Instrument essentiel de la représentation d’une forme culturelle, l’institution des prix propose d’en incarner l’essence par une épreuve de réflexivité perpétuellement recommencée. A la différence du Goncourt, prix de découverte d’une œuvre, le Nobel est un prix de consécration d’un œuvre où le consensus des experts doit faire écho à celui d’un public plus vaste. Contrairement à une compétition de type sportif, qui départage les meilleurs par une performance objective, un prix de consécration évalue la valeur impalpable d’une aura, reflet de sa réception. L’exercice, plus difficile qu’il n’y paraît, doit négocier entre deux écueils: ne pas tomber dans l’insignifiance de la célébration tautologique de ce qui est déjà célébré, dont l’institution ne retirerait aucun bénéfice, sans pour autant renoncer à une large reconnaissance du choix proposé, faute de quoi c’est le prix qui verrait son influence dévaluée.
L’œuvre de Dylan appartient-il à la littérature? Si l’on tient compte du fait que les genres habituellement considérés comme littéraires incluent l’expression poétique et l’expression théâtrale, chacune très différente de la narrativité romanesque, il paraît difficile d’en écarter l’expression lyrique pour des raisons strictement formelles. Mais la reconnaissance d’une unité culturelle ne passe pas seulement par des critères techniques. Contrairement à ce que pense Pierre Assouline, qui évalue la catégorie littéraire à la seule concrétisation par le livre (forme relativement moderne dont la démocratisation n’est due qu’à la culture de masse), la littérature s’est surtout forgée par la mise en avant de critères de qualité ou de difficulté formelle, en opposition avec les productions populaires, d’un accès plus aisé. Culture du génie, la littérature s’est extirpée de l’industrie romanesque par la mise en avant de personnalités et d’œuvres d’exception, selon les principes que Bourdieu décrit comme ceux de la distinction, autrement dit la reconnaissance par les classes supérieures.
C’est bien sûr autour de cet antagonisme statutaire que s’est jouée la controverse de l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan. Une controverse bien particulière, puisque les deux camps font en réalité une analyse identique de cette consécration. Qu’on la regrette ou qu’on s’en réjouisse, celle-ci est bien perçue comme un choix transgressif, destiné à faire évoluer la norme littéraire.
Nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, comme le suggère Bernard-Henri Lévy, en répondant à la fronde menée par le directeur du Magazine littéraire? En effet – si ce n’est que le plaidoyer pro-Dylan de BHL se conforme au point de vue de l’adversaire, en alignant tous les synonymes chics pour remplacer le mot «chanteur» (baladin, trouvère, troubadour, aède, rhapsode…), ainsi qu’une liste d’auteurs plus respectables (Rutebeuf, Villon, Ponge, Lautréamont, Mallarmé, Kerouac, Burroughs, Ginsberg… – «On s’en voudrait de répondre à la cuistrerie par la cuistrerie», commente le toujours désopilant Bernard-Henri). Un exercice typique de l’opération de distinction critique, qui vise à ennoblir par la référence à des objets déjà consacrés.
Le Nobel ennoblit-il Dylan, comme le pensent ceux qui célèbrent sa nomination, ou amoindrit-il la littérature, comme en sont convaincus ceux qui la dénigrent? Au risque de passer pour un «vieillot», je pense que c’est en réalité Assouline qui a raison. Le choix de l’académie de Stockholm n’apporte rien à la gloire du folk-singer, déjà solidement établie, jusque dans les milieux les plus chics (en témoigne le meilleur baromètre de la distinction: le New Yorker). En revanche, cette désignation largement commentée comme un geste de courage intellectuel et esthétique, confirmé par une polémique d’arrière-garde guère menaçante, est d’un bénéfice certain pour l’institution Nobel.
Qu’une ministre de la culture puisse oser avouer n’avoir lu aucun livre du dernier lauréat français, même si elle l’a payé cher, n’était pas un signe de bonne santé du prix suédois. Bien plus inquiétant encore est la nécessité de recourir à la pop culture – fut-ce sous les traits passablement gentrifiés de son auteur le plus distingué – pour renouveler l’intérêt public et le crédit de l’institution.
6 réflexions au sujet de « Dylan au secours de la littérature »
Mais pourquoi « inquiétant » André ? Ne se réjouirait-on pas plutôt d’un tel choix, même s’il met en lumière, braquant sur eux des feux réinstallés à chaque mois d’octobre, des jurés (assez inconnus, c’est vrai) qui sont (très probablement) des jouets d’une tendance de ce monde -ci (je veux dire occidentale, capitaliste, etc…)? Quelle inquiétude partager ? Le « crédit » comme tu dis, de cette institution se sert simplement de la notoriété de ses choix pour garder/tenir/acquérir/consolider une légitimité assise sur l’écho que nous en donnons… Pour le reste, il semble bien que le récipiendaire s’en soucie comme de sa première tournée…
@PCH: Inquiétant pour l’institution littéraire, bien sûr, compte tenu du fait que les formes culturelles sont identifiées et valorisées de manière séparée, mobilisant des spécialistes et des canaux exclusifs, dont les différents prix sont autant d’illustrations.
La question de la mixité des unités culturelles n’est pas un problème esthétique (estimer que le cinéma ne relève pas de l’espace littéraire est par exemple une décision assez artificielle, compte tenu de l’ancrage profondément narratif et des nombreuses passerelles qui relient les deux formes), mais c’est clairement un problème du point de vue des institutions dont le rôle est précisément d’assurer la garde d’un territoire.
Dans cet espace compartimenté (et concurrentiel), on ne confondra pas plus un prix littéraire avec un festival de cinéma qu’un magazine de beaux-arts avec une émission consacrée au théâtre, car chaque identité est garantie par des experts, des institutions, des économies, des hiérarchies et des éruditions spécialisées, dont le travail produit précisément ce que nous identifions comme des formes culturelles.
« ne pas tomber dans l’insignifiance de la célébration tautologique de ce qui est déjà célébré, dont l’institution ne retirerait aucun bénéfice, sans pour autant renoncer à une large reconnaissance du choix proposé, faute de quoi c’est le prix qui verrait son influence dévaluée. »
Cette analyse ne serait-elle pas, au fond, une version politique de l’observation, en comparaison plutot basique, de Machiavel, que « ce n’est pas le titre qui honore l’homme, mais l’homme qui honore le titre »?
Machiavel ressemble a un vieil anarchiste par rapport aux calculs si raffines de nos institutions contemporaines les plus prestigieuses!
@Laurent Fournier: La citation de Machiavel suggère une forte dimension dialectique. Sa conception du rôle de la diplomatie découle d’une théorie développée de la négociation, dont la ruse et le secret n’ont rien à envier aux stratégies des académies littéraires…
Bob Dylan a suffisamment… dynamité la chanson et la poésie pour ne pas faire attention à cette décoration décernée par un jury Nobel plus soucieux de faire parler de lui que d’écouter en boucle et de comprendre (notamment) « The Times They Are A’Changin ».
@ Andre Gunthert: Oui mais justement, le comite Nobel manque cruellement de sens de la dialectique! Tout comme BHL ce Tartuffe, qui sous l’apparence de defendre Dylan en realite se porte au secours de l’institution Europeenne dans ce qu’elle a de plus conventionnel et de plus gentrifie precisemment, car il est difficile de trouver quoi que ce soit d’original ou de substantiel dans les mots de BHL sur Dylan donc il a sans doute senti le sens du vent et essaye d’aider l’institution vieillote a preserver son prestige. Mais Dylan, par son silence persistant est peut-etre en train de donner une dure lecon de dialectique au comite Nobel, de ridicule a BHL, et qui sait si ce n’est pas, au moins en partie, par respect pour Philip Roth et les autres auteurs evoques par Pierre Assouline!
Merci pour les liens. Les positions des uns et des autres sont tres interessantes, et votre style pince-sans-rire apporte un peu de fraicheur au pesant climat mediatique.
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