C’est pendant mes cours de philo d’hypokhâgne que je découvrais, avec la lecture de Heidegger (encore protégé en France d’un passé nazi déjà bien connu en Allemagne), le vertige du maniement de l’étymologie. Outil de la phénoménologie, l’explication qui semblait faire jaillir du nom lui-même des choses le secret d’un sens originel avait la séduction d’un tour de prestidigitateur.
Pourtant, l’étymologie ne remplace pas l’histoire. Et le mot qui le montre le mieux n’est autre que le terme «photographie», construction savante issue du grec, forgée dès 1839 par l’astronome John Herschel pour caractériser le procédé négatif-positif du pionnier anglais William Fox Talbot1, que chacun croit pouvoir interpréter logiquement comme «écriture par la lumière» (photos = lumière, graphie = écriture).
Or, contrairement à la famille de mots qui exploite le suffixe «graphe» pour désigner l’écriture ou la transcription (orthographe, autographe, télégraphe, etc.), le terme «photographie» renvoie à l’univers des arts graphiques, où cette racine désigne la production des formes visuelles, et plus précisément les techniques de reproduction multiple par impression, comme la xylographie, la lithographie ou la sérigraphie.
Explicitement citée dans l’article initial de John Herschel, l’application de la photographie à «la copie ou la gravure de dessins», est bien la pratique qui sert alors de guide pour penser l’invention d’une technique qui présente plus d’une analogie avec la reproduction gravée, en particulier la proximité du négatif avec le prototype de l’estampe. La photographie n’est donc nullement perçue comme une forme d’écriture (sur le modèle du télégraphe), mais comme un outil de reproduction à partir d’un original (comme la lithographie).
En réalité, les procédés photographiques, qui ne donnent généralement lieu qu’à une production limitée de multiples, ne sont pas de très bons outils de reproduction en série. Il est vrai que Niépce comme Talbot imaginaient des applications industrielles qui ne se concrétiseront véritablement qu’avec la carte postale (dont la diffusion sera assurée par des procédés d’impression, au début du XXe siècle). C’est pour accentuer cette différence avec la première technologie photographique, le daguerréotype, où l’image n’est produite qu’à l’unité, que les acteurs du champ privilégient l’appellation d’origine anglaise, avec la diffusion des procédés négatifs, à partir des années 1850.
On peut d’ailleurs remarquer que le mot «daguerréotype», souvent décrit comme la marque d’une appropriation usurpée par Daguerre, corrige à juste titre par le recours au suffixe -type (qui désigne le résultat de l’impression), le caractère aventureux du nom de baptême choisi par Niépce, l’héliographie – qui annonce là encore un programme plutôt qu’il ne le réalise. Exemplaire unique, le daguerréotype ne pouvait en toute logique s’inscrire dans la filiation de la reproduction gravée.
Une dénomination plus correcte du procédé argentique aurait pu être: «autotypie», si les pionniers avaient mieux discerné ce qui est perçu aujourd’hui comme sa propriété la plus éminente: l’enregistrement automatique. Malheureusement, ce trait original mettra du temps à être identifié, et il est possible que Daguerre, dont la compréhension théorique du procédé était des plus limitées, ait résolu par le recours à son patronyme la difficulté de nommer ce caractère énigmatique.
Quoi qu’il en soit, la construction étymologique du mot photographie ne peut s’expliquer que par le rappel du contexte historique de son adoption, et non par la simple traduction du mot-valise. Celui-ci exprime les espoirs industriels associés à une technologie de reproduction, en même temps qu’une manière de malentendu, car ce que l’avenir retiendra finalement du procédé est plutôt ce que résume l’abréviation populaire «photo»: l’empreinte lumineuse.
- John F. W. Herschel, “Note on the Art of Photography…”, The Athenæum, 23 mars 1839. [↩]
20 réflexions au sujet de « De quoi la photographie est-elle le nom? »
« Peinture » ou « écriture par la lumière » est pour beaucoup de photographes une simple posture artistique, pas une tentative d’explication étymologique. Du coup, rappeler l’origine du mot est certes salutaire, mais n’invalide en rien l’interprétation vernaculaire, que permettent les différents sens des racines grecques utilisées.
Pourquoi vouloir, encore une fois, dénaturer tous nos plaisirs et passions, en écrasant par un article braqué (anglé !) sur un point de vue purement technologique, notre « …Photographie… » ?
Merci pour ce bel article, la construction d’un mot est souvent une belle histoire très révélatrice.
Un appareil photo est une sorte de photophore…
Contrairement à certains commentateurs, il me parait vraiment essentiel de revenir comme le fait André sur la signification profonde du mot. Loin d’un hasard ou d’une approximation, le terme photographie nous dit beaucoup sur le contexte socio-économique des inventions de la photographie dont je crois les prolongements marquent encore – certes diffféremment – notre époque contempooraine.
Et très franchement, même pour moi qui suis artiste, je ne ressens aucune frustration, ni aucune « dénaturation » de ma pratique au prétexte qu’on corrige la fausse « posture » du photographe « écrivant avec la lumière »…
C’est assez curieux d’être pris à parti pour une simple note philologique, qui réunit des informations que chacun peut vérifier… Mais il me paraît aussi très remarquable de se montrer affecté par une définition ou une compréhension de sa pratique, au point qu’une interprétation adverse puisse apparaître comme menaçante.
Ce qui m’intéresse, en tant qu’historien, c’est de voir qu’on peut rêver une pratique à travers un mot. Dans le mot ‘photographie’, ce qui n’a pas changé, c’est la partie ‘photo’, son composant primordial, la lumière. En revanche, la partie ‘graphie’, qui désigne aujourd’hui une dimension scripturaire, qui fait écho à une conception auteuriste de la production photographique, est éminemment moderne. Il me paraît tout à fait captivant de constater que ce paradigme renvoyait au 19e siècle à la reproductibilité, et donc à une vision plus industrielle, dont l’héritier direct est peut-être la photo de stock.
Ce ne sont pas les mots qui contraignent nos pratiques, mais bien nous qui changeons leur histoire et leur sens. ‘Photographie’ raconte aujourd’hui autre chose que ce qu’il disait hier. Et comme le faisait remarquer un intervenant ci-dessus, cette évolution n’a rien à voir avec l’étymologie.
« C’est assez curieux d’être pris à parti pour une simple note philologique, qui réunit des informations que chacun peut vérifier… »
C'est le milieu qui veut cela, en littérature ou en musique ce genre de propos n'aurait pas du tout le même écho.
Bonjour,
Je suis très sensible à votre approche, qui souligne les liens originels de la photo et des arts graphiques.
Toutefois, je ne comprends pas bien votre passage sur l’autotypie. Il me semble – mais je me trompe sans doute – que -type désigne aussi une matrice, susceptible de donner lieu à la multiplication des exemplaires d’un même item, par exemple dans le terme « stéréotypie », qui est l’une des innovations ayant participé à la « seconde révolution de l’imprimé » à la fin du XVIIIe siècle (un moyen qui permet de prendre une empreinte de la forme typo dans du papier mâché, de façon à pouvoir rééditer un livre très facilement, et à ne pas mobiliser les plombs pour cette réédition).
Bref, pouvez-vous m’éclairer ?
D’avance, merci,
Laureline
Merci pour cet article lumineux. Pour les définitions de la photographie, je me rappelle d’une conversation totalement épuisante au Festival photo d’Angkor en 2007 avec Philip Jones Griffiths. J’avais présenté un aperçu de la photographie japonaise contemporaine ce qui l’avait mis hors de lui (Sugimoto Hiroshi…). Dans sa conception photographe = photojournaliste, les autres catégories de « photographes » étaient des usurpateurs. En gros, si l’on ne prenait pas le risque de sauter sur une mine on ne pouvait pas prétendre au titre de « photographe »…
@Laureline Meizel: Oui, vous avez raison: le suffixe -typie est plus spécialisé. Il vaudrait mieux, dans ce cas, en rester à -type (comme daguerréotype et calotype). Je corrige donc: la photographie devrait plutôt s’appeler autotype… ;)
@Claude Estebe: La photographie est beaucoup plus diverse que l’idée que s’en font généralement ses acteurs. Les problèmes commencent quand une catégorie professionnelle se sent propriétaire de la légitimité et du concept…
De mon point de vue, cyanotypie c’est le procédé, cyanotype l’objet, phototypie le procédé, phototype l’objet.
Enfin c’est ainsi que l’on cause dans les vieux labos.
@Gaud: Oui, c’est bien cela. Mais la question ici est plutôt: comment appeler un nouveau procédé (la photographie), au moment de son émergence, alors qu’elle ne se rapporte à rien de connu. Le registre de significations de -graphie comme de -type renvoient de toute façons au même univers: celui de l’imprimé. Cela signifie surtout que l’on n’a pas, au début du XIXe siècle, d’autre catégorie de référence où ranger quelque chose qui apparaît comme une image technique.
J’ai bien compris le sens de l’article, mais le remarque reste la même, savoir si l’on veut nommer le nouveau « procédé » ou le nouvel « objet ».
La terminaison -type existe dans d’autres domaines et dans d’autres langues.
Le vocabulaire de la photographie est jonché de cadavres sympathiques, des racines grecques, latines, quelques mélanges de français, d’anglais, et bien sûr tout un lots de contresens flagrants. Le marketing n’œuvre pas toujours dans le sens de la physique ni de l’art, mais de ce qu’il faut gagner sur le vieux monde concurrent. Le plus drôle sera le guerre argentico-numérique, un argentique qualifié d’analogique, un truc rétrograde, alors que le procédé est binaire, et un capteur silicium qualifié de numérique, un truc moderne, alors que le procédé est totalement analogique.
Il est probable que l’André Gunthert du XXIIIe siècle se posera des question sur ce triste état de la torture de notre vocabulaire.
@Gaud: « La remarque reste la même, savoir si l’on veut nommer le nouveau ‘procédé’ ou le nouvel ‘objet’. »
Il y a la nomenclature, et il y a l’usage. Daguerréotypie et calotypie ont aussi existé, à côté de daguerréotype et calotype, visiblement préférés. Si l’on considère que -graphie est un suffixe inapproprié pour nommer le procédé photographique, qui n’est pas un procédé d’impression, alors en effet le suffixe -type, qui désigne l’objet produit plutôt que le processus sériel, peut paraître plus satisfaisant. Mais c’est bien sûr un détail, voire une plaisanterie – les mots sont aussi là pour jouer avec… ;)
Quant aux racines grecques et latines, elles caractérisent surtout des dénominations techniques forgées au 19e et au début du 20e siècle (automobile, hélicoptère, vélocipède, téléphone, télévision…), souvent abrégées par l’usage (auto, vélo, télé…). Depuis, on est passé à l’emprunt direct des formes anglaises (‘informatique’ fait délicieusement vieille France face à ‘digital’, qui énerve beaucoup les lexicographes, qui ne comprennent pas que la langue enregistre aussi la trace des rapports de force géostratégiques, sociaux ou culturels…).
<<Daguerréotypie et calotypie ont aussi existé, à côté de daguerréotype et calotype<<
avec le calotype cela se complique un peu, entre le Talbotype et le calotype du langage courant il y a un monde. Les procédés du XIXe siècle sont une véritable jungle assez inextricable.
Mais la blague "digitale" est assez bonne elle aussi, des tas de gens se retournent dans leurs tombes.
De mon côté ce qui compte c'est d'utiliser les zzz-typie et de produire des zzz-type, dans la bonne humeur mais sans illusion, le chemin est plus important que la destination.
Que dire alors de l’adjectif « photographique » utilisé comme substantif et comme concept chez Rosalind Krauss?
@Denis Rioux: Bonne question! Le titre français du recueil d’articles publié en 1990 chez Macula (et qui n’a pas d’équivalent anglais) vise explicitement à produire un exercice de décentrement. Le choix du terme ‘photographique’, plutôt que l’appellation historique, est expliqué en introduction comme le projet de penser la photographie comme un objet théorique. La substitution adjective, dont il existe d’autres exemples, comme le ‘littéraire’ ou le ‘politique’, correspond à la tentative de dégager un paradigme au lieu de décrire simplement un objet ou un territoire (un propos que l’on peut comparer à la perspective de l’essai de François Brunet: La naissance de l’idée de photographie, 2000).
Bonjour,
Je suis confuse ; je me rends compte que j’ai laissé passer beaucoup de temps avant de vous répondre. Du coup, le soufflé est un peu retombé.
Bon…
Toutes mes excuses, et merci beaucoup pour votre réponse.
-type est effectivement le suffixe qui sera choisi lors du congrès international des photographes de 1889, notamment pour désigner l’épreuve positive (sous le nom de phototype). Mettre au point un vocabulaire uniformisé au plan international pour désigner les objets et les procédures de la pratique photographique, c’est l’une des premières questions que se donne à régler la communauté photographique assemblée là (et plutôt française dans mon souvenir des listes d’adhérents), comme le font au même moment, dans le même genre de cadre, la plupart des disciplines et des métiers. La phototypie sera aussi désignée sous le terme de photocollographie. Et, en fait, la plupart de ces termes ne sera pas vraiment adoptée dans les usages, notamment dans les ateliers.
La base est généralement le grec (parce qu’on est quand même dans un contexte européanocentré ou orienté), mais il est intéressant de voir au même moment émerger, toujours dans ces contextes de congrès internationaux, des tentatives de former des langues universelles, comme le Volapük ou l’Espéranto, dont les bases ne sont pas le grec (fantastique XIXe siècle… mais je m’éloigne).
Quant à -graphie, il me semble que celui-ci n’exclut pas, dans les années 1820, l’idée d’obtenir une matrice qui serve à multiplier une image, du texte, un message.
Niépce s’inspire de la litho, que Senefelder a mis au point, si je me souviens bien, pour produire facilement des partitions musicales, i.e. pour pouvoir écrire la musique et en multiplier la transcription de manière plus aisée qu’en typo (compliquée à composer). Si le but était de raccrocher les wagons avec l’invention dont il s’inspirait – qui était encore récente, et en fait en train d’être acculturée en France dans ces années 1820s -, cela me semble assez logique, sans pour autant exclure le lien avec les arts graphiques.
Sur ces questions de formation, d’appropriation ou non, de néologismes, dans le cadre de la photo, et plus généralement dans celui de la formulation d’innovations technologiques, que je trouve vraiment passionnante, même si tout n’est pas qu’une question de langage (aka linguistic turn m’a tuée), Michel Frizot avait écrit un article vraiment intéressant, qui se focalisait sur le mot « physautotype » (« Nicéphore sémiologue ; Le dit du père, au nom de la photographie », Trafic, n° 15, été 1995, p. 131-141.). Je crois aussi que Marie-Sophie Corcy a travaillé sur ces questions.
Bref, merci encore pour votre réponse et votre texte, qui souligne la nature duale de l’invention de la photographie (moyen de réplication / moyen de représentation).
Laureline
En fait, oui, il y a quelque chose de particulièrement intéressant dans les motivations à la base de l’invention de la litho, cette volonté de réduire le temps de la transcription, de fluidifier la création de la matrice, en lien avec l’écriture de la musique (un art du temps :)), qu’on pourrait rattacher avec la photo. Un truc à creuser, en lien avec vos recherches sur l’instantanéité.
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