Quand l’art se dégonfle

Photomontage satirique: l'arbre de Noël de Paul McCarthy installé place Kleber à Strasbourg (J'aime l'Alsace).
Photomontage satirique: l’“arbre de Noël” de Paul McCarthy installé place Kleber à Strasbourg (J’aime l’Alsace).

Si la controverse scientifique a pour objet d’aboutir à un consensus sur un résultat, on peut considérer le scandale comme une polémique stérile, où chacun campe sur ses positions. Le cas récent du sex-toy géant de Paul McCarthy, exposé deux jours place Vendôme avant d’être dégonflé par des assaillants anonymes, fournit l’exemple d’un affrontement stéréotypé et improductif, où les camps opposés échangent des insultes plutôt que des arguments.

Pendant la majeure partie du XXe siècle, la dimension polémique a contribué à définir l’art plus qu’aucune autre production culturelle. Ce paradigme se met en place au cours du XVIIIe siècle, l’essor du journalisme installant la critique littéraire, la critique dramatique puis la critique d’art comme des genres majeurs d’une industrie prospère. Inspirée par les affrontements contemporains du champ politique, la polémique devient la seconde nature de la critique, et confère une visibilité inédite aux productions artistiques. Dès la fin du XIXe siècle, les nouvelles formes de critique sociale encouragent la multiplication de mouvements qui, sous l’appellation d’avant-garde, revendiquent une approche de l’art comme expression critique. Dada inaugure l’abandon du primat de la forme au profit de la performativité du scandale.

Rien de plus facile que de choquer le bourgeois. Religion, sexe, distinction sont autant de tabous que les artistes s’emploient à bousculer avec humour. Au début du XXe siècle, alors que la société est fermement verrouillée par une classe dominante sûre de ses privilèges, ce choix porte une signification symbolique forte, revendication d’égalité et de liberté.

Encore vivace à l’époque de la seconde guerre mondiale, ce paradigme s’affaiblit en proportion inverse de l’émancipation de la société. Après mai 68, les outrances de Salvador Dali apparaissent comme des gesticulations publicitaires plutôt que comme une remise en cause de l’ordre établi. Andy Warhol s’essaie à la musique pop, vecteur plus populaire de la contre-culture. Par ailleurs, à partir des années 1970, l’explosion des pratiques artistiques, encouragées par l’essor des politiques culturelles, contribue à assagir le discours critique, qui délaisse le conflit pour des formes plus apaisées.

L’installation “Tree” de McCarthy documente le renversement de la polémique. On constate d’une part un refus d’assumer la provocation, de la part de l’artiste comme de certains organes de presse (“McCarthy agressé pour l’érection d’un arbre de Noël ambigu, place Vendôme1”), encore moins ses suites. Renonçant à réinstaller l’œuvre, McCarthy indique ne pas vouloir « être mêlé à ce type de confrontation et à la violence physique, ou même continuer à faire prendre des risques à cette œuvre ».

Paradoxe supplémentaire, comme le suggère un tweet viral de maître Eolas (« Je suis effaré de voir la quantité de réacs autoproclamés qui savent ce que c’est qu’un plug anal »): l’affichage de l’œuvre jouait de la méconnaissance supposée d’une partie du public. En d’autres termes, il s’agissait de se moquer discrètement du bourgeois, présumé ignorant des accessoires de jeux sexuels.

Alors que le ready-made “Fontaine” de Marcel Duchamp avait été refusé par la Société des artistes indépendants de New York, “Tree” fait l’objet d’une défense à front renversé par l’institution artistique et politique française, qui réunit ministres et officiels dans une condamnation morale sans nuance. Dans le contexte de l’affrontement du mariage pour tous, qui avait opposé gauche et droite autour de l’intégration des homosexuels, le tweet du Printemps français dénonçant le « plug anal géant de 24 m de haut » accrédite l’idée que les “antis” ne peuvent être que de dangereux réacs, catholiques et homophobes.

Cette conviction permet à certains critiques de se livrer à des attaques d’une rare violence2. Allant d' »imbéciles » à « ennemis de l’intelligence », le chapelet d’injures est complété par le président de la République lui-même, qui dénonce la « bêtise qui conduit à agresser un artiste ou à détruire son œuvre« . Bref, ce n’est plus l’œuvre qui fait scandale, comme au temps de Dada, mais bien son rejet, voué aux gémonies par les représentants de l’establishment.

Ce retournement de la structure polémique est perçu par plusieurs blogueurs3, mais aussi par l’historien d’art Philippe Dagen, critique au Monde4, qui l’inscrit dans un autre contexte: celui de l’accaparement du marché de l’art par la spéculation et le mécénat privé. L’ouverture de la fondation Louis-Vuitton se trouve en effet associée par l’actualité à l’installation commandée par la Monnaie de Paris. De manière simultanée, « le rôle toujours croissant, dans l’art contemporain, des grands groupes financiers liés à l’industrie du luxe » fait l’objet  d’une critique élaborée cosignée par plusieurs artistes, philosophes ou historiens d’art de renom5.

A son tour, le journaliste Eric Conan s’interroge: « Et si l’installation de Paul McCarthy avait été la provocation de trop, celle risquant de mettre à nu les ressorts du système économique de l’art contemporain: une coterie de riches, de critiques et de fonctionnaires de la culture s’accaparant l’espace public pour décréter “œuvres” des signes qui servent de plus en plus la rente financière et sa défiscalisation massive? »6. Face à l’épuisement du pouvoir de subversion de l’art, et dans un contexte de remise en question toujours plus appuyé des élites économiques, il est à craindre que cette nouvelle clé de lecture l’emporte.

  1. Emmanuelle Jardonnet, “McCarthy agressé pour l’érection d’un arbre de Noël ambigu, place Vendôme”, Le Monde, 17/10/2014. []
  2. Eric Loret, “Place Vendôme: Paul McCarthy unplugged”, Libération, 19/10/2014. []
  3. Charlotte Montpezat, “L’art contemporain n’est plus un scandale”, Huffington Post, 23/10/2014. []
  4. Philippe Dagen, “Les nouveaux mécènes de l’art contemporain”, Le Monde, 22/10/2014. []
  5. Pierre Alferi, Giorgio Agamben et al., “L’art n’est-il qu’un produit de luxe?”, Mediapart, 20/10/2014. []
  6. Eric Conan, “Le plug anal de McCarthy place Vendôme: un accident industriel?”, Marianne.net, 26/10/2014. []

10 réflexions au sujet de « Quand l’art se dégonfle »

  1. L’art contemporain est-il gangrené par la société de consommation?

    Tout à fait. L’art contemporain est soumis à la loi du marché. Ce sont les grandes fondations et institutions culturelles qui le financent et le faconnent. Suivre cette tendance, c’est programmer la fin de la peinture sous le prétexte d’une « fausse» révolution. L’art court à sa perte en prônant le design, l’art conceptuel, les performances, les modes … Tout devient de l’art contemporain.

    Gao Xingjiang

    https://checkthis.com/b3su

  2. L’art contemporain relève-t-il d’une démarche culturelle ?

    Il y a toujours eu différentes sortes d’art, plus ou moins accessibles. Dans l’acception restreinte de l’art contemporain, tel qu’il se présente comme d’avant-garde et de transgression, on trouve en fait beaucoup d’élitisme. Il institue une barrière entre les personnes initiées et celles qui ne le sont pas.

    Sophie Heine, professeur à l’ULB et à l’Université d’Oxford.
    https://checkthis.com/hgxm

  3. Je note au passage l’excellent exemple d’argumentaire polémique utilisé par Paul Vitrani dans son billet sur Mediapart (“Paul contre le mccarthysme”), dont voici la conclusion:

    « Récemment, le maire FN de Hayange faisait repeindre en bleu marine la fontaine d’un artiste qu’il ne jugeait pas à ses couleurs. Et la pétition de SOS éducation contre l’exposition « Zizi sexuel » à la Cité des sciences a déjà été signée par plus de 40 000 personnes. Éric Zemmour vient de se réjouir de la disparition du Tree de McCarthy place Vendôme, louant « la réaction saine des populations face à cette fumisterie ». Avec sa vidéo, ses collages papiers vengeurs et sa chocolaterie infernale, l’artiste souhaite à tous ces mccarthystes de l’art, un joyeux Noël avant l’heure. »

    Pour clore une réflexion favorable à la production de l’artiste, le critique place au sommet de son argumentation une liste d' »ennemis » rédhibitoires. L’implicite de cette liste est: s’associer au refus de « Tree » revient à se mettre du côté du maire FN de Hayange, d’Eric Zemmour ou d’obscurantistes… En bref: choisis ton camp. La polarisation ami/ennemi apparaît comme l’outil rhétorique le plus efficace de la disqualification de l’adversaire.

  4. @Manu Kodeck: Il manque une précision à votre question: une œuvre publique doit-elle se conformer à une attente? Il s’agit en effet, dans le cas de Tree comme dans votre sapin bruxellois, d’œuvres exposées sur la voie publique.

    Comme le confirme l’absence de polémique qui accueille l’exposition « Chocolate Factory » à la Monnaie de Paris, alors que celle-ci comporte pourtant les mêmes sex-toys, il y a bien une spécificité de l’exposition publique. En la matière, j’avoue préférer de très loin le sens du dialogue de Christo, qui a parfaitement intégré la contrainte de l’espace public, et dont l’emballage du Pont-Neuf avait certes suscité la discussion, mais aussi et surtout rencontré l’intérêt des Parisiens. Peut-on pour autant dire que l’artiste s’est « conformé à une attente »? Je ne crois pas. En revanche, il y a bien eu un travail important de préparation et de concertation, et non imposition brutale sans discussion…

  5. Intéressante cette notion d’espace public versus espace privé qui interroge autrement la polémique née de Tree. Pourrait-on également ajouter alors à cette grille de lecture a lourde ambivalence sexuelle de Tree qui offre au regard public l’intimité d’un espace privé, alors que les sex-toys ont gagné leur place dans les magasins grand public ?

  6. J’avais vu l’exposition de Paul McCarthy au SMAK de Gand, et j’en était ressorti ébloui : un artiste qui s’ingénie à démonter, parfois au lance-flamme, les images idéales de la famille, de la politique ou de l’entertainment. Les vidéos projetées dans de grandes installations, dans lesquelles elles ont été tournées, la présence des objets ayant servi d’accessoires, les personnages robotisés qui s’agitent, simulacres revendiqués des mêmes qu’on voit dans les parcs d’attractions, les thématiques qui tournent souvent autour de l’image idéale et fantasmée de l’Amérique (les Pirates de Disney comme symboles de la liberté, la Famille et ses relations parfaites comme une mini-entreprise, la Politique et ses nobles visées…) où McCarthy fait tout déraper dans une débauche de chocolat et de ketchup, tout cela m’avait fait grande impression. D’autant plus quand on voit les grands dessins qu’il produit par ailleurs, que ces œuvres sont faites en collaboration avec sa propre famille, et qu’à chaque fois il fait mouche !
    En réalité, ce qui m’étonne le plus dans cette histoire, c’est qu’il n’ait pas fait scandale plus tôt… sauf à remarquer que le scandale est devenu un des moteurs de vente dans la publicité, dans la presse, et que les mécanismes du scandale semblent aujourd’hui plus être enseignés comme force de vente en marketing.

  7. @michael lilin: Là encore, je me demande si le critère du scandale ne tient pas au type d’espace et au contexte de présentation qui accueille l’œuvre. Votre témoignage montre combien la variété des formes, au sein d’une présentation muséale de grande envergure, aide à comprendre une œuvre à l’expression radicale.

    On peut comparer cette réception à celle qui a accueilli la version originale du père Noël de McCarthy, créé en 2001 pour être exposé sur la voie publique à Rotterdam. Rapidement affublée du surnom de « Buttplug Gnome » par les habitants, la statue (semblable aux modèles réduits de Chocolate Factory) a suscité une vive polémique, et dû être déplacée à de nombreuses reprises, à la demande des riverains. Elle n’a trouvé son emplacement définitif qu’en 2008.

    Il n’y a donc pas que les Parisiens pour réagir à ces œuvres provocantes. Compte tenu de ce précédent, on peut au contraire s’étonner qu’aucune précaution particulière n’ait été prise cette fois-ci, comme si la dimension de provocation n’était plus perçue par les organisateurs.

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