C’est le New York Times qui s’y colle. Dans un article publié jeudi 15 décembre, Michael Kimmelman dresse l’acte d’accusation des images de la guerre en Syrie. Photographies et vidéos du conflit pleuvent, comme les bombes. Comment expliquer que ces images ont été incapables de nous faire réagir, à l’inverse des célèbres icônes qui, elles, ont comme chacun sait «changé le monde»?
«S’il vous plaît, sauvez-nous, merci!», dit la vidéo de la petite Bana al-Abed, 7 ans, qui s’adresse à nous les yeux dans les yeux. On ne peut donc pas évoquer un déficit émotionnel. Est-ce parce que les victimes sont musulmanes? s’interroge Kimmelman. Est-ce à cause de Facebook qui mélange toutes les informations, et nous surcharge de pétitions? Et de rappeler les précédents: la petite fille au napalm, le petit Aylan, rapprochés de la photo d’Omran Daqneesh, 5 ans, sauvé des ruines de la ville martyre. L’indifférence coupable du public occidental a laissé mourir les habitants d’Alep.
A peu près tout est faux dans ce cours de morale. Nous avons vu l’horreur des images d’Alep. Comme lors des printemps arabes, les vidéos autoproduites ont été un puissant véhicule d’information et de propagande. Et si j’en juge par ma timeline ces derniers jours, toute entière vouée à dénoncer les bombardements russes et la souffrance des civils, bulle ou pas bulle, Facebook vibre de honte et d’indignation. On ne confondra donc pas indifférence et impuissance.
Faux surtout le récit des images qui changent le monde, fable médiatique d’autopromotion des mérites du journalisme. Il ne faut pas inverser les causes, ni confondre information et action. Non, ce n’est pas la photo de Kim Phuc qui a arrêté la guerre du Vietnam, mais la défaite militaire des troupes américaines. Et si l’image du petit Aylan a surgi du flot des photos des morts en Méditerranée, c’est parce qu’Angela Merkel, patronne de l’Europe, avait pour la première fois évoqué un changement de politique à l’égard des réfugiés. Non, les images ne changent pas le monde. Elles participent à la formation de l’espace public. Mais l’espace public est celui des virtualités, distinct de l’espace de l’action politique.
Ne mettons pas sur le dos de l’opinion, des médias ou des photographies ce qui relève d’abord de la responsabilité des politiques. Le peuple syrien meurt à cause de Bachar, d’Obama et de Poutine. L’impuissance est le lot des post-démocraties, où les décideurs n’écoutent plus depuis longtemps la voix des peuples, et où les seules manifestations qui entraînent des modifications législatives sont celles des forces de l’ordre. Comme nos bulletins de vote, notre indignation se heurte au mur des calculs boutiquiers de nos responsables irresponsables. Mais ce n’est certainement pas un problème d’images.
12 réflexions au sujet de « Pourquoi les images d’Alep n’ont pas changé le monde »
Indignation oui, mais qui a envie d’aller faire la guerre en Syrie ? L’idée qu’il y aurait un « devoir d’intervention » est morte avec la guerre de George W Bush et surtout avec ses conséquences.
Peut-on reprocher aux politiques leur inaction en la matière en démocratie alors qu’ils savent que leurs électeurs ne les suivront pas dans une aventure militaire ?
Lorsque la photographie « change le monde », c’est parce qu’il a déjà changé mais que l’on ne s’en était pas rendu compte. Pour l’instant, on s’indigne, mais pas au point d’appeler à la mobilisation nationale.
Les photographies n’ont effectivement jamais changé le monde, mais pour le Vietnam et les famines des années 60/70, l’opinion semblait sensibilisé par les magazines et la télévision. Peut-être parce que la seconde guerre mondiale était proche et que les mémoires physiques de la souffrance étaient encore très vives. Les gens avaient vu de leur yeux ce qu’était la souffrance. Mon père par exemple me parlait de ça, d’avoir vu enfant, des cadavres au bord de la route.
Cela fait 70 ans que dans nos pays occidentaux, nous n’avons pas connu la guerre. Cela n’est presque jamais arrivé dans l’histoire. Pas vu physiquement l’horreur. La guerre est présente en photo, au cinéma. Aujourd’hui, la violence physique de la guerre ne nous est accessible que par la culture. Les artistes, plasticiens, photographes, chorégraphes, cinéastes nous en parlent, mais le filtre est là, c’est une souffrance et une indignation souvent esthétique. La couverture de Télérama sur les réfugiés ressemble à une peinture, Salgado et ses magnifiques photos nous fait oublier les drames humains. Une expo d’Antoine d’Agata le mois dernier ramenait de la souffrance dans l’image et devenait troublante… le corps est malmené sur scène, à l’écran, sur les images… très loin de nous.
Il manque un lien pour nous faire simplement descendre dans la rue. Combien de manifestations pour dénoncer la barbarie à Alep ? Oui, nous sommes déjà dans une forme de virtualité du monde.
Certes, les images (photos, vidéos…) ne changent pas en elle-mêmes des situations de guerre : c’est bien par une solution politique que celles-ci peuvent s’arrêter.
Mais elles ont forcément un poids auprès de l’opinion, dont finissent par se soucier les dirigeants des pays impliqués (les manifs contre la guerre du Vietnam ont joué un rôle adjacent à la défaite militaire américaine).
Sinon, on ne se plaindrait pas que les journalistes ne puissent entrer dans Alep, et on se passerait de regarder la télévision, remettant le sort de la Syrie ou d’autres pays aux décisions des chefs d’Etat les plus « puissants » du monde.
« A peu pres tout est faux dans ce cours de morale »…
Oui, a commencer par les images!
Comme le reconnait discretement Le Monde dans « les decodeurs ». Facon de prendre date, pour que dans un ou deux ans (ca ne prends plus 10 ans, pour que les gens se rendent compte) ils puissent dire: On s’en doutait, on n’etait pas dupes, on avait meme ecrit a ce sujet!
L’image (ou du moins celles dont vous parlez ici) qui suscitent l’émotion ne constituent pas une politique pas plus qu’une motivation d’une politique. L’émotion, dont l’indignation, ne produit jamais rien de positif si elle ne trouve pas relais dans la réflexion, la conscientisation et le désir d’action. Or l’émotion est une décharge qui s’évapore vite et souvent qu’on réfrène pour minimiser les perturbations (physiologique, affective et même de nos convictions) qu’elles génèrent. L’image ne produit d’effet sur le long terme que si elle mène à la réflexion, rarement l’image sensationnelle produit cet effet même si reprisent comme étendard d’actions déjà en cours.
Une photo emblématique peut-elle faire basculer l’opinion ?
« Oui. Devant l’horreur que mettent en lumière certaines images, les consciences s’éveillent et les gouvernements réagissent en prenant des décisions en faveur de plus d’humanté. »
Gilles Crampes, Photo reporter
« Non. Une image, aussi symbolique soit-elle, ne bouleverse l’opinion que ponctuellement. L’émotion qu’elle provoque retombe comme un soufflé. Et avec elle, la mobilisation citoyenne et politique. »
Marc Lits, Directeur de l’Observatoire du récit médiatique – UCL, Belgique
La comparaison avec le Vietnam, seul exemple où la mobilisation citoyenne semble avoir contribué à l’arrêt des combats, est évidemment sans aucune pertinence ici: il s’agissait d’un conflit où les USA étaient directement impliqués, avec de lourdes pertes humaines.
Pour ma part, je me refuse en tout cas à isoler les images du flux de l’information dont elles sont partie prenante. C’est me semble-t-il l’erreur de perspective majeure du récit des « images qui changent le monde », qui ne retient que des images d’information, mais fait comme si celles-ci étaient des œuvres d’art dépourvues de tout contexte d’énonciation. Parmi les idées reçues qui favorisent cette vision, il y a évidemment l’antithèse raison/émotion, superposée à l’opposition texte/image, soit une série de raccourcis tous plus idiots les uns que les autres. Inutile de dire que je ne souscris à aucun des postulats de cette psychologie de bazar. L’affectivité est évidemment partie prenante de la rationalité, sans quoi on ne voit pas sur quoi reposerait la rhétorique. Et une image d’information n’est jamais une image « irrationnelle », isolée d’un contexte de lecture et donc des éléments d’interprétation politique d’un conflit.
“Le peuple syrien meurt à cause de Bachar, d’Obama et de Poutine.”
… et de “quelques autres”, moins aisés à citer, à “illustrer” ?
A lire également:
– Messages d’adieu. Les voix inouïes d’Alep, par Marie-Anne Paveau: https://penseedudiscours.hypotheses.org/14795
– Les images ne sont pas responsables de l’inaction des sociétés, par Fanny Arlandis:
http://m.slate.fr/story/131570/images-photos-alep
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/syrie/les-nations-unies-et-la-syrie/article/syrie-rapport-cesar-relatif-a-la-torture-et-a-l-execution-de-masse-de-detenus
http://www.lepoint.fr/monde/quand-les-assad-dejeunaient-a-l-elysee-02-03-2012-1437369_24.php
http://www.francetvinfo.fr/monde/revolte-en-syrie/syrie-des-victimes-des-atrocites-du-regime-assad-identifiees_1225501.html
Peut-être les gens aujourd’hui sont plus sceptiques ce que concerne les images. Vietnam, c’était encore le temps de la photographie analogue. La manipulation des photos était évidemment possible, mais plus difficile. Aujourd’hui, même les enfants savent comment on peut améliorer, changer, transformer un image. Photoshop? Pas de problème!
Et les politiciens ont trop souvent utilisé des images forts pour justifier leurs actions. Bana al-Abed en est un exemple: est-elle vrai? Est-elle une fiction, crée par une agence PR? Peut-être il faut revoir « Wag the dog ». (Excusez mes fautes, je suis germanophone).
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