Des gros mots dans la campagne

Hystérisé par la confrontation à un piège logique, le second tour des présidentielles françaises voit la multiplication des appels et des exhortations, qui renouent avec le langage de l’affiche. Comme si, dans l’univers des images, pour crier encore plus fort que les autres, il fallait en revenir à la puissance élémentaire du verbe.

Le comble de ce paradoxe est exprimé par la couverture du 3 mai de Charlie Hebdo, clin d’oeil au slogan graphique “Je suis Charlie” qui exprimait le soutien à l’hebdomadaire au moment des attentats. Comment mieux dire que, quand les choses sont vraiment graves, même un journal satirique spécialisé dans la caricature choisit de renoncer à la futilité des images?

Bien sûr, ce renoncement n’est qu’apparent. Le mot contre l’image est encore une image, et ces titres barrant à eux seuls tout l’espace de la page tirent leur force d’un effet de disproportion graphique comparable à celui du gros plan: une amplification visuelle qui relève pleinement de l’esthétique hyperbolique de la caricature.

Comme le jeu du fond noir, qui est là aussi une couleur de l’absence de couleur, ce choix des gros mots est bien un message visuel, qu’il faut interpréter en contexte. Dans un espace public saturé d’images, le retour au ressources brutes de la typographie porte des connotations d’universalité et de primitivité qui confèrent à l’énoncé la puissance et la rage du cri.

L’énoncé de Charlie est aussi un gag, une mise en abyme de l’expression du journal, une pirouette réflexive qui interroge précisément en raison de son émetteur. D’où l’ultime paradoxe: c’est en renonçant au dessin que Charlie a probablement produit la meilleure couverture de son histoire.

5 réflexions au sujet de « Des gros mots dans la campagne »

  1. Belle analyse. Cette « pirouette réflexive » semble cependant plus proche d’une proposition disjonctive que d’une interrogation…

  2. Il y a des moments historiques où il ne s’agit plus de finasser, ni même de dessiner : « Charlie Hebdo », comme « Libé » et comme aussi « Le Canard enchaîné » de ce matin (« Ni Marine, ni Le Pen ! ») montrent, eux, l’exemple.

  3. Pourrait-on aussi faire un rapprochement entre le phylactère d’un dessin satirique et la légende d’une image où les deux se rejoignent parfois dans la fonction d’ancrage (plus que de relai) obligeant ainsi à une unique compréhension du message? On aurait alors dans pareilles couvertures un enflement phagocytaire du texte pour que l’équivoque, le doute, le flou de l’image ou du dessin disparaissent dans un signifié déclamatoire et sans ambiguïté. Mais cela ne peut fonctionner pleinement que dans l’exception. Dans le cas de « Charlie hebdo », ce « cri » unique, orphelin d’un dessin, que pousserait un personnage de Charb, de Riss ou Coco est un contrepoint au dessin satirique habituel (mais pas futile) des couvertures de l’hebdomadaire. Et ce contrepoint est encore satirique, même s’il s’agit d’une « auto-satire ».

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