous citez, anonymisation et masquage, restreignent le champ du visible et sont un ajout au processus photographique de la prise de vue car ils ne lui sont pas strictement nécessaire. Ils restreignent le champ avant ou après la prise de vue avec un masque physique (avant) ou avec un procédé informatique en photographie numérique (après), bien que cela soit aussi possible, par d’autres moyens, en photographie à tirage analogique. Ces effets-là, s’ils participent inévitablement d’une rhétorique photographique, ne résultent pas des traces du processus technique de la prise de vue; les seuls éléments nécessaires à la prise de vue étant, pour moi, l’objectif (complexe optique ou simple trou), le capteur (analogique ou numérique) et le boitier pour relier les deux avec, ici ou là, un obturateur.
Pour conclure, en espérant que mes propos n’étaient pas trop confus, y-aurait-il des effets de présence, de réel et d’énonciation distincts et que chacun, dans son registre propre, serait porteur de sens?
@Marcol: Désolé pour le commentaire effacé, mais j’ai trouvé après coup que ma réponse était un peu courte… (à noter que vos commentaires très longs ne facilitent pas l’exercice…).
Pour me concentrer sur un des aspects de votre intervention, il faut effectivement distinguer entre “ça-a-été”, “effet de présence” et “effet de réél”.
L’effet de réel, formulé par Barthes dans un contexte littéraire, désigne un artifice destiné à entretenir le réalisme du récit, et ne concerne en principe pas l’image d’enregistrement – puisque tout devrait y être le reflet du réel (mais on peut en effet estimer que les effets que vous citez – flares, flou de bougé, bokeh, etc. — appartiennent à cette catégorie, lorsqu’ils sont utilisés délibérément pour ajouter au réalisme d’une scène).
Le ça-a-été est une formule que je trouve ambigüe, car l’extension du “ça” ouvre à de possibles malentendus. Exemple: dans la photographie de publicité Végétaline, on ne peut pas affirmer que la scène “a été”, car il s’agit d’une mise en scène – ou alors il faut préciser qu’elle a été produite comme artefact, et ne correspond pas aux apparences qu’elle prétend montrer: un instantané d’un garçon devant son assiette de frites, si légères qu’elles s’envolent. On le voit, avec cette expression, les choses deviennent vite compliquées: elle n’est réellement adaptée qu’à des situations de prise de vue sur le vif, comme il en existe dans le photojournalisme ou la photographie amateur. Du coup, comme souvent avec Barthes, on tourne en rond, puisque l’expression présuppose ce qu’elle est censée désigner.
C’est pourquoi je préfère pour ma part parler d’un “effet de présence”, défini comme le résultat d’une projection par le spectateur, dans le contexte d’une lecture documentaire, susceptible de s’appliquer à toute forme d’archive, comme le portrait d’Alexandre vu par Cassandre – il ne s’agit donc pas d’une spécificité de la photographie. Cet effet de présence est mobilisé, sous la forme d’une évocation du mort, par les textes théoriques qui veulent souligner le “pouvoir” de la photographie.
@ André Gunthert
Mes excuses pour tant de verbiage, mais je suis de bonne foi (quoique voilà un effet typique d’une possible mauvaise foi).
Concernant la publicité pour la margarine, « ça a » effectivement « été » (du moins ça a pu l’être, n’ayant pas été là pour contrôler le protocole de mis en oeuvre, mais acceptons) car, oui, des frites collées sur une vitre (le véritable « ça ») ont été photographiées, mais de telle sorte que cela ne soit pas décelable par le spectateur final de l’image mise à la vue, d’où l’ambiguité de ce « ça » qui « a été ».
Je doute que quiconque « croit » réellement que les frites sont si légères. Rationnellement, on s’accorderait facilement tous à dire que les frites ne volent pas ainsi, mais, émotionnellement, c’est l’expression réaliste de joie de l’enfant associée à une image de la légèreté (la légèréitè?) qui l’emporte dans l’image publicitaire et nul besoin d’exposer le protocole pour accepter que le rapport entre le réel et l’image n’est que de peu d’intérêt puisque l’intention n’est pas d’exprimer un réel, mais de faire « comme si » par « effet de présence ».
Par contre, en photojournalisme (pour la photographie amateur, il faudrait s’entendre d’abord sur ce que recouvre ce terme « amateur »), l’intention est bien que le rapport entre le réel et l’image vue soit le plus étroit possible et comporte le moins d’interférences possibles et ça, seule l’exposition du protocole (qui n’est pas que technique) permettrait, à mon avis, de le rendre tangible afin que la confiance accordée à ces images (et donc à ceux qui les ont prises (créées?, découvertes?) et à ceux qui les ont diffusées) ne soit pas qu’un simple acte de foi.
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