(Chronique Fisheye #28) Il n’est pas fréquent que, sur un sujet lié à l’histoire des États-Unis, la recherche française en remontre à son homologue anglophone. C’est pourquoi il convient de féliciter la chercheuse Camille Rouquet, auteure d’une remarquable thèse de doctorat, récemment soutenue à l’université Paris 7 sous la direction de l’américaniste François Brunet1. Le sujet choisi était celui des icônes du photojournalisme, images célébrées et dotées par la rumeur d’une mystérieuse influence, telle la fameuse photographie par Nick Ut de la petite fille brûlée au napalm (1972), réputée avoir contribué à mettre fin à la guerre du Vietnam.
Mais ce récit, pieusement répété dans toutes les anthologies de la photographie, n’avait jamais fait l’objet d’une vérification sérieuse – à l’exception d’un article du chercheur Guy Westwell, qui suggérait déjà que cette vision idyllique relevait de la reconstruction a posteriori2.
La thèse de Camille Rouquet apporte une réponse nette. Après avoir sélectionné quatre des plus célèbres photographies liées au conflit vietnamien (l’auto-immolation du moine bouddhiste, par Malcolm Browne, en 1963; l’exécution sommaire de Saïgon, par Eddie Adams, en 1968; la fusillade de l’université d’État de Kent, par John Paul Filo, en 1970; la petite fille au napalm, par Nick Ut), la chercheuse a vérifié scrupuleusement la généalogie de leurs republications dans la presse et dans les archives du mouvement pacifiste. Ce travail a permis d’établir que ces photographies n’occupent qu’une place restreinte dans les productions protestataires: «Elles servent mal les intérêts du mouvement pacifiste qui cherche avant tout à provoquer des réactions par le biais d’une violence plus intense», analyse Camille Rouquet.
Les photographies d’actualité appelées à devenir les icônes du conflit, même si elles témoignent d’une certaine brutalité, n’en demeurent pas moins à l’intérieur de la marge d’acceptabilité du grand public. L’image de la petite Vietnamienne montre l’expression d’une souffrance muette, mais pas les plaies que provoque le napalm. Or, ce sont justement ces marques, noires et affreuses, que vont chercher les militants pour leurs affiches ou leurs tracts.
Outre qu’elle reste toujours dans le vague, la thèse de l’influence des photographies ne prend pas en considération l’histoire des images. À l’inverse, Camille Rouquet montre que la photo de Nick Ut est peu reprise immédiatement après le conflit – celles de l’immolation du bonze ou de l’exécution de Saïgon lui sont préférées pour illustrer la vision rétrospective de la guerre. Ses remobilisations privilégient en revanche une dimension biographique. Elles soulignent que la petite fille a été sauvée par le photographe, puis se multiplient après 1994, lorsque Kim Phuc demande asile au Canada. La notoriété de cette image est donc tardive, et s’appuie sur un récit réflexif qui fait de son sujet une célébrité et valorise le photojournalisme.
Le retour sur la matrice de la guerre du Vietnam permet de comprendre le processus qui mène des images d’actualité aux icônes. La fascination pour ces photographies – qui prend sa source dans leur sélection simultanée par de nombreux organes de presse, puis se nourrit de leur remobilisation – est d’abord le fait des grands médias américains, qui se servent de ce corpus pour proposer un retour critique sur le conflit qui a traumatisé les États-Unis.
Tout en révélant la fragilité du mythe de l’influence, Camille Rouquet met en évidence son rôle pour les acteurs du photojournalisme. C’est bien la légende du lien entre ces photographies et l’arrêt du conflit vietnamien qui explique leur mise en avant. Or, ce récit n’est que la déclinaison optimiste de la thèse de la responsabilité des médias dans la défaite américaine, promue par l’administration Nixon – explication qui permet d’escamoter l’accumulation d’erreurs politiques et militaires.
En allant rechercher l’origine des icônes dans l’histoire du conflit vietnamien, Camille Rouquet en a simultanément éclairé la genèse. Si l’impact attribué aux photographies d’actualité relève du fantasme, cette mythologie s’avère un outil irremplaçable dans la promotion du photojournalisme. Considérées comme des productions culturelles à part entière, les icônes apportent une justification précieuse du rôle des médias visuels.
- Camille Rouquet, Les Icônes du Vietnam et leur pouvoir, thèse de doctorat (dir. François Brunet), Université Paris Diderot, manuscrit, 2017. [↩]
- Guy Westwell, «Accidental Napalm Attack and Hegemonic Visions of America’s War in Vietnam», Critical Studies in Media Communication, vol. XXVIII/V, 2011, p. 407-423. [↩]
5 réflexions au sujet de « La matrice du Vietnam et le photojournalisme »
« C’est bien la légende du lien entre ces photographies et l’arrêt du conflit vietnamien qui explique leur mise en avant. »
Bref, les « fake news » (au sens contemporain de construction conjointe d’un recit et d’images permettant de legitimer une guerre) pointaient deja leur nez!
Merci pour l’article, extremement interessant! Cette brillante these est-elle une these d’histoire?
Une petite phrase m’a un peu gene: « le conflit qui a traumatisé les États-Unis »…
Deux millions de morts civils, quand meme… Ces morts civils n’etaient PAS aux Etats-Unis, n’est-ce pas?
Un peu comme si on disait, « le regime nazi qui a traumatise l’Allemagne »… C’est pas faux en un sens, d’accord, mais on se ferait traiter d’antisemite pour une phrase comme ca!
Pourquoi peux-t-on ecrire, en France (ou aux Etats-Unis) « le conflit (du Vietnam) qui a traumatise les Etats-Unis » et paraitre factuel et objectif, et absolument pas raciste?
Peut-etre y-a-t-il un « racisme de fond », comme une « toile de fond », ou un « bruit de fond », sur lequel s’inscrivent les recits invividuels, avec leurs nuances, et que seul ce racisme de fond rend lisible, intelligible, dans une societe donnee a une epoque donnee?
Foucault (violence institutionelle), Girard (« mythe du texte » et « mythe dans le texte »), Derrida (deconstruction), peuvent surement nous aider…
@Laurent Fournier: Le régime nazi a bien traumatisé l’Allemagne – l’un n’empêche pas l’autre! Mais ce qui a traumatisé les Etats-Unis dans le cas du Vietnam, c’est avant tout la défaite. Que le plus puissant acteur militaire du monde puisse perdre face à un petit pays, qui plus est communiste, fut évidemment la source d’une incompréhension profonde et d’une recherche d’explications qui, comme celles proposées aujourd’hui par les grands médias américains pour déchiffrer l’élection de Trump, relève essentiellement de la désignation du bouc émissaire cher à Girard. C’est ce phénomène qui se cache aujourd’hui sous l’appellation de « fake news« , qui n’est pas le nom anglais des fausses nouvelles, comme certains affectent de le croire, mais bien la frénésie d’une recherche de prétextes pour expliquer ce qui semble inexplicable, et pour éviter de balayer devant sa porte…
« C’est ce phénomène qui se cache aujourd’hui sous l’appellation de « fake news« , qui n’est pas le nom anglais des fausses nouvelles, comme certains affectent de le croire »
Merci d’avoir ecrit ca! Vous etes le premier a ma connaissance…
Je pense que le mot « fake » dans « fake news » se refere a la question de savoir si une information, independament de son caractere veridique ou pas, merite le statut de « nouvelle », c’est a dire publiable et digne d’etre commentee en public, ou pas.
Les Americains ont je crois ete les premiers a prendre clairement cette position, lorsque par exemple un ministre en conference de presse repond a une question genante « Je ne vais pas elever la dignite de cette question en lui accordant une reponse », sorte d’aveu public d’une methode de toujours mais qui restait plutot implicite dans notre europe heritee du « siecle des lumieres »…
Ainsi la notion de « fake news » (discours illegitime) a toujours existe mais en Europe on preferait eviter de lui donner un nom, pour eviter de creer les problemes amusants que l’on voit depuis!
« «Elles servent mal les intérêts du mouvement pacifiste qui cherche avant tout à provoquer des réactions par le biais d’une violence plus intense» » ,
Je pense qu’elles ont eu leur utilité. Toutefois, une corrélation entre ces images et la fin du conflit serait de toute manière trop simpliste…
Mais là où cette thèse est très intéressante, c’est dans sa conclusion : « Si l’impact attribué aux photographies d’actualité relève du fantasme, cette mythologie s’avère un outil irremplaçable dans la promotion du photojournalisme. ».
En d’autres termes, si un jour la crise migratoire prenait fin, on racontera peut-être que la photographie du « petit Aylan » y joua un rôle décisif. Or, nous savons tous qu’il n’en est rien…
On parle donc bien de la frontiere mouvante entre l’explicite et l’implicite, ou comment, pour paraphraser Girard, le « mythe DU texte », qui le sous-tend, l’eclaire et le rend intelligible, mais aussi longtemps qu’il reste implicite, sert de substrat au « mythe DANS LE texte », qui est le recit lui-meme.
Depuis l’emergence aux Etats-Unis des « public relations » il y a presque 100 ans sous l’impulsion de Bernays le neveu de Freud jusqu’aux « fake news » de Trump et du Decodex, le vrai pouvoir reside dans le controle non du recit, mais de son intelligibilite. Un recit reste inoffensif tant qu’il est incomprehensible, tant qu’il ne resonne pas avec les representations et desirs de ses contemporains. La construction des mythes contemporains, qui rendent audibles certains recits et inaudibles d’autres recits, est la scene politique actuelle, qui definit les causes des guerres et leurs cibles.
La mise a jour de l’attribution a posteriori d’un role imaginaire a une image a cet avantage immense du « chainon manquant » (que Girard a longtemps cherche pour le Bouc Emissaire), ou le deplacement, delibere ou non, de la frontiere entre l’implicite et l’explicite a lieu pour ainsi dire, « sous nos yeux ».
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