Le silence du gif

Dans une de ses enquêtes dessinées, déjà citée ici, Boulet capte de manière exemplaire un des traits les plus frappants des nouvelles formes conversationnelles: la discrétion de la consultation.

Boulet, Le petit théâtre de la ligne 3 (extrait).
Boulet, Le petit théâtre de la ligne 3 (extrait).

Alors qu’un personnage critique l’attitude d’un couple dans le métro, ramenant leur absorbement apparent au stéréotype du smartphone qui isole chacun dans sa bulle, une observation plus poussée du dessinateur suggère que les deux jeunes gens sont en réalité en train de converser en catimini. Boulet se réfère plus loin à une expérience similaire, où lui et son amie se moquent d’autres passagers grâce au truchement muet des SMS.

La possibilité de consulter des contenus sans déranger autrui est un des principaux facteurs de l’omniprésence du smartphone dans les espaces partagés que sont les transports en commun, la rue ou le bureau. La contrainte du silence a été parfaitement intégrée par les plates-formes: ainsi Facebook propose-t-il un démarrage automatique des vidéos disponibles sur la timeline, mais sans le son, dont l’audition doit faire l’objet d’une décision de l’usager. La multiplication des sous-titrages indique la généralisation de la consultation muette des contenus animés (le casque, autre instrument dont la présence s’est largement accrue dans les espaces sociaux, est évidemment un autre moyen de conserver l’intimité de sa consultation).

Comme le livre ou la presse papier, autres moyens d’occuper l’attente qui devaient à la lecture muette leur acceptation dans l’espace social, la consultation discrète des écrans apparaît donc un ressort essentiel de leur polyvalence. C’est à partir de cette grille utilitaire que l’on peut réévaluer d’autres contenus qui présentent l’avantage du silence, comme les gifs animés ou les images fixes.

A l’inverse de son ancêtre oral, la conversation numérique est essentiellement silencieuse. Cette qualité, qui permet de consulter le SMS d’un proche alors même qu’on est accaparé par un échange ou une activité sociale, participe du reproche de volatilité et de dispersion d’attention caractéristique de l’ère connectée. Mais l’inattention n’est que la conséquence de la possible simultanéité qu’offre la consultation muette, et qui permet par exemple de mener plusieurs chats en même temps.

L’intégration du matériel visuel au sein de la conversation numérique est de même largement facilitée par les formats courts et silencieux. L’essor récent du gif, devenu ressource conversationnelle grâce à des répertoires d’extraits de films prêts à l’emploi, s’explique mieux quand on comprend que ses propriétés répondent parfaitement aux contraintes de discrétion requises par l’usage ubiquitaire des écrans.

6 réflexions au sujet de « Le silence du gif »

  1. L’analyse est des plus pertinentes. Cependant il n’en reste pas moins que l’usage des Smartphones, dans le plus long temps de leur manipulation, isole les personnes de l’environnement et bien de sonnerie, peut-être par négligences des utilisateurs, font des irruptions intempestives dans les conversations ou autres exposés de conférences, sans doute aussi par impolitesse ou du moins indélicatesse, les conversations téléphoniques interrompent les échanges de visu ou envahissent l’espace public.
    Mais pour en revenir au fond de l’article, je dirais que, certes le silence pris en compte par les sociétés opératrices sur le WEB, s’il permet la conversation discrètes comme dans la BD, ou des invites silencieuses, a des effets « pervers » pour la vie sociale.
    Ainsi, ces invites, 1- distraient, peut-être silencieusement, le récepteur malgré tout; 2- ces invites poussent par une pulsion, souvent pas contrôlée, à regarder voire à allumer le son de l’appareil. C’est d’ailleurs l’intention de ces invites;
    3- Si on n’a pas installé un programme efficace pour bloquer les publicités intempestives, le fait de simplement imposer une image constitue déjà une intrusion qui force à recevoir le message de cette réclame.

  2. @Olivier Montulet: Merci de confirmer mon observation, car tous vos exemples de gêne sont bel et bien sonores: sonnerie du téléphone, conversation orale, déclenchement de vidéo avec son…

    Quant aux effets de la consultation muette, il faudrait peut-être d’abord les observer et les décrire, avant de les juger par avance « pervers ». Je constate pour ma part que les usages de la consultation discrète relèvent bien souvent de situations d’attention contrainte, comme un cours, une réunion ou un colloque, et qu’ils sanctionnent invariablement une intervention ennuyeuse ou un intervalle insignifiant. On peut donc considérer ces comportements comme des adaptations à des situations imposées où aucune alternative ni possibilité d’action ne sont laissées au sujet.

  3. Si on ajoute aux usages de la consultation discrète ceux de l’interruption courte (on coupe la conversation pour interrompre l’appel) ou longue (le téléphone sonne, on y répond en coupant la conversation présentielle), on entre dans une situation de communication médiée par ordinateur, que je considère être en passe de devenir la norme d’une situation de communication, dans la mesure où un téléphone portable est toujours susceptible d’intervenir dans le champ conversationnel et le modifier. Cela m’amène à penser que progressivement, la relation à distance prend le pas sur la relation présentielle, et que les cas inverses sont en passe de devenir marginaux (et souvent liés aux coefficients hiérarchiques des interlocuteurs, entre autres).
    Si on va plus loin, il me semble qu’on peut considérer que la situation de communication de l’homme « augmenté » est intrinsèquement ubiquitaire, et tend à combler les manques de la situation distale au détriment de la situation proximale. D’où la consultation incessante des notifications dans les « trous » de la situation présentielle – ou aussi, les « pics »: on voit aussi nombre d’interactions difficiles opportunément interrompues par un coup de fil intempestifs.

    En bref, on est d’accord sur l’idée qu’il faille creuser les tenants et les aboutissants de l’usage discret ou non du téléphone portable en public, mais il me semble que l’explication en termes d’ « intervention ennuyeuse ou d’intervalle insignifiant » est aussi insuffisante que la condamnation stéréotypée décrite dans l’extrait de Boulet.

  4. @Patrick Mpondo-Dicka: « La relation à distance prend le pas sur la relation présentielle » Encore un stéréotype. La bd de Boulet montre que cette opposition est artificielle, puisque le choix d’une communication médiée est motivée par le secret de l’échange. Un élément essentiel de la hiérarchisation du choix est évidemment la personne à qui on s’adresse.

  5. La BD de Boulet ne montre rien, elle n’est qu’un contre-exemple construit (et c’est l’un de ses intérêts). De plus, elle ne correspond pas à la situation que je décris, puisqu’ici l’échange est fait entre personnes proches et non à distance…
    Je me base sur des observations répétées (certes, pas systématiques); prenez l’ensemble des conversations auxquelles vous participez ou que vous observez interrompues par une sonnerie de téléphone, et comptez combien de fois le dialogue local est interrompu par le dialogue distal… je pense, sérieusement, que le pourcentage d’interruption dépasse la moité des situations.
    Les causes sont nombreuses, et je ne pense pas que la « contrainte du silence », pertinente dans le cas de la BD, soit une explication suffisante de « l’omniprésence du smartphone dans les espaces partagés »…

  6. @Patrick Mpondo-Dicka: « Elle ne correspond pas à la situation que je décris ». Oui, c’est bien ce que je dis. L’opposition proche/lointain est certainement une approche légitime de la communication médiée (qui inclut le télégraphe, le téléphone ou les signaux de fumée), mais la faculté de consultation discrète que signale mon billet renvoie plutôt à une interrogation de la simultanéité, de la coprésence ou de la coïncidence.

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