Les débats absurdes pour savoir de quel bord politique est Emmanuel Macron (alors même qu’il n’y a jamais eu le moindre doute sur le fond) comptent parmi les signaux les plus clairs de la disparition en cours de la gauche. Disparition politique et idéologique, qui a aussi pour corollaire et pour marqueur le désamour et la perte d’image.
C’est ce dernier point que je cherche à mieux cerner (que l’on me pardonne ces notes en vrac façon Castagne). Tout membre d’une société, à travers quantité de micro-indications, ressent le caractère valorisé ou non d’un caractère. Il y a par exemple tous ces petits mots – la hype, la coolitude, le glamour – qui disent la vogue de certains traits, attitudes, pratiques, héros. Et inversement, quoique de façon plus diffuse, l’impression d’aura négative qui a l’air accrochée à d’autres. Macron est hype – Mélenchon, quoiqu’il fasse, même ses partisans le ressentent, reste lesté par un désamour fatal.
Les novices du spectacle, ignorants les mécanismes qui naturalisent le récit, croient que la hype de l’un et l’absence de glamour de l’autre s’expliquent par leurs caractères propres. Si Mélenchon est moche, c’est parce qu’il est ronchon – si Macron est séduisant, c’est parce qu’il a du talent. Pour apercevoir la dimension construite de ces images, on peut essayer de se souvenir à quel point Nicolas Sarkozy paraissait tonique et bogosse en 2007. Il suffit de sélectionner les bonnes photos. Les journaux qui me demandent aujourd’hui mon avis sur les images de campagne de Soazig De La Moissonnière, photographe officielle de Macron, savent ce qu’ils font en choisissant de valoriser un corpus à proprement parler propagandiste, exclusivement composé d’images sympathiques et souriantes.
Un sociologue s’est intéressé à la production de la hype: Pierre Bourdieu, qui l’appelait la Distinction, et qui a bien montré que ses caractères sont liés à la domination sociale. On a beau faire, la pauvreté sera toujours moins glamour que la richesse.
Le problème de la gauche, ce qui la leste irrémédiablement, c’est que plus personne ne veut voir la part la plus moche de nos sociétés, celle qui contredit sa description idéalisée comme une société des classes moyennes, de la réussite et de l’émancipation. On dira qu’il en a toujours été ainsi, que les classes laborieuses ont toujours été les classes dangereuses? Eh bien non. Il y a un siècle, le social était cool. La bohème était à la mode, Lénine emmenait la révolution bolchevique, et Charlie Chaplin triomphait au cinéma dans son personnage de clochard. Les foules allaient changer le monde, et même l’art était politique. Cent ans plus tard, on peut vérifier dans le miroir des images télévisées de Cannes et le faux chic Canal + les dégâts de la gentrification des classes moyennes.
Deux symptômes symétriques parmi tant d’autres de la perte d’image du social: l’excellent film de François Ruffin, Merci Patron, qui choisit de faire passer un message de revendication politique sous les aspects d’une satire grinçante. La gauche radicale a condamné cette scénarisation par le stratagème, mais Ruffin vise un public plus large que les derniers militants d’un marxisme exsangue, et les réactions offusquées d’une presse embourgeoisée aux moindres interpellations de Mélenchon montrent qu’il n’est tout simplement plus possible de montrer la violence du social. Le choix tactique de Ruffin s’avère parfaitement adapté – et malheureusement révélateur d’une société qui n’accepte plus de voir ses défavorisés.
Un autre marqueur très significatif de cette évolution est le personnage télévisé de Cyril Hanouna (récemment mis à l’index pour un dérapage homophobe parfaitement répugnant). On ne comprend rien au succès de ce nouveau héros des classes populaires si l’on n’aperçoit pas à quel point le spectacle de Touche pas à mon poste repose sur un principe de mise en spectacle réflexif et décomplexé de la PME dirigée par l’animateur, où le patron a tous les droits sur des employés sous-payés qui s’écrasent avec le sourire.
Ceux qui dénoncent, à juste titre, le ressort de l’humiliation, devraient apercevoir qu’il ne s’agit nullement d’un phénomène anecdotique ou d’une dérive individuelle, mais d’un signal particulièrement audible dans une France qui vient de renoncer à la protection du Code du travail. Hanouna incarne aux yeux du plus grand nombre cette nouvelle image de la tyrannie managériale, des Bolloré ou des Arnault, littéralement sans limites, sans éthique ni responsabilité, se moquant des lois. Parfait reflet du monde macronisé – celui où l’on apprend à dire « Merci patron » à celui qui vous tient la tête sous l’eau – la violence sociale de Hanouna fournit une leçon de choses et un exutoire aussi répulsif que fascinant aux masses laborieuses martyrisées.
8 réflexions au sujet de « L’image perdue du social (notes) »
La fin du PS, peut-être (mais cela doit être confirmé et j’en doute). La réussite du sans brio, sans imagination, Macron n »est du qu’à la diabolisation par l’establishment du F.N. (en France on appelle à voter contre et pas pour un projet…), la fin de la gauche, moins que jamais. La gauche renait et c’est bien pour cela que les néolibéraux abjects (comme Macron, homme du système formaté à la pensée unique sclérosée des dominants à science po et à l’ENA et enfin chez Rothschild. Le grand sac creux nommé erronément populisme servant à y jeter tout ce qui gêne les pouvoirs en place. On peut ne pas aimer Hamon ou Mélanchon mais si on additionne les scores des candidats de gauche (une vraie gauche pas une social-démocratie néolibérale qui a renoncé depuis les années 80 à être de gauche) elle obtient quasi une majorité de suffrages bien supérieur aux 11% d’adhésion à Macron. Macron fait plaisirs aux gens en place car il ne va rien changé à l’ordre établi… Donc son quinquennat (aura-t-il seulement une majorité parlementaire?) va se terminer en un échec cinglant. Macron ne fait que reculer, et donc amplifier, la chute du système. la modernisation, la vraie pas celle vantée qui consiste à retourner aux temps modernes du XIXe siècle que réclament les dominants, n’est donc pas à l’ordre du jour. Le danger c’est que reporter toujours plus loin la mutation sociale (c’est à dire modifier les rapports de forces sociaux) ne fait qu’aggraver les tensions. La violence est de plus en plus inévitable. Espérons que ce soit celle du peuple qui éclate la première, elle vaut mieux que celle des dominants qui envoie toujours le peuple (et jamais eux) au champ d’horreur et de déshonneur pour scléroser l’ordre de domination à leur profit. C’est malheureux, mais les sclérosés de l’esprit -dont Macron-, les endoctrinés de l’idéologie obscurantiste (le néolibéralisme), auto-persuadés qu’il n’y a pas d’alternative (TINA) -ça les arrangent, sont définitivement incapables de se remettre en question (preuve de leur incapacité à écouter, que dis-je, à ne fusse qu’entendre la révolte du peuple).
Quant à votre interprétation, celle qui vous sied plus que d’être neutre, de la réception du film « Merci Patron » ne résulte ^pas d’une observation et d’une analyse rigoureuse. Heureusement vous mettez entre parenthèse dans votre titre « Note ». Ça ne la sauve pourtant pas. Mieux vaudrait ne pas publier un mauvais brouillon.
J’aurais dit, en dehors de tout commentaire politique, que Macron a du glamour, Mélanchon du charisme. Le glamour c’est bien pour Paris-Match et la télé, le charisme pour les meetings.
Les grands dictateurs populistes ont les deux.
C’est bien pourquoi je ne parle pas ici de charisme – force de conviction politique –, mais d’image/de distinction/de coolitude, c’est à dire d’un jugement portant sur la valeur sociale…
Mhh, c’est un peu plus compliqué que ça. Dans Merci Patron !, on voit des personnes défavorisées (les Klur). Certes, il ne sont pas légion, dans la rue en train de casser des vitres ou en train de relater un quotidien « miséreux » comme dans « la rue des allocs ». Ils sont acteurs du film et joueurs : ils en modifient la narration par leurs choix (en rajouter devant l’agent de LVMH, etc.). Pourtant « la violence du social » est bien présente (ils ne cachent pas qu’ils vivent avec 400€ par mois et que l’huissier va venir saisir leur maison).
Pour Mélenchon, je ne vais pas m’étendre ici mais il est démontrable que sa campagne a travaillé le cool et bénéficié du hype (réception de l’hologramme, discord, etc.)
@Jordan: Non, ça n’a rien de compliqué. Au lieu de faire pleurer ou de faire honte avec la misère, comme on fait d’habitude, Ruffin choisit de faire rire. C’est habile, parce que Ruffin met les rieurs du côté des pauvres, et parce qu’en effet, cela leur restitue un rôle d’acteur, au lieu de les faire apparaître seulement comme victimes. Mais c’est précisément le recours à ce choix original, effectué à dessein, qui montre à quel point l’image des pauvres n’est plus tolérée. Je ne critique absolument pas Ruffin, que je trouve très inventif (et politiquement très pertinent) – c’est simplement que les moyens qu’il est contraint d’utiliser sont révélateurs d’un certain état de notre société.
Pour Mélenchon, vous avez raison, et la formule « travailler le cool » est très juste. Reste que non seulement ça n’a pas suffi, mais que contrairement à ce que pouvait espérer le candidat, la remontada de sa fin de campagne a fait ressurgir les réflexes de diabolisation les plus sommaires (Alba & Co…), au point que Mélenchon a été, contre toute logique, un acteur essentiel du second tour… CQFD.
Les personnages de Chaplin, toujours un peu les mêmes, ou François le facteur de Jour de Fête, sont-ils de vrais idiots, victimes naïves de tous les chefs, les patrons, les agents des forces de l’ordre, les séducteurs, les fier-à-bras, et les « smooth operator » en tous genres qui les persécutent et se moquent d’eux avec constance et bonne conscience, ou sont-ils au fond les plus intelligents? L’humour ne tranche pas cette question, il est utilise comme un langage pour révéler le caractère intrinsèquement plus sérieux, plus tragique de la vie, que la foule des bourgeois ne la considère, et ces personnages de Chaplin et du facteur François, ont quelque chose de « l’idiot » de Dostoïevski, et comme dans « l’idiot », le texte s’abstient de livrer la clé, il laisse le lecteur/spectateur seul devant cette énigme: Ces personnages sont-ils les idiots, les éternelles victimes, ou sont-ils au contraire les seuls à ne pas être idiots?
En contraste, l’humour qui s’appuie sur des personnages de la classe moyenne (Woody Allen, La vie est un long fleuve tranquille, Mr. Bean, La vérité si je mens, etc.) est hilarant sur le moment mais se démode très vite, il travaille a un niveau plus psychologique et superficiel, qu’on pourrait appeler « la peur de passer pour un con ». Le ressort est bien le même: Ce sont justement ceux qui ont peur de « passer pour un con » passent finalement pour des cons, situer l’histoire dans la classe moyenne la réduit a une mise en scène, une figure de style, qui vieillit vite et finit par fatiguer.
Il semble bien qu’il y ait une relation intrinsèque entre l’humour et les « subaltern », les pauvres au sens général, les invisibles, les « exclus de la mondialisation », ceux qui ne sont pas considérés, par l’intelligence pratique et bourgeoise, comme acteurs de leur vie, mais seulement de celle des autres.
L’opposition traditionnelle de la tragédie et de la comédie, qui remonte à Aristote, reposait en effet sur une opposition de classe. Cela dit, le XXe siècle a sérieusement bousculé cette hiérarchie. Chaplin, acteur essentiel de la promotion du jeune cinéma, est aussi un héros des pauvres, à une époque où le cinéma est un divertissement des classes populaires. Charlot change les règles et les équilibres, et fait du rire une arme puissante au service de la critique sociale. Walter Benjamin parlait à son propos de « dynamitage thérapeutique de l’inconscient ».
Les commentaires sont fermés.