Aux sources du Noyé

La vogue du selfie a attiré l’attention sur les plus anciens autoportraits, dont le Noyé d’Hippolyte Bayard (1801-1887), daté d’octobre 1840, est reconnu comme «La première mise en scène photographique» (Wikipedia).

Réalisées à l’aide du procédé original de Bayard, le positif direct1, il existe trois variantes, conservées à la Société française de photographie. Celles-ci montrent le pionnier assis sur un banc, le torse nu, drapé à mi-corps. La plus connue doit son titre et sa réputation au texte manuscrit collé au dos du tirage:

«Le cadavre du Monsieur que vous voyez ci-derrière est celui de M. Bayard, inventeur du procédé dont vous venez de voir, ou dont vous allez voir les merveilleux résultats. À ma connaissance, il y a à peu près trois ans que cet ingénieux et infatigable chercheur s’occupait de perfectionner son invention. L’Académie, le Roi et tous ceux qui ont vu ses dessins que lui trouvait imparfaits, les ont admirés comme vous les admirez en ce moment. Cela lui a fait beaucoup d’honneur et ne lui a pas valu un liard. Le gouvernement, qui avait beaucoup trop donné à M. Daguerre, a dit ne pouvoir rien faire pour M. Bayard et le malheureux s’est noyé. Oh! Instabilité des choses humaines! Les artistes, les savants, les journaux se sont occupés de lui pendant longtemps et aujourd’hui qu’il y a plusieurs jours qu’il est exposé à la morgue, personne ne l’a encore reconnu, ni réclamé. Messieurs et Dames, passons à d’autres, de crainte que votre odorat ne soit affecté, car la tête du Monsieur et ses mains commencent à pourrir, comme vous pouvez le remarquer

Bayard, Autoportrait en noyé et légende, 1840, SFP.

Faisant écho à l’historiographie de la concurrence des inventeurs de la photographie, ce document semble témoigner de la tumultueuse bataille qui a opposé les pionniers de l’enregistrement argentique. Si le pseudo-récit de la noyade de Bayard est bien sûr tenu pour métaphorique, nul ne doute de voir la mise en scène d’un suicide.

Michel Frizot, qui prend très au sérieux cette «longue plainte contre l’injustice», remarque toutefois le caractère «invraisemblable» du chapeau de paille accroché au mur ou des autres détails de la composition, plus visibles sur la deuxième version, qui dévoile un petit vase et une statuette d’Eve à la Fontaine. Sans fournir d’interprétation alternative, il constate néanmoins que «ce personnage n’a nullement l’attitude et les caractères d’un ‘noyé’ depuis ‘plusieurs jours à la morgue’»2.

Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé (2e version), contraste renforcé.
La Morgue de Paris vers 1840.

Malgré l’invraisemblance du récit, les nombreux historiens de la photographie qui se sont penchés sur cette image n’ont jamais posé la question de ses sources. Il y a bien sûr l’autorité de la légende, qui s’impose à l’interprétation. Mais il y a aussi un autre filtre, plus difficile à déconstruire: même si l’on ne prend pas au sérieux la mise en scène suicidaire, l’évocation de la noyade renvoie implicitement à une situation qui explique à nos yeux la présence d’un corps dénudé. Tout comme la position de repos, le chapeau de paille aux larges bords évoquent des vacances ensoleillées, le linge blanc nous rappelle une serviette de bain. L’affaire paraît claire: Bayard a voulu se photographier en baigneur, voilà tout.

Mais la culture du loisir balnéaire qui nous a habitué au spectacle des corps dénudés n’existe pas encore en 1840. Sa diffusion appartient plutôt à la deuxième moitié du XIXe siècle, et le motif d’un homme au bain n’a alors d’occurrence iconographique que dans la référence biblique au baptême. Alors que le choix de représenter un corps masculin à demi-nu reste énigmatique, notre lecture de cette image souffre d’une vision anachronique qui la banalise.

Comme plusieurs daguerréotypes de Daguerre, de nombreux essais de Bayard prennent pour sujet la statuaire, par l’intermédiaire des reproductions en plâtre qui faisaient partie de la décoration des intérieurs bourgeois. L’aspect pratique de l’immobilité des modèles, pour des procédés encore très lents, ne doit pas faire oublier l’évocation du monde de l’art, qui constitue pour la première photographie un horizon de référence encore très présent3. C’est de ce côté qu’il faut s’orienter pour chercher la clé du mystère.

Car il existe un motif bien connu de la tradition graphique, celui du sommeil d’Endymion, dont les traits caractéristiques correspondent – chapeau compris – à l’autoportrait de Bayard. Les nombreuses variantes du récit du personnage mythologique d’Endymion, roi ou berger, conservent pour principaux attributs la grande beauté du jeune homme, qui suscite le désir amoureux (notamment de la Lune, Séléné, mais aussi du dieu des songes, Morphée), ainsi qu’un long sommeil, qui l’expose aux regards.

Selon les versions, c’est Endymion, craignant les atteintes de la vieillesse, qui obtient de Zeus la faveur d’un sommeil éternel; selon d’autres, c’est au contraire une punition du maître de l’Olympe pour avoir eu une relation amoureuse avec Héra, son épouse. D’une autre manière que Narcisse, Endymion est un héros du voyeurisme et de l’érotique masculine, dont les connotations homosexuelles font le succès d’œuvres comme celles de Girodet (1791).

Girodet, Endymion endormi, 1791 (Louvre).

Si l’on admet de considérer la légende de Bayard, datée d’octobre 1840, comme postérieure à l’exécution des photographies (la réalisation d’un nu en extérieur est peu probable à cette période de l’année, et doit plutôt être située pendant l’été qui précède), on peut l’interpréter comme une recontextualisation a posteriori d’une image située au point de rencontre de la série d’autoportraits et de la série de statuettes qui ponctuent ses essais.

Imposés par un temps de pose que Tania Passafiume estime à une dizaine de minutes, les yeux fermés du modèle se prêtent  à une relecture du mythe d’Endymion, remis au goût du jour par l’hommage de John Keats à Chatterton (1818) ou encore par les statues célébrées d’Antonio Canova (1822) ou de John Gibson (1824), dont la composition est proche de l’image de Bayard (voir ci-dessous).

John Gibson, Berger endormi, marbre, 1824 (Liverpool).

La nudité à peine couverte d’un linge, la posture alanguie mimant le sommeil, les accessoires bucoliques répondent trait pour trait à la thématique d’Endymion, dont la Biographie universelle de 1832 indique qu’on a pu y voir «un prince ami de la nuit (c’est à dire de la solitude et des travaux nocturnes), ou en spécialisant davantage, un prince astronome». Dans cette hypothèse, la présence féminine illustrée par la statuette aux pieds de Bayard peut renvoyer à la divinité (Séléné/Diane/Artémis) qui veille traditionnellement sur le sommeil du jeune homme. On peut même proposer de voir dans le chapeau au mur une allusion au croissant lunaire, semblable à celui dessiné par Le Guerchin (voir ci-dessus).

La raison de la recontextualisation postérieure du premier tableau vivant de l’histoire de la photographie est inscrite dans sa légende: «la tête du Monsieur et ses mains commencent à pourrir, comme vous pouvez le remarquer». Si l’on renforce le contraste du tirage, très affaibli, pour retrouver un équilibre des valeurs plus proche de l’original, on peut deviner que l’essai à l’antique de Bayard s’est heurté à une circonstance imprévue: le renforcement du contraste entre la blancheur de son torse et les parties du corps exposées au soleil, plus sombres, qui surprennent l’auteur, et évoquent à ses yeux la décomposition cadavérique.

Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé (1e version), contraste renforcé.

Le sommeil d’Endymion, essai raté, devient ainsi le Noyé, détournement parodique – une image qui n’a probablement été montrée du vivant de Bayard qu’à ses proches, en raison de son caractère intime (aucun contemporain ne mentionne ces photographies, qui ne seront versées dans les collections de la SFP qu’après sa mort, en 1887). S’il ne s’agit pas du plus ancien autoportrait, cette image reste assurément le plus singulier, le plus personnel et le plus touchant des portraits des pionniers de la photographie.

  1. Tania Passafiume, «Le positif direct d’Hippolyte Bayard reconstitué», Études photographiques, n° 12, novembre 2002. []
  2. Michel Frizot, «Bayard en son jardin. Variations sans thème», Hippolyte Bayard. Naissance de l’image photographique, Trois Cailloux, 1986, p. 103. []
  3. Stephen Pinson, «Daguerre, expérimentateur du visuel», Etudes photographiques, n° 13, juillet 2003. []

6 réflexions au sujet de « Aux sources du Noyé »

  1. Tout de même un peu étrange que le monde de la haute érudition s’aperçoive maintenant de ce qui aurait dû l’interpeller un peu plus tôt, tout de même. D’autres questions se posent aussi à propos du travail de Bayard, et certaines ne sont pas sans réponse.

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