Le “visual turn” n’a pas eu lieu

Adrian Cater, Peter Chylewski, Random Access Memory (Lausanne, 2007).

En 2010, l’historien de l’art Horst Bredekamp ouvrait son essai Théorie de l’acte d’image par l’évocation du «déferlement d’images» (Bilderflut), explicitement associé à l’industrie du divertissement: «Les myriades d’images qui, jour après jour, jaillissent sur les téléphones mobiles, les écrans de télévision, sur internet et dans la presse écrite, partout dans le monde, comme si la civilisation actuelle voulait s’enfouir dans une sorte de cocon d’images» (Bredekamp).

Vague ou cocon, ouragan ou abri? La contradiction des analogies renforce l’impression d’incertitude et de désarroi entretenue par le langage métaphorique. Comme un raz de marée, ce qui déferle est incontrôlable. Mais de quoi parle-t-on exactement? De l’inflation des objets de l’analyse? Ou bien de l’inadaptation des instruments de l’observation? Dans d’autres domaines, l’abondance de données est considérée comme une chance. Rebaptisée big data, elle peut inspirer de nouvelles méthodologies et mène à des découvertes majeures1.

Horst Bredekamp lui-même l’admet: percevoir les productions des industries culturelles sous cette forme cataclysmique est «un mélange d’impuissance et de résistance» (Bredekamp). Et peut-être l’aveu que le «tournant iconique» tant vanté n’a pas eu lieu.

S’appuyant sur le précédent du «tournant linguistique» décrit par Richard Rorty, les chercheurs W. J. T. Mitchell et Gottfried Boehm proclamaient chacun de leur côté au début des années 1990 l’avènement d’un nouveau paradigme, annonciateur d’une science des images dont ils s’employaient l’un et l’autre à jeter les bases2.

Mais l’analogie a rapidement tourné court. Si l’on observe une montée incontestable de l’intérêt pour le domaine visuel, la dispersion des approches et l’absence d’unité méthodologique sont flagrantes (Bartholeyns). Alors que le recours aux modèles linguistiques au sein de la philosophie analytique démontrait leur solidité, leur utilité et leur polyvalence, l’apport épistémologique de la «science des images» reste pour l’instant indiscernable.

Comment expliquer que, malgré la publication de plusieurs sommes théoriques ambitieuses (Mitchell, 2009; Boehm; Belting), la vogue des visual studies n’a pas renforcé la convergence, mais au contraire encouragé l’éparpillement? Héritière du projet autonomiste de l’histoire de l’art (Michaud), la «science des images» perpétue le postulat de la singularité des formes visuelles. Or, la diversification des travaux sur l’image est d’abord celle d’approches non-spécialisées qui, plutôt que de réutiliser un corps de connaissances existant, ont développé de façon indépendante leurs propres outils. Le programme autonomiste de la spécialité s’est heurté à la variété et à l’hétérogénéité des usages de l’image, irréductibles à l’approche univoque d’une herméneutique de l’œuvre.

Un sérieux obstacle à l’élargissement des objets d’étude est précisément le sort réservé aux industries culturelles. Dans la tradition de l’Ecole de Francfort, qui préjuge au lieu de décrire et ne s’attarde sur le divertissement que pour dénoncer son caractère mystificateur, normatif ou aliénant (Horkheimer, Adorno), nombreux sont les travaux qui se limitent au territoire des œuvres légitimes, ou restent imperméables aux logiques industrielles et médiatiques, lorsqu’ils tentent d’approcher les formes vulgaires3. La distinction essentielle entre l’œuvre et sa reproduction interdit de considérer la production industrielle autrement que comme la répétition dénaturée de l’original – et non comme un contexte ayant ses propres caractéristiques. L’approche hiérarchique léguée par la culture de la Distinction impose la grille du jugement de valeur et de l’opposition entre high et low (Bourdieu; Roque). Eric Macé a décrit les conséquences de cet aveuglement des clercs, qui efface du champ de l’observation des pans entiers de l’activité culturelle, parmi les plus significatifs (Macé).

Le désarroi qu’exprime la métaphore du déferlement peut s’expliquer, non comme la conséquence de l’abondance des documents, mais comme resultant de l’absence de leur organisation. Car à la différence des sources imprimées, dûment classées au sein de vastes conservatoires qui en préservent l’accessibilité, les images ordinaires ne sont pas des objets autonomes que l’on peut ranger dans des collections standardisées. Outre les différences de médias4 qui imposent une séparation entre estampes, films, photographies, vidéos, affiches, etc., la part majeure de la production iconographique existe de manière diffuse, hors catalogue, au sein de supports imprimés, quand ce n’est pas comme décor d’objets divers, du calendrier à la boîte à bonbons, généralement exclus des collections publiques.

Ce n’est que depuis peu, grâce aux progrès de la numérisation des imprimés, que les sources graphiques accèdent à une uniformité virtuelle, permettant de proposer de nouveaux outils de consultation. Une barrière s’oppose pourtant à la constitution de vastes bases de données audiovisuelles. L’horizon de l’exploitation scientifique de ces documents reste borné par le verrouillage juridique de la propriété intellectuelle. En l’absence d’une exception de citation, équivalente à celle qui permet aux chercheurs de mobiliser librement les sources textuelles, la loi soumet la mention audiovisuelle à l’autorisation des ayants-droits, voire à celle des copistes, donnant à ces acteurs un pouvoir de censure préalable, à peine tempéré par un fair use aux contours flous (Ballon, Westermann; Gunthert, 2014). Seul le moteur de recherche inversé Google Images bénéficie d’une tolérance concédée à la puissance du géant californien.

Malgré ces limitations, les sources disponibles excèdent largement les moyens de la recherche: à l’échelle du monde académique, les études visuelles représentent une spécialité peu nombreuse. Dans ces conditions, seul l’apport des non-spécialistes permettra de surmonter les obstacles issus d’une approche autonomiste de l’image. Mais les deux catégories de chercheurs ont intérêt au partage des savoirs. Les pratiques ont orienté la compréhension et les usages des formes visuelles. C’est pourquoi il est utile d’en caractériser les principaux traits – sans les confondre avec des propriétés ontologiques.

Mes remarques s’appuient sur l’observation de terrain. Après une première expérience d’observation participative dans le domaine des images numériques (Gunthert, 2015), j’ai utilisé mes carnets de recherche pour enregistrer au quotidien plusieurs centaines de relevés, confrontant une ou des images à des situations de réception documentées, à travers le filtre des médias ou des réseaux sociaux5. De l’analyse de ces cas concrets découlent les principes et propositions que je soumets au débat, en vue de favoriser une approche rigoureuse du matériel visuel, quel que soit son contexte.

Extrait de l’article «Pour une analyse narrative des images sociales»


Références

  • Hilary Ballon, Mariët Westermann, Art History and Its Publications in the Electronic Age, Houston, Rice University Press, 2006.
  • Gil Bartholeyns, «Un bien étrange cousin, les visual studies», Politiques visuelles, Paris, Presses du réel, 2016, p. 5-28.
  • Hans Belting, Pour une anthropologie des images (2001, trad. de l’allemand par J. Torrent), Paris, Gallimard, 2004.
  • Gottfried Boehm, «Die Wiederkehr der Bilder», Was ist ein Bild?, Munich, Fink, 1994.
  • Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
  • Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image (2010, trad. de l’allemand par F. Joly), Paris, La Découverte, 2015.
  • Carlo Ginzburg, «Your country needs you. Une étude de cas en iconographie politique», Peur Révérence Terreur (tr. de l’anglais par M. Rueff), Paris, Presses du réel, 2013, p. 67-108.
  • André Gunthert, «Permettre les usages publics des images», in Pages publiques. A la recherche des trésors du domaine public, Caen, C&F éditions, 2014, p. 62-68.
  • André Gunthert, L’image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015.
  • Max Horkheimer, Theodor Adorno, «La production industrielle de biens culturels. Raison et mystification des masses», La Dialectique de la raison (1944, trad. de l’allemand par E. Kaufholz), Paris, Gallimard, 1974, p. 129-176.
  • Audrey Leblanc, Sébastien Dupuy, «Le fonds Sygma exploité par Corbis. Une autre histoire du photojournalisme», Etudes photographiques, n° 35, printemps 2017, p. 88-111.
  • Eric Macé, Les Imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, Ed. Amsterdam, 2006.
  • Eric Michaud, Histoire de l’art, une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005.
  • J. T. Mitchell, «The Pictorial Turn», ArtForum, n° 5, 1992, p. 89-94
  • J. T. Mitchell,  Iconologie. Image, texte, idéologie (1986, trad. de l’anglais par M. Boidy et S. Roth), Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.
  • Georges Roque (dir.), Majeur ou mineur? Les hiérarchies en art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2000.
  1. On observe du côté des humanités digitales des expérimentations visant à exploiter les vastes corpus illustrés: Shiri Ginosar, Kate Rakelly, Sarah Sachs, et al., «A Century of Portraits. A Visual Historical Record of American High School Yearbooks», Extreme Imaging Workshop, International Conference on Computer Vision, 2015, 3, p. 1-7; Jean-Philippe Moreux, «Approches innovantes pour la presse ancienne numérisée: fouille et visualisation de données», Carnet de la Bibliothèque nationale de France, 30 décembre 2016. []
  2. W. J. T. Mitchell, «The Pictorial Turn», ArtForum, n° 5, 1992, p. 89-94; Gottfried Boehm, «Die Wiederkehr der Bilder», Was ist ein Bild?, Munich, Fink, 1994, p. 11-38. Souvent cités ensemble, ces deux articles ne décrivent pas un seul et même phénomène, mais divergent au contraire sur les symptômes, les références ou la chronologie retenus. []
  3. Voir par exemple: Carlo Ginzburg, «Your country needs you. Une étude de cas en iconographie politique», Peur Révérence Terreur (tr. de l’anglais par M. Rueff), Paris, Presses du réel, 2013, p. 67-108, qui applique la méthode classique de l’analyse iconographique à une affiche de propagande, sans jamais mobiliser de données médiatiques (à comparer avec: James Taylor, “Your Country needs you”, Glasgow, Saraband, 2013). []
  4. Sur les contraintes de la conservation par médias et leurs conséquences pratiques, voir notamment: Audrey Leblanc, Sébastien Dupuy, «Le fonds Sygma exploité par Corbis. Une autre histoire du photojournalisme», Etudes photographiques, n° 35, printemps 2017, p. 88-111. []
  5. L’Atelier des icônes (384 billets, 2009-2014); Totem (250 billets, 2009-2012); L’image sociale (225 billets, depuis 2014). []

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