Une pensée paresseuse associe les selfies ou les exercices d’autoprésentation des réseaux sociaux à un narcissisme stérile, caractéristique de la perte de valeurs des jeunes générations. Pourtant, les attentats qui ont secoué la France en ce début d’année et les réactions qu’ils ont suscitées montrent à quel point cette lecture négative méconnaît les ressorts de la communication contemporaine.
Parallèlement à la diffusion du hashtag #JeSuisCharlie sur Twitter, l’une des réponses les plus marquantes et les plus immédiates à l’annonce de la tuerie de l’hebdomadaire satirique Charlie-Hebdo aura été le détournement du système d’affichage de la photo de présentation sur Facebook, rapidement remplacé par un carré noir, puis par l’énoncé “Je suis Charlie”, sous la forme d’une image reproduisant le logo du journal. Dès l’après-midi du 7 janvier, l’extrême viralité de ce comportement provoquait comme une pluie de points noirs piquant du signe du deuil les conversations les unes après les autres. Quinze jours plus tard, cette empreinte marque encore le média social.
Après avoir identifié l’auteur de la création graphique, les journaux ont expliqué que le mot-clé renvoyait à des précédents historiques, comme le célèbre «Ich bin ein Berliner» (“Je suis un Berlinois”) de John Kennedy en 1963. Mais il est plus pertinent d’y voir une adaptation typique des nouveaux médias, où l’image de soi est utilisée comme le support le plus efficace d’un message public.
La première mobilisation à recourir systématiquement à ce principe aura été celle du mouvement Occupy Wall Street, en 2011, avec le blog We are the 99% (“Nous sommes les 99%”), qui offrait la vision de milliers d’individus associant leur portrait à une feuille manuscrite décrivant les ratés du rêve américain.
“Je suis Charlie” n’est pas qu’une formule, un simple slogan, mais d’abord un jeu viral, caractérisé par la participation spontanée et la diffusion ultra-rapide du message, garantie par une règle implicite simple, mais aussi par l’utilisation délibérée des ressources du réseau. Facebook signalant systématiquement les changements de portrait de présentation et leur réservant une place de choix dans son algorithme, l’information se trouve nécessairement boostée par les technologies du self. Plutôt qu’un message isolé posté sur la timeline, son assimilation à l’image de profil assure sa répétition à chaque intervention. Placée en position de signature, la locution “Je suis Charlie” n’est pas seulement énoncée, mais performée par l’appropriation.
Recourir aux outils de diffusion de l’image de soi pour augmenter l’exposition d’un message témoigne d’une culture maîtrisée du réseau. A cet égard, il faut remarquer que le panneau noir n’a pas été la seule forme témoignant du soutien aux victimes. Au contraire, le mème a trouvé mille déclinaisons individuelles, par l’ajout de prénoms, la reproduction de couvertures ou d’autres illustrations des auteurs de Charlie, la reprise de titres ou de dessins de presse, la combinaison d’une photo avec le slogan, la mise en situation de l’affichette tenue à la main, un autoportrait aux crayons, voire La Liberté guidant le peuple…
Ce mélange de revendication singulière et d’affichage collectif, désormais familier aux usagers des réseaux sociaux, et qui prend systématiquement les images pour support, nous offre un guide précieux pour interpréter les usages iconographiques contemporains, y compris ceux qui paraissent les plus égocentrés. En réalité, comme l’explique le sociologue Erwing Goffman, toute forme de présentation de soi doit être comprise dans le cadre d’une interaction sociale, hors de laquelle elle perd toute signification. Seule l’interprétation psychiatrique isole le sujet – c’est pourquoi l’idéologie libérale, promoteur de l’individualisme, lui donne si volontiers la préférence pour soigner les maux de la société.
Nos usages des plates-formes interactives, et particulièrement ceux qui passent par l’image, tissent une nouvelle écriture du social. La réponse collective n’est plus celle d’“anonymes”, mais précisément une agrégation de signatures. L’épisode “Je suis Charlie”, réaction spontanée devenue le label de l’événement, jusqu’à figurer sur la couverture du “numéro des survivants”, montre que les nouveaux médias favorisent une forme d’action qui ne noie pas l’engagement individuel dans la mobilisation collective, mais en préserve la singularité, qui fait sa force.
Loin de l’autisme supposé de la Me Generation, “Je suis Charlie” a offert au message de condoléances la place la plus significative et la plus personnelle, celle de notre portrait. Le “Nous sommes Charlie” qui en est issu montre qu’on aurait tort de confondre celui-ci avec un miroir.
Billet initialement publié sur Fisheye.
- Lire également sur ce blog: Les images “iconiques” du 11 janvier, un monument involontaire?
14 réflexions au sujet de « “Je suis Charlie” ou les pouvoirs de l’image de soi »
Je vais peut-être m’éloigner du sujet mais il pourrait aussi être intéressant l’analyser ce « Je suis Charlie » comme ayant été porteur de sens différents au fil des heures et des informations.
Tout d’abord symbole spontané de solidarité avec le journal, voire plus particulièrement avec ses dessinateurs dans les premières minutes (car ce logo est apparu et s’est diffusé à une vitesse rare, voire inédite) ; puis un symbole forcément plus large quand on a appris que d’autres personnes avaient été tuées (deuil, colère, contre l’obscurantisme, pour la liberté d’expression, etc.) ; et enfin, avec la marche, le « je suis Charlie » a fini par se retrouver dans un domaine plus politique, au sens large (unité, laïcité, liberté, etc. — oui, ça ne collait pas forcément avec les personnalités qui s’y étaient invitées, on est d’accord…).
Je pense que ce « je suis Charlie » n’a logiquement pas été conçu pour les symboliques qu’il s’est retrouvé à porter au fil des jours. Cette blague qui disait en substance « j’espère que les terroristes ne vont pas tuer Zemmour parce qu’on a pas envie d’être Zemmour » résume bien la faiblesse de ce message devenu trop vite un symbole alors que trop identifiant, trop limité.
Du coup, les « je suis Charlie » et ses déclinaisons attendues (allant du « je ne suis pas Charlie » à « je suis autrechose »), ne l’étaient pas ou plus pour les mêmes raisons. On a fini par se retrouver avec un message qui opposait les gens, qui accentuait les crispations, alors qu’un certains nombres de sujets relatifs à ces attentats auraient dû faire l’unanimité. On en arrive à avoir des enseignants qui sont obligés d’expliquer à leur élèves ce que signifie « je suis Charlie », ce qui est symptomatique du bordel causé par le message.
Personnellement, bien qu’ami de Charlie, je n’ai pas souhaité être Charlie. Et je crois que les internautes sont tout simplement allé trop vite sur ce coup là.
@Christophe D.: Merci pour ces remarques. Tout à fait d’accord sur l’idée d’une évolution dans le temps du sens de l’appropriation, et d’une polysémie proportionnelle à son extension – ce qui rend l’étude précise du mème particulièrement ardue. Il n’en reste pas moins que cette signature (absente des précédents comme l’affaire Merah) a bel et bien « coloré » la réception de la tuerie, dès les premiers instants – et donc contribué à en modifier la perception.
J’ai quand même été un peu choquée, le lundi suivant la grande marche, de voir beaucoup de « Charlie » disparaitre… et les phrases du type… Je suis de nouveau machin, truc, bidule… Instantanéité ? Zapping ? Manque de recul et de réflexion ?
C’est vrai que Facebook annonce aussi quand les gens reviennent à leurs anciennes photos de profil. J’en ai vu un ou deux se faire chambrer hier à ce sujet.
André : j’ai profité de ton article pour mon commentaire hors sujet car pas vu d’étude précise sur le mème (diffusion, perceptions, appropriations, etc.) et ce ne doit effectivement pas être facile à réaliser de manière documentée et référencée. Plus facile à commenter rapidement qu’à faire ;-)
L’emploie d’une formule n’est que du verbe et du mot, l’important c’est la représentation de cette formule. Elle représente l’adhésion à une idée qui est la liberté au-delà même le celle de l’expression, c’est pourquoi je suis Charlie et que je ne vous comprends pas, alors ne prenez pas les internautes à témoins et en terme de bordel comme vous dites, je ne pense pas que tout ce mouvement des peuples en soit un.
Tout y est, ou presque!
« Une pensée paresseuse »: escroquerie linguistique visant à disqualifier par avance tour désaccord
« les ressorts de la communication contemporaine »: en clair, ce que pensent les spécialistes autoproclamés / ce que Dit (si j’ose dire) le Prophète Marketing
« du signe du deuil »: le spécialiste autoproclamé a « décrypté » la situation: la Science vous dit qu’il s’agit d’un Deuil (D majuscule). C’est quoi, un Deuil? oh pardon, cette question lèse majesté!
« le média social »: sur un site réputé sérieux, on devrait appeler chat un chat et un média social Facebook ( ©, ®, made in USA)
« la locution “Je suis Charlie” n’est pas seulement énoncée, mais performée par l’appropriation » sic…
« Recourir aux outils de diffusion de l’image de soi pour augmenter l’exposition d’un message témoigne d’une culture maîtrisée du réseau. » disons plutôt témoigne d’une connaissance de la page 3 du mode d’emploi du susdit!
« le mème » n’a pas plus à se définir, quitte à renvoyer à une page, que le principe d’Archimède, puisque c’est un concept Scientifique, qui remplace avantageusement des mots tels que rengaine, lieu commun etc…
10 lignes sur internet, c’est la limite du lisible, donc j’arrête…
Je n’ai pas été, je n’ai pas suivi Charlie, j’ai marché les poings dans les poches et l’oeil ouvert.
C’est Philippe Val qui l’a proposé; était-ce la bonne formule d’abord? Avait-on le temps d’en trouver une meilleure pour rassembler? On pouvait être indigné mais ne pas brandir cette écriteau. Saviez-vous d’ailleurs que beaucoup l’ont refusé?
Je voulais participer à cette marche, mais quand j’ai vu la récupération par la « clique de l’OTAN »… sans moi :)
On dirait du Mein Kampf, trop intellectuel pour être de bonne foi, je vomis cette prose. Philosophe de bas étage.
Je note avant d’oublier que j’ai moi-même failli changer mon profile pic le 7 janvier. Je n’avais pas envie de me solidariser avec la rédaction tout entière, mais de manifester un hommage au dessinateur dont je me sentais le plus proche, Cabu. Je me suis donc mis à chercher sur Google Images des vignettes de Cabu, particulièrement du Grand Duduche. En effectuant cette recherche, je me suis mis à relire du Cabu. Cette relecture de l’oeuvre m’a finalement fait renoncer à mon projet d’hommage. Je ne me sentais pas suffisamment convaincu pour assumer ce qui allait nécessairement être un affichage visible et durable. On voit que le détournement du portrait n’est pas fait à la légère, mais constitue un engagement mesuré, précisément parce qu’il met en jeu l’identité.
À Gérard Martin (20h08) :
J’ai défendu Charlie comme je le pouvais, autrement qu’avec le « je suis Charlie » ; et je l’ai même fait bien avant que les attentats n’arrivent, y compris financièrement. On peut défendre la liberté (ce qui, soit dit en passant, n’est déjà pas évident pour tous les Français dont certains, qui ont leurs raisons, aimeraient bien qu’il y ait des limites aux blagues religieuses) sans pour autant afficher un « Je suis Charlie ». Je tiens à préciser au passage que mon intention n’est pas de critiquer les « je suis Charlie » (c’est vrai que mon 1er commentaire pouvait être perçu comme tel, je ne m’en étais pas rendu compte) : c’était d’abord un outil textuel et visuel, techniquement facile à reprendre par tous et disponible rapidement (cf. l’article d’André) pour marquer sa solidarité (dans un premier temps en tout cas).
Avec le recul, je constate simplement que le « Je suis Charlie » a fini par causer un grand nombres de problèmes car pas conçu pour supporter tout ce qu’on lui a fait porter. Ça n’a l’air de rien, vous allez me dire que ce ne sont que des mots mais, concrètement, on se retrouve avec des enfants musulmans qui pensent que ce message est orienté contre eux ; avec des gens qui pensent que les 7 victimes qui n’avaient rien à voir avec Charlie sont mises de côté ; et je ne parle pas des « je ne suis pas Charlie » qui, mécaniquement, se retrouvent en opposition directe avec les « Je suis Charlie » alors qu’il faudrait promouvoir l’union. Quant aux « je suis Kouachi » et autres détournements aussi douteux qu’attendus avec un symbole aussi identifiant, il en a envoyé quelques uns au poste et profite à l’extrême droite.
Je ne m’attarde pas mais en étudiant d’avantage la question (ce qui demanderait un travail d’étude important dont je n’ai ni le temps, ni les compétences), je pense qu’il serait possible de recenser des dizaines de cas de « mésinterprétation » directement liés à la large utilisation des 3 mots « je suis Charlie ». Et ça, ce n’est pas de la philo, c’est du concret ;-)
À Alexandre :
En janvier 2011, aux premières heures de la révolution tunisienne où la police tirait sur la foule, j’avais conçu cette image de soutien : http://www.ouinon.net/images/tunisie-emeutes-druaux-ouinon.jpg
Sans vouloir me lancer des fleurs, je pense que si la France s’était appelée Tunisie, cette image aurait été beaucoup plus rassembleuse et moins ambiguë pour tous que le « je suis Charlie ». Loin de moi l’idée de dire ce qu’il aurait fallu faire de mieux (ça a été si vite que c’était de toute façon trop tard) ; je pense simplement que sur ce coup, la viralité n’a pas misé sur le bon cheval et que ça a posé des problèmes de sens qui ont eu un certain nombre de conséquences inverses à l’effet recherché.
«“Je suis Charlie” a fini par causer un grand nombres de problèmes car pas conçu pour supporter tout ce qu’on lui a fait porter». On est d’accord, mais n’est-ce pas le cas de toutes les formulations à vocation de synthèse? Interestingly, c’est aussi le statut qu’on a refusé aux caricatures du Prophète: ces résumés-là ne pouvaient pas être polysémiques, il n’y avait qu’une bonne manière des les comprendre, ceux qui se sentaient offensés ne les lisaient pas correctement…
Bien vu, André le renard ;-)
Cependant, je ne pense pas qu’il ait été reproché à ceux qui se sentaient offensés par les caricatures religieuses d’avoir mal compris la posture du journal. Au contraire, c’est plutôt l’inverse qui surprenait puisque Charlie tape sur les religions depuis 55 ans, sans ambiguité. Et tout le monde l’a toujours su.
Notre mémoire collective a brutalement flanché en 2006, avec la publication par Charlie des caricatures danoises. Là, sur fond de crispations religieuses et de menaces d’attentats, on s’est finalement dit que le blasphème, c’était mal. Ce qui, dans l’absolu, n’est pas si incompréhensible que ça car c’est effectivement offensant pour plein de croyants qui n’ont rien demandé (personnellement, je ne suis pas un ennemi des religions). Sauf que, pour d’autres, remettre en cause un droit vieux de deux siècles, sur fond de menaces et de tensions, est forcément perçu comme le signe annonciateur de quelque chose de nocif pour la liberté, qui risque de gagner toujours plus de terrain si on commence à reculer. Sans doute la raison qui a poussée la rédaction de Charlie à fuir en avant ses dernières années, jusqu’à être accusée par une partie de l’opinion d’avoir provoqué un climat qu’elle combattait pourtant depuis toujours, tout comme le racisme et autres injustices sociales.
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