La France insoumise a lancé fin février une campagne appelant à manifester le 22 mars contre le racisme et l’extrême-droite. L’une des affiches de cette campagne, représentant l’animateur Cyril Hanouna grimaçant de colère, a suscité de vives réactions lui reprochant son «antisémitisme». Pendant plusieurs jours, des critiques improvisés en culture visuelle ont multiplié les reproductions des affiches du film Le Juif Süss, célèbre œuvre de la propagande nazie, pour démontrer le caractère raciste de ce visuel.
Interrogé sur cette affiche dans l’émission C à Vous le 14 mars, le député LFI Paul Vannier a récusé cette accusation, affirmant que «La France insoumise n’a jamais visé et ne visera jamais une personne en raison de son appartenance religieuse ou de son origine supposée». Il a également confirmé à cette occasion, en le regrettant, que le visage grimaçant de Hanouna avait été produit par l’outil de génération visuelle du chatbot Grok, récemment associé à la plate-forme X (ex-Twitter). Le même jour, le média L’Opinion indiquait que le directeur de la communication de LFI Bastien Parisot avait validé cette affiche.
Deux scandales en un. La campagne de LFI voit se retourner contre elle les moyens qu’elle avait imprudemment mobilisé: le recours aux codes visuels du discours de haine de l’extrême droite, familiers des lecteurs de Valeurs actuelles, avec des images monochromes sur fond noir soulignées d’une titraille jaune.
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le mot-clé d’antisémitisme, largement associé au parti de gauche depuis le début du conflit à Gaza, vienne spontanément à l’esprit. Mais tout ce qui brille n’est pas or, et il ne suffit pas de croire reconnaître quelques stéréotypes empruntés à un contexte où le juif était dénoncé par la caricature d’un physique prétendument «sémite» pour faire d’un portrait menaçant une image antisémite.
Une telle accusation n’aurait aucune chance de convaincre un tribunal, qui interrogerait d’abord les intentions des émetteurs. Mis en cause par l’affiche au titre de «relais de l’extrême-droite», l’animateur de TPMP n’a à ma connaissance jamais été attaqué en tant que juif dans le débat public – une accusation dont le retour de bâton subi par LFI montre à quel point elle aurait été contre-productive.
En revanche, on peut comprendre le soupçon d’antisémitisme comme une réponse au dispositif mobilisé par l’affiche, qui associe les codes graphiques de la dénonciation d’extrême-droite au visage grimaçant d’un personnage figé dans une expression de haine et de colère, dont la vue suscite naturellement la peur et l’aversion. La boîte à outils de l’antisémitisme permet donc d’identifier un discours de haine, lorsqu’il est conforme à la tradition.
Il est toutefois regrettable que cette perception négative ne s’étende pas au visage non moins grimaçant de l’animateur Pascal Praud, autre «relais de l’extrême-droite» visé par la campagne de LFI, et doté par Grok d’une méchanceté tout aussi manifeste. En effet, n’en déplaise aux critiques focalisés sur l’affiche Hanouna, le dispositif de la campagne s’applique de la même façon à ses autres personnages, et relève tout autant de ce que le droit identifie comme «discours de haine»: un abus de la liberté d’expression interdit par l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Il est en réalité paradoxal qu’un parti dont le leader a subi depuis de nombreuses années un processus de défiguration médiatique qui le métamorphose en tribun vociférant, évoquant Mussolini ou Hitler (et que j’ai eu l’occasion d’analyser à diverses reprises), se tourne à son tour vers la facilité de l’insulte visuelle, fut-ce par retournement du stigmate. A un moment où une régression politique sans précédent touche les démocraties occidentales, et où la révolution conservatrice donne lieu à une montée des violences symboliques aussi bien que physiques, il me paraît hautement contre-productif de partager avec l’extrême-droite les instruments de la brutalité et d’entretenir les manifestations de haine.
Mais il y a pire. Le recours à l’IA générative pour créer des visuels qui n’ont jamais existé dans une banque d’images, qui plus est sans signaler la nature de cette intervention, relève ici d’une forme particulièrement perverse de manipulation de l’information. D’autres images de la campagne de LFI, comme celle d’Elon Musk faisant le salut nazi (empruntée probablement sans son autorisation à la photographe Angela Weiss de l’AFP, qui n’est pas créditée, voir ci-dessus), montre que le choix des photos n’a pas été contraint par la question du droit d’auteur.
Si le visage du numéro 2 du trumpisme est tout aussi repoussant que ceux de Praud ou de Hanouna, la différence qui existe entre le fait que cette mimique a bien été exécutée par Musk et le recours à l’IA pour plaquer le masque de la haine sur les visages des animateurs français rend tout bonnement détestable l’intégration de ces images antinomiques au sein du même dispositif. Car on se trouve ici devant un exemple de désinformation par confusion des sources, qui laisse à penser que les visuels de Praud ou de Hanouna sont des photographies attestant d’un moment de méchanceté capturé par la caméra, alors qu’il s’agit de fictions générées sur commande.
Dénoncer l’extrême-droite en lui empruntant ses méthodes n’est pas une façon de souligner ses tares, mais au contraire un hommage involontaire du plus malheureux effet. Fallait-il suivre les traces de l’hebdomadaire satirique Charlie-Hebdo, qui a lui aussi glissé sur la pente de la haine au détriment de l’humour, en promouvant une caricature de plus en plus violente? Il faut au contraire espérer que l’accueil de la défiguration de Hanouna serve d’avertissement, et incite à réinvestir d’autres discours ou à forger d’autres dispositifs.
12 réflexions au sujet de « Faut-il des images de haine pour dénoncer les discours de haine? »
Bonjour! Article interessant! A propos de Charlie Hebdo vous auriez pu mettre en pièce jointe le dessin de Coco intitulé « Virez Hanouna », sous-titré, « Virez l’hémorroïde du PAF!! https://www.parismatch.com/Culture/Medias/Cyril-Hanouna-l-hemorroide-du-Paf-en-Une-de-Charlie-Hebdo-1267547
Il y a aussi, à gauche, l’idée qu’on peut, voire qu’il faut, reprendre les outils — certains outils, au moins — de l’extrême droite *parce qu’ils sont efficaces*. Si un discours populiste peut permettre à Le Pen d’arriver au 2e tour, pourquoi s’en priver à gauche ? Ce qui… se défend, quelque part, même si j’avoue que ça me mets souvent assez mal à l’aise. Ça oblige en tout cas à être *très* attentif à ce que la forme ne déteigne sur le fond…
@adrien : reprendre une forme, hors pastiche transparent, crée surtout de la confusion… C’est ce que faisaient les « Manif pour tous » en créant des visuels inspirés des sérigraphies issues des ateliers de Beaux-Arts en mai 1968.
Ici, je pense que l’intention n’était pas celle de faire un clin d’œil à une tradition particulière, mais il est clair que les comparaisons sont saisissantes… Mais je ne saurai pas si j’aurais fait le rapprochement spontanément, ayant vu cette affiche (et aucune autre de la série, dans un premier temps) systématiquement juxtaposée à des affiches nazies.
le meilleur article sur ce sujet polémique
C’est rassurant de trouver encore quelques personnes avec un cerveau fonctionnel.
Je suis opposé à la diffusion d’affiches qui manipulent des gens connus basés sur l’IA (et qui quelque part, essaie d’échapper au droit à l’image).
Je suis aussi opposé à ce qu’on nomme des gens qu’on pourrait mettre en danger car il existe des débiles partout (et les Insoumis, dont beaucoup d’élus sont en danger, physique et réel, peuvent en témoigner).
Que l’extrême droite ait lancé la polémique ne m’a pas choqué outre mesure.
Ce qui m’a choqué, c’est cette partie « molassonne » de la gauche, dite « de salon », qui croit qu’elle va rester bien propre sur elle en gueulant avec la meute, en restant confortablement installée sur son canapé.
Quand l’extrême droite en aura terminé avec LFI – et ça arrivera, faute de plus de soutien – ce sera leur tour. Et honnêtement, je n’aurai pas un seul mot de réconfort pour ces gens qui nous ont mis des balles dans le dos à chaque fois que nous avons essayé de lutter contre le RN.
Sandrine Cassini, qui avait déjà commis l’article ignominieux à charge sur le prétendu antisémitisme de Jean-Luc Mélenchon dans Le Monde (voir mon billet: http://imagesociale.fr/11523), remet le couvert en s’appuyant sur les réactions de La Ligue des droits de l’homme et SOS Racisme, qui accusent LFI de «reprendre les codes antisémites du passé» («Avec son visuel sur Cyril Hanouna, La France insoumise s’isole au sein de la gauche» https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/03/19/avec-son-visuel-sur-cyril-hanouna-la-france-insoumise-s-isole-au-sein-de-la-gauche_6583571_823448.html).
Redisons-le une fois pour toutes: ces associations qui n’ont aucune compétence en matière de culture visuelle s’illusionnent en croyant qu’un simple rapprochement d’images et l’invocation de supposés « codes » pourraient constituer les pièces à conviction d’un procès en antisémitisme. L’association antisioniste Tsedek a répondu correctement sur X qu’une analyse d’image impose la prise en compte du contexte: «La dénonciation de tropes dans l’absolu, en refusant d’appréhender leur contexte d’énonciation ou leurs conséquences matérielles, ne constitue rien d’autre qu’une manière de prendre des mues pour des serpents venimeux, au risque de détourner les yeux des dangers véritables.» (https://x.com/TSDKcollectif/status/1902413244394041694).
Il faut toutefois revenir sur le rapprochement qui a constitué le principal argument de l’accusation d’antisémitisme de l’affiche Hanouna, à partir de deux affiches du film Der Ewige Jude, dont une affiche néerlandaise peu connue (diffusée notamment par Joann Sfar), et une affiche du Juif Süss, deux films de propagande antisémites commandités par le pouvoir nazi. En effet, en dépit du choix de cadrage en plongée qui dessine un jeu d’ombres similaire sur le visage, les deux affiches canoniques du Juif Eternel et du Juif Süss diffèrent fondamentalement dans l’expression du visage. Dans la mythologie nazie, le juif n’est en effet pas un personnage menaçant, mais insidieux et retors. La figuration du visage de Hanouna dans l’affiche de LFI, qui exprime la haine et la colère, est en réalité très différente des affiches du IIIe Reich et hors-sujet par rapport à la représentation raciste du juif atavique, aux paupières lourdes et au regard fourbe.
Le succès de l’affiche néerlandaise s’explique par le fait que c’est celle qui présente la meilleure correspondance avec l’affiche de Hanouna. C’est avouer que, au contraire de la prétendue mobilisation de la culture antisémite, il a fallu chercher une caricature de caricature pour forcer la comparaison. Pourtant, même dans ce cas, l’expression lourdement soulignée de malveillance diffère nettement de la colère frontale et de l’expression menaçante conférée par Grok au visage de Hanouna. Donc désolé pour les soi-disant historiens en culture nazie, mais votre comparaison d’images hors contexte ne marche que pour un regard partisan en proie à une hallucination guère différente de celles que produisent les IA.
Cet article est remarquable de finesse et de précision. Merci.
J’ai cherché quel philosophe aurait la réponse à la question que pose l’IA. Je crois que Lucien Sfez, mort trop tôt, aurait su trouver les mots justes, lui qui dans « critique de la communication » caractérisait avec une clarté et une précision de ciseleur, le concept de « tautisme », acronyme de tautologie, totalitarisme, et autisme.
Peut-être que Lucien Sfez aurait pu montrer que l’IA est antisémite, islamophobe, homophobe, raciste, phallocrate, etc. etc..par construction même. On peut le voir, on peur voir que Sfez a fait une partie de la démonstration, celle qui était possible à son époque, à nous de faire le reste du chemin.
Et probablement aussi Hannah Arendt, qui dans son reportage en plusieurs parties, « Eichmann à Jérusalem », constatait non seulement dans la personne d’Eichmann, mais dans de multiples exemples dans toute l’Europe, combien il était facile d’être nazi, et difficile de ne pas l’être! Est-ce que l’IA en 1942, à l’époque où les machines comparativement simplistes d’IBM géraient déjà les camps de la mort, aurait pu faire autre chose… que renforcer, faire pénétrer plus profondément encore dans les âmes, rendre plus facile encore… le nazisme ?
Excellent article, merci beaucoup. Le niveau affligeant de culture graphique de la plupart des commentateurs intéressés que nous avons subi a été affligeant. Une mauvaise affiche est une mauvaise affiche, et le fait qu’elle reprenne les méthodes de l’adversaire est inquiétant. Dans le cadre du mouvement des intellectuels contre le fascisme, des artistes comme Magritte et bien d’autres contribuaient. C’est sans doute de ces propositions graphiques qu’il faut s’inspirer pour mener la bataille. Que les artistes virent les communiquants avec leurs ersatz électroniques de talent…
Excusez l’esprit d’escalier… Excellents article et commentaires. Notamment la précision d’André Gunthert sur l’analyse des codes déployés.
En réponse à Jean-No, j’avais vu l’affiche incriminée sans avoir revu (récemment) la série du Juif Süss. Ma réaction a été d’emblée de « reconnaître » dans l’affiche une diabolisation de Hanouna, à partir de mes souvenirs de représentations, images mentales d’un Lucifer porteur du mal absolu et ricanant. J’en ai vu plein dans ma jeunesse, film ou BD ou graphismes de toute sorte, bien imprégnées. Désolé pour ne pas prendre le temps d’en rechercher sur internet, d’autres peuvent le faire ;). Comme l’analyse André Gunthert, la « diabolisation » du Juif par l’extrême droite était autre, on avait affaire à un petit démon pleutre et vil. Peut-être pourrait-on creuser ces différences de graphisme, mais en ces temps de haines, et alors que le pic de l’affaire est derrière nous…
Et je répète tout mon accord avec le post, reformulé en mon langage trop personnel : toute diabolisation est néfaste, on ne tripote pas les images, Hanouna est à combattre par d’autres moyens, son origine n’a pas été prise en compte ; la diabolisation criminelle par les Nazis et consorts est un autre sujet d’analyse.
@Antoine. Merci pour le retour! Entretemps, Arrêt sur images est revenu à deux reprises sur l’affiche Hanouna (« Antisémitisme : analyse d’un déni à gauche », https://www.arretsurimages.net/emissions/arret-sur-images/antisemitisme-analyse-dun-deni-a-gauche, « retour sur une émission polémique » https://www.arretsurimages.net/chroniques/le-mediateur/antisemitisme-analyse-dun-deni-a-gauche-retour-sur-une-emission-polemique), toujours sous le même angle d’une vision antisémite imposée une fois pour toutes par la lecture de Daniel Schneidermann (Affiche antisémite LFI: la faute à Grok? https://www.arretsurimages.net/chroniques/obsessions/affiche-antisemite-la-faute-a-grok).
Cette lecture a suscité une remarquable résistance des abonnés du site, qui ont souvent mentionné les analyses de mon billet dans leurs commentaires. Il est regrettable que les journalistes d’ASI n’aient pas pris la peine de discuter les arguments présentés, qui proposaient la seule analyse visuelle élaborée de la campagne, 1) en replaçant l’affiche Hanouna dans le contexte d’un choix de retournement des signes du discours raciste (choix discutable sur le fond, mais cependant motivé dans le contexte d’un appel à une manifestation contre le racisme et l’extrême-droite), 2) en soulignant les limites d’une interprétation hors contexte par le biais d’une association d’images, mais aussi 3) en expliquant pourquoi la lecture antisémite de l’affiche, tout en tapant à côté, réagissait effectivement à la symbolique du discours de haine, 4) enfin en signalant les contradictions de cette lecture peu attentive aux divergences d’expression avec l’antisémitisme nazi. Cela d’autant plus que l’hypothèse d’une intention voire d’une arrière-pensée antisémite semble évidemment absurde dans le cadre d’une manifestation contre le racisme.
En tant qu’ancien chroniqueur du média, j’avoue ma déception de constater que le débat suscité par le ressenti de Schneidermann n’a pas débouché sur une vraie discussion sur l’image, mais a au contraire conduit à une série d’évitements destinés à conforter une évidence posée comme incontestable. A croire qu’il ne fallait surtout pas rouvrir ce dossier hâtivement expédié.