La photographie, intensificateur d’expérience

Musée Condé, Chantilly, 2016 (photo AG).

(Chronique Fisheye #22) La photographie vernaculaire compte parmi les pratiques les plus dénigrées. Sa seule utilité reconnue est sa fonction de mémoire familiale. Quant au reste, l’image de soi passe pour narcissique, et la photographie touristique ou muséale est volontiers décrite comme un écran qui empêche de profiter pleinement de l’expérience vécue. Je me souviens d’un critique de renom qui expliquait, indigné, avoir vu un touriste japonais enregistrer en vidéo le paysage par la fenêtre, tout au long d’un voyage en train. Un tel abus était supposé apporter la démonstration par l’absurde du caractère néfaste des pratiques visuelles du plus grand nombre.

On pourra désormais répliquer à la photophobie qu’elle se fourre le doigt dans l’œil. Une étude de psychologie américaine publiée l’été dernier a pour la première fois entrepris d’évaluer les effets produits par l’action de photographier1. Neuf expériences soigneusement contrôlées ont permis de mesurer le ressenti de sujets durant un city-tour en bus, un repas, un concert, une visite de galerie ou d’autres occasions simulées sur écran. Effectués sur plusieurs centaines de personnes, les tests ont comparé à chaque fois la réponse de deux groupes, qui ont été autorisés ou pas à prendre des photos.

Particulièrement robustes, les résultats de cette enquête détaillée sont sans équivoque: l’expérience est vécue plus intensément lorsqu’elle est photographiée. Pour la première fois, l’étude met au jour la particularité de la pratique photographique, qui ne dilue pas l’attention, à la manière d’autres activités multi-tâches, mais l’accentue au contraire, en la focalisant sur l’action menée.

Augmentant l’engagement du sujet, la photographie apparaît comme un exhausteur de la qualité de l’expérience, plutôt que comme une activité parasite. La preuve la plus remarquable de ce phénomène est fournie par une contre-expérimentation, qui montre que cette accentuation se produit y compris dans le cas d’un ressenti négatif (test effectué à partir d’une simulation de safari photo, où un groupe de lions attaque un buffle). De quoi observer sous un autre jour les images des albums de famille, qui privilégient les moments heureux, et atténuent ou effacent les malheurs de la vie.

Toute entière vouée à établir les faits, l’enquête américaine ne propose pas d’explication du phénomène observé. On trouvera chez Pierre Bourdieu quelques pistes permettant de formuler des hypothèses. Le sociologue, qui était aussi photographe amateur, a raconté sa pratique en Algérie, alors qu’il découvrait la réalité du conflit colonial, à la fin des années 1950. Confronté aux camps de regroupement, Bourdieu décrit la photographie comme «une façon d’intensifier son regard»: «la photo, c’était ça, une façon d’affronter le choc d’une réalité écrasante2».

Choisir un point de vue, appuyer sur le déclencheur, produire une image: si un touriste affronte de façon moins dramatique la beauté d’un site ou l’émotion de l’histoire, l’appareil photo restitue là aussi un rôle d’acteur à celui qui n’était que spectateur. Transformant en expérience personnelle ce qui n’était qu’un spectacle, la photographie offre une manière simple et concrète de se réapproprier le monde.

Concentrée sur l’effet de focalisation de la prise de vue, l’étude ne prend en compte ni le rôle mémoriel des images, ni leur partage ou leur discussion postérieure via les outils numériques. Nul doute que ces divers usages et fonctions ne font qu’ajouter à l’enrichissement de l’expérience.

La photographie amateur existe depuis plus d’un siècle et demi. Le plus étonnant est de constater, comme le font les auteures de l’enquête, qu’une pratique aussi universelle n’avait pas encore fait l’objet d’une telle investigation. Il reste sans doute bien des questions à poser aux pratiques visuelles privées. Encore faudrait-il, pour les envisager dans toute leur richesse anthropologique, se débarrasser des préjugés qui n’y voient qu’un loisir sans importance.

  1. Kristin Diehl, Gal Zauberman, Alixandra Barasch, «How Taking Photos Increases Enjoyment of Experiences» (pdf), Journal of Personality and Social Psychology, 2016, vol. 111, n° 2, p. 119-140. []
  2. Pierre Bourdieu, «Voir avec l’objectif autour de la photographie» (entretien avec Franz Schultheis), Esquisses algériennes, Paris, Le Seuil, 2008, p. 365, 368. []

14 réflexions au sujet de « La photographie, intensificateur d’expérience »

  1. Chez moi y veut pas, je suis triste …
    Le web me snob, moi et mes veilles machines …

    Cela dit, l’article est intéressant, mais je suis toujours dubitatif, et pour exprimer la dubitation, je propose que l’on imagine que cette notion d’exhausteur n’apparait qu’en 1827 et qu’avant la vie reste fade, genre régime sans sel des années 60 …

    Que serait donc devenu la grande révolution de 1789 avec la photographie comme compagne, un super plus plus à l’image des nuits debout ou juste quelques têtes coupées pixelisées …

    Je n’ai pas la réponse, mais je me pose cette question depuis des siècles : faut-il tout photographier ?
    Pour ma vie vie de photographe, la réponse est non, mais cela ne concerne que ce que je nomme, mes projets.

    Bonne soirée
    A+

  2. Je ne comprends pas quel est le lien entre le constat de l’intensification de l’expérience et le fantasme du « tout photographier ». Faut-il obligatoirement réduire la photographie à des caricatures?

  3. L’intensification de l’expérience agit comme une drogue et conduit à tout photographier, dans le but d’intensifier à tout va.
    C’est ce que l’on peut observer, sans la moindre caricature, une grande partie de la population mondiale a toujours un appareil photo à la main, et elle s’en sert.
    Alors voilà, faut-il tout photographier ?
    Faut-il photographier tout le temps ?
    Juste un constat et une question, je n’ai pas la réponse, sauf une réponse personnelle, qui n’intéresse personne.

  4. « Une grande partie de la population mondiale a toujours un appareil photo à la main, et elle s’en sert. » On peut condamner a priori la généralisation de cette pratique, c’est la position classique des professionnels de l’image, que je rappelle au début de ce billet. On peut aussi se dire que si une technique déjà ancienne s’est maintenue dans la durée, et s’est développée au point de devenir la première pratique créative des particuliers, c’est qu’il y a probablement de bonnes raisons pour cela. L’intensification de l’expérience est une belle réponse de la recherche, sans caricature ni jugement moral a priori. Un exemple à suivre.

  5. « La pornographie c’est l’érotisme des autres. » Cette citation d’André Breton (?) me semble bien résumer le discours sur les photographes amateurs et la photographie touristique ou muséale. Au musée comme sur un spot touristique, les autres me gênent et leur prétention à consommer ces lieux dont je souhaiterais disposer seul est nécessairement de l’ordre de la pornographie là où je ne suis qu’amour de l’art :-) Maintenant, si ce n’était pas leur smartphone qui me dégoûtait, ce serait leurs bermudas, leur façon de manger dans la rue ou leurs commentaires sur les œuvres.
    Sur le fond, lorsque je réalise des photographies, j’observe mon environnement différemment, beaucoup plus attentivement que lorsque mon appareil reste dans mon sac. Je ne vois pas de raison pour qu’il n’en soit pas de même pour les autres….

    On ne photographie pas tout, tout le temps, loin de là. Il y a des sujets tabous, et surtout des sujets qui sont totalement ignorés. Le « tout » c’est simplement ce que nous sommes capables socialement et culturellement d’envisager comme un sujet digne d’être photographié à un moment donné. Je me demande d’ailleurs si les peintres au XVII, XVIII ou XIX siècle ne se demandaient pas régulièrement si tout n’avait pas déjà été peint.

  6. L’intensification de l’expérience n’est-elle pas due au fait que le photographe est en action, en interaction avec le sujet. Si il avait un crayon et un papier et devait dessiner ce serait la même intensification, selon vous ?
    N’est ce pas juste la création d’un point de vue qui favorise l’empathie ?

  7. <<On peut condamner a priori la généralisation de cette pratique, c’est la position classique des professionnels de l’image, que je rappelle au début de ce billet.<<

    Mais où voyez vous donc une critique, je ne fais, comme vous, que constater une addition et je pose une question, c'est tout.

  8. @Thierry: Bonne remarque. Comme le montre l’extension de la qualification pornographique à n’importe quel type de consommation exagérée (food porn, ruin porn, riot porn, etc…), celle-ci est d’abord une condamnation morale a priori de cette consommation.

    @Alfred: On peut en effet supposer que n’importe quelle activité de relevé, croquis ou compte rendu, participe de la valorisation du phénomène observé. Admettre de ranger la photographie amateur parmi ces activités nobles constitue déjà une évolution notable de son appréhension. Entre ensuite en ligne de compte la compatibilité de l’activité de compte rendu avec l’action elle-même. Comme le souligne l’article cité, il semble que la photographie se distingue des autres formes de multitasking, en se comportant en focalisateur plutôt qu’en perturbateur de l’action. Il faudrait regarder de plus près ce constat, mais il m’est déjà arrivé d’observer que le fait de filmer une action était plus difficilement compatible avec la participation à cette action que de la photographier. La simplicité et la rapidité de l’opération photographique paraissent évidemment des conditions nécessaires pour expliquer son intégration à d’autres activités.

  9. « L’expérience est vécue plus intensément lorsqu’elle est photographiée. » Et donc, cela voudrait dire que plus on photographie son quotidien, plus on accentue l’attention que l’on porte à son quotidien ? Intensifier son regard, comme dit Bourdieu, c’est différent que de vivre intensément une expérience.
    Je ne vois pas bien ce que cela veut dire cette histoire d' »expérience vécue intensément ». Que la prise de vue agisse comme un excitant, un exhausteur, oui, sans aucun doute, mais pas besoin d’étude scientifique… la mise en avant de l’Acte photographique dans les années 80 en parlait déjà très bien (Denis Roche en particulier).

  10. À quel point s’agit-il d’«intensification» de l’expérience plutôt que de sa «transformation»? Il me semble que la photographie ne peut être considérée en dehors de sa manière de «transformer» l’expérience, ou le réel. Il y aurait ainsi deux expériences en jeu et la question consisterait peut-être à savoir selon quels principes elles se complètent et/ou s’opposent, et en quoi elles permettent l’ouverture à de multiples manières de voir et d’expérimenter le monde? La question de fond restant celle de la nature de notre rapport au monde, visible, et à nos manières de l’appréhender.

  11. Ajoutons l’effet « blow up » (Antonioni), c’est-à-dire la découverte « après-coup » de détails intéressants grâce à des capteurs de plus en plus puissants.

  12. Dans son bloc-notes de juin 2014 paru dans la revue « Pour la Science », Didier Nordon expose que de prendre une photographie permettrait d’échapper au trouble qu’est de regarder un objet sans « éprouver le sentiment d’en avoir joui à la perfection ». Et si l’enjeu de la photographie, particulièrement la photographie vernaculaire ou touristique, n’était ni dans l’expérience de l’objet ou la jouissance de son image, mais dans la libération émotionnelle de ce qui nous est donné à voir.

    N’avons-nous pas déjà été émerveillés devant un paysage qui nous émeut au point de ne pas vouloir le quitter? N’avons-nous pas dès lors pris une image de ce paysage dans l’illusion de le capturer, de le garder, de le faire nôtre? Et n’avons-nous pas, une fois l’image vue, été déçus par l’émotion moindre ressentie en rapport au souvenir émotionnel de la réalité?

    Celui qui prend la photographie a-t-il véritablement un intérêt pour la photographie prise? A-t-il seulement un intérêt pour la contemplation de ce qui est photographié? Ce « magnifique! » dont parle Didier Nordon, caractérise-t-il le monde ou l’idée du monde dont la photographie peut être un véhicule? C’est-à-dire, dans l’acte photographique, est-ce la réalité, l’image ou l’acte lui-même qui importe?

    En fait, dans la photographie, ce n’est peut-être pas l’image la plus importante, mais l’acte de sa prise. Par cet acte, je capture symboliquement le moment présent incarné dans un lieu et le maîtrise ainsi émotionnellement au lieu d’y être asservi, subjugué que je suis par la surprise et la joie, la tristesse et la colère, la peur et le dégoût. Les premières émotions étant probablement celles en général recherchées par les admirateurs de massifs fleuris et les dernières, celles par les photographes de guerre. Ce qui rejoindrait la « façon d’affronter le choc d’une réalité écrasante » de Bourdieu.

    Regarder le parterre de fleurs suffisamment longtemps pour en jouir à la perfection n’est alors pas l’enjeu de la photographie. L’enjeu n’est pas non plus dans la jouissance, différée, que pourrait apporter la contemplation à volonté de l’image photographique. La durée de la contemplation serait plutôt celle du temps mis à se libérer de l’emprise émotionnelle de ce qui nous est donné à voir. Et la photographie permet, rapidement, de se libérer de cette emprise. Au point que, lorsque l’objet photographié n’est plus le parterre fleuri mais notre propre enveloppe, l’autoportrait, et son pendant trendy qu’est le selfie, permettrait, peut-être, de se libérer de l’angoisse existentielle.

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