Trois mois après le lancement des hashtags #BalanceTonPorc et #MeToo, une pétition publique a réuni la signature de 100 femmes du monde de la culture, sous le patronage de Sarah Chiche, Catherine Millet, Peggy Sastre ou Catherine Deneuve, revendiquant hautement l’absence de consentement, la division des rôles de genre (galanterie) et la négation de la culture du viol1. Pourtant, après une salve de répliques pugnaces2, l’agitation suscitée par la tribune du Monde est retombée. Preuve du succès de la plus importante affirmation participative de l’histoire des médias sociaux, la réception de ce dernier épisode a montré la ringardisation accélérée de l’opinion antiféministe.
La dénonciation du comportement de harcèlement compulsif de Harvey Weinstein3, longtemps protégé par l’omerta, avait initié le renversement du schéma traditionnel de la culture du viol, décrit par Georges Vigarello, qui dépeint l’agresseur en victime et la victime en coupable4.
A la différence de l’affaire DSK, qui reproduisait ce schéma, le cas Weinstein présente la particularité de déplacer le curseur de l’agression sexuelle proprement dite vers la situation de harcèlement, où le détenteur d’un pouvoir impose une pseudo-négociation, contraignant la victime à une apparence de consentement. Alors que l’agression sexuelle permet de maintenir la distinction entre comportement délictueux et séduction, le harcèlement conduit à interroger la continuité des formes d’abus de pouvoir, continuité que désigne le concept féministe de «culture du viol».
Une autre différence notable tient à l’inversion de l’asymétrie de notoriété, qui dans l’affaire DSK orientait la sympathie vers l’agresseur au détriment de la victime. Confronté à l’accusation de plusieurs actrices célèbres et aimées du public, comme Rose McGowan, Angelina Jolie, Léa Seydoux, Judith Godrèche ou Gwyneth Paltrow, le producteur hollywoodien, puissant mais inconnu du grand public, a fait l’objet d’une condamnation unanime, avant toute enquête judiciaire.
La valeur du témoignage
Sous la loupe de l’industrie cinématographique, il apparaissait donc possible de contrebalancer l’abus de pouvoir sexuel par l’accumulation des témoignages individuels. S’inspirant de cette leçon, la journaliste Sandra Muller puis l’actrice Alyssa Milano lancent les 13 et 15 octobre 2017 les hashtags #BalanceTonPorc et #MeToo, rapidement reproduits ou imités à l’échelle mondiale, qui proposent de manifester par le témoignage la réalité quotidienne des violences sexuelles.
Ce qu’on a qualifié de «libération de la parole des femmes», plus puissant mouvement participatif de l’ère des média numériques, dans sa diffusion (500.000 tweets avec le hashtag #BalanceTonPorc et plus de 2.000.000 pour #MeToo décomptés au 13 novembre5) comme dans ses effets politiques et sociaux, n’a curieusement pas été analysé par les spécialistes des réseaux interactifs – sinon pour regretter la substitution d’une catharsis populaire à l’intervention de la justice6.
Céder à ce réflexe de déni montre qu’on ne connaît pas grand chose du sexisme ordinaire de la société. L’évidente sous-déclaration des agressions sexuelles (on estime que 10 % des femmes victimes de viol portent plainte, et seulement 3 % des viols débouchent sur un procès en cour d’assises) et le constat récurrent de la victimisation des coupables et de la culpabilisation des victimes dans l’espace judiciaire suggèrent que celui-ci n’est pas une institution qui protège de la culture du viol, mais un des lieux qui y expose. C’est précisément parce que la justice ne remplit pas sa mission que les femmes recourent à l’expression publique sur les réseaux sociaux.
Comme l’a bien montré Habermas, le recours au débat public est la marque d’un défaut des institutions et un préalable à l’action politique7. Vouloir brider l’accès à cette ressource essentielle de l’espace démocratique revient à privatiser les abus et à nier leur dimension politique.
Or, l’enjeu fondamental de l’affirmation participative est bien celui de la sortie de l’espace privé, celui de la manifestation publique et de la mise à l’agenda d’abus restés trop longtemps invisibles. Réduire la publicité du débat au stéréotype de la délation, comme l’a encore rituellement répété la tribune des 100, c’est ne prêter aucune attention à ce qui s’est exprimé. Contrairement à la lecture au premier degré de l’injonction #BalanceTonPorc, la dénonciation nominative est restée très minoritaire. Non seulement parce que, dans une large part du harcèlement quotidien, comme celui des frotteurs du métro, l’identité des agresseurs est inconnue, mais parce que l’enjeu n’était justement pas celui du procès individuel. Ce qu’ont avant tout restitué les témoignages, c’est l’expérience sidérante de l’agression, ainsi que la souffrance, l’indignation, ou la confrontation au déni. Par la multiplication de ces récits, l’objet du mème était d’apporter la démonstration de la culture du viol, autrement dit du caractère massif, permanent et multiforme des abus sexistes.
La formule lénifiante de «libération de la parole» cadre mal avec la difficulté manifeste d’exposer publiquement cette souffrance intime. C’est à cette difficulté que répondait le principe du hashtag #MeToo, qui consistait à proposer une forme minimale de participation, par l’affirmation abstraite et sans le moindre détail d’un «moi aussi», renvoi discret à un contexte implicite.
L’articulation des réseaux amicaux avec l’espace public reste un point débattu. S’appuyant sur la thèse de la bulle de filtre d’Eli Pariser, la revue Esprit nous assure qu’Internet, «composé de myriades de bulles étanches à l’intérieur desquelles ne circulent que des idées qui se font écho», «n’est pas un espace public»8. Pour Le Figaro, en revanche, qui dresse la liste des dernières polémiques alimentées par les médias sociaux, Twitter est un «pilori numérique»9. Ces deux approches contradictoires semblent s’exclure mutuellement. Comment le cadre par définition apaisé de la bulle de filtre peut-il être simultanément dénoncé comme l’espace de la polémique la plus excessive?
La conception irénique de la bulle de filtre est une vision réductrice qui ne tient pas compte de la diversité des attachements individuels. A l’inverse des affinités multidimensionnelles des liens forts, la cooptation unidimensionnelle des réseaux sociaux entraîne la confrontation de toutes les autres appartenances non sélectionnées, qu’un algorithme sera d’autant moins capable de détecter qu’il assimile un échange hostile à une interaction. Les médias amicaux nous exposent bien plus souvent que la sociabilité traditionnelle à l’avis ou à la contradiction d’inconnus, ce qui augmente logiquement la fréquence des désaccords. D’où la conflictualité élevée observée par tout participant à la conversation, attestée dès l’invention du web par la définition du point Godwin.
Or, dans le cas du débat public, la conflictualité fonctionne comme un accélérateur de la transformation. Au contraire de la vision statique de l’opposition d’opinions figées, défendue par Habermas, la polémique sur le harcèlement a vérifié les thèses de la sociologie des controverses, qui montre les effets d’apprentissage et le caractère dynamique de l’antagonisme10. Brisant les réseaux relationnels habituels, la tension conflictuelle encourage la prise de parti, qui fonctionne comme un outil d’orientation et un accélérateur de la participation. En intégrant un plus grand nombre d’acteurs, soumis à l’impératif argumentatif qu’impose la publicité des débats, les réseaux sociaux favorisent la maîtrise des connaissances, assimilées par leur mise en œuvre dans la conversation. Les médias interactifs fonctionnent donc bien comme un amplificateur du conflit, mais aussi comme un instrument d’apprentissage et de socialisation, en étendant au plus grand nombre les bénéfices de la controverse publique.
L’absence des images
J’ai été frappé depuis le début du mouvement par le très faible recours aux images, pourtant rituel dans l’expression protestataire. L’usage des images dans le cadre d’une mobilisation participative peut relever de différents schémas: illustration documentaire par la photographie ou la vidéo autoproduite, dénonciation ludique par la reprise d’une caricature ou d’un dessin de presse, signature participative par l’intégration d’un motif collectif en lieu et place du portrait de profil, ou encore revendication personnelle du témoignage par l’incarnation d’une parole, en vidéo ou en photo autoproduite légendée. Un tumblr comme We are the 99% en 2011 a exemplairement illustré cette stylistique articulant l’individualisation corporelle du message avec sa répétition collective, typique des nouvelles mobilisations en ligne.
Dans le contexte des violences sexuelles, il faut comprendre le non-recours à l’image moins comme un défaut que comme une réponse, sinon une stratégie. Si l’on se reporte à l’illustration traditionnelle des articles de presse consacrés au harcèlement ou à la prostitution, on comprend le piège que représente l’image, volontiers utilisée à des fins d’évocation érotique, quand le texte fait mine de dénoncer les abus. Le renoncement au document visuel dans le cadre de l’affirmation participative coupe court à cette hypocrisie familière.
Comme dans les récits médiatiques des abus sexuels, les témoignages de #BalanceTonPorc ou #MeToo évoquent souvent des comportements honteux, brutaux ou dérangeants. L’absence d’illustration préserve le caractère abstrait d’un discours non réifié. Par ailleurs, le souhait d’éviter la singularisation des situations conduit à un refus délibéré de la stylistique de l’incarnation. Le mème promeut au contraire une individualisation sans visage, autre moyen de favoriser l’appropriation du message.
Au contraire de We are the 99%, qui centralisait les contenus et en unifiait la formalisation, la liberté la plus grande a été laissée aux participantes pour la diffusion de leurs témoignages, qui ne respectaient pas tous l’identification par hashtag, et pouvaient aller du tweet jusqu’au billet de blog. Cette autonomie a favorisé une dynamique très différente de la plupart des affirmations participatives, du type «Je suis Charlie», conformes à l’expression des manifestations physiques traditionnelles, qui reposent sur la visibilité d’un effet de masse.
Dans le cas de #BalanceTonPorc, le trait le plus significatif, relevé par de nombreuses réactions, est l’effet de sidération produit par les témoignages d’abus sexuels au sein du cercle des proches: «On découvre, sidéré-e-s, médus-é-e-s, les témoignages d’ami-e-s, qui se succèdent les uns après les autres pour balancer des porcs comme s’il en pleuvait»11. Confirmation de la réalité de la culture du viol, la révélation de l’universalité des abus par l’exploitation d’une proximité de bulle est un caractère original de la mobilisation, marquée par la réflexivité des réseaux amicaux: «Je suis troublée d’avoir vu mon fil Facebook se remplir d’histoires de femmes – et cette attachée de presse que tu connais un petit peu: aussi, et cette fille qui était à la fac avec toi: aussi, et cette chercheuse que tu as interrogée une fois en 2016: aussi, et cette copine que tu vois si rarement: aussi. Nous autres à l’infini, nous autres partout et la paix nulle part.»12.
La norme et l’exception
Si la photo est absente des témoignages, on a vu en revanche les productions audiovisuelles mobilisées à des fins démonstratives. Le recours à l’archive cinématographique pour documenter le caractère normatif de la culture du viol est un classique de la critique féministe, qui appuie de longue date sa dénonciation des inégalités de genre sur les productions de la culture populaire, notamment les publicités et les films grand public.
On a pu ainsi voir circuler le montage proposé par Jonathan McIntosh ou le billet de David Wong commentant la célèbre séquence du baiser volé du film la Guerre des étoiles, jouée par Harrison Ford et Carrie Fisher, démontée plan par plan pour rendre manifeste la mécanique qui enferme la femme dans un rituel du refus, que l’homme lit comme un encouragement – démonstration pour ainsi dire chimiquement pure de la culture du viol13.
Ce recours documentaire à la fiction peut paraître paradoxal. Mais les règles de vraisemblance font de la fiction un formidable révélateur des conventions sociales. Un blockbuster offre à la fois l’archive d’une conformité au carré, par les multiples effets de filtre qui s’imposent aux productions commerciales, et se présente lui-même comme un modèle normatif, en diffusant largement des modèles sociaux implicites.
Cette sociologisation des œuvres est niée par les avocats de la cinéphilie, comme Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque, qui crie au puritanisme et à la censure et refuse toute forme de responsabilité morale et sociale, au nom d’une autonomie de l’esthétique14. Dans un article moins caricatural, les critiques cinéma de Libération admettent que «l’affaire Weinstein a profondément démonétisé le prestige et l’aura d’un milieu nourri par une culture féroce de la compétition, mais aussi un goût très prononcé pour le no limit (d’ambition, d’argent, de pouvoir, de célébrité, de narcissisme… et de sexe)» – mais maintiennent néanmoins la revendication de l’exception formaliste15.
A une époque où l’on ne cesse de mettre en avant le «pouvoir des images», ce refus de prendre en compte les effets sociaux des œuvres paraît pour le moins problématique. Ce d’autant plus que la dénonciation du puritanisme et de la censure s’appuie sur l’art pour promouvoir une vision des corps délivrée de l’indécence par le regard esthétique. La beauté apparaît donc comme l’instrument d’une normalisation de l’exposition du féminin, comme le suggère Frédéric Beigbeder dans l’éditorial du n° 2 de la réédition du magazine “de charme” Lui: «Une photo de jolie fille n’est pas une photo de jolie fille: depuis l’Antiquité, la beauté est représentée par une femme nue. La nudité résume toute l’histoire de l’art et de l’espèce humaine : durant des millénaires elle était considérée comme le reflet d’un ordre divin. Rien de passéiste là-dedans. On nous a aussi qualifiés de sexistes. En ce cas, Michel‑Ange, Botticelli, Ingres, Boucher, Courbet sont d’ignobles sexistes».
La vision d’un vert paradis où les corps s’ébattraient en toute liberté résulte de la caricature scolaire qui fait de l’art un monde à l’écart de la vie, une religion laïque où les tableaux sagement alignés sur la cimaise se contemplent dans le recueillement, à l’abri de toute tension sociale. En réalité, seul un oubli profond de l’histoire de l’art peut effacer le souvenir des scandales qui ont rythmé l’accueil mouvementé de propositions délibérément provocantes. Ceux qui réclament le respect d’un art perçu comme un patrimoine intangible sont ceux qui le connaissent le moins, tant l’histoire changeante des goûts modifie à chaque époque les hiérarchies de la sensibilité. Affecter de confondre avec la censure la dynamique même de la vie culturelle est un sophisme qui n’intimidera que le béotien.
L’érection de l’art et du cinéma comme rempart du pouvoir masculin doit nous mettre la puce à l’oreille. A la lecture du plaidoyer générationnel du journaliste Philippe Ridet, significativement intitulé «C’est devenu compliqué d’être un homme», on comprend que le danger primordial de la revendication féministe est la menace d’une culpabilité inacceptable pour ceux qui ont profité du confort de la position dominante16. La nostalgie cinéphile dans laquelle se réfugie Ridet atteste que le cinéma n’est pas sexiste simplement parce qu’il serait un miroir du monde social, mais que Hollywood a fourni à la domination masculine un véritable univers parallèle, la fiction si nécessaire où les femmes tombent toujours amoureuses des conquérants.
Philippe Ridet ne s’est pas trompé dans sa recherche d’un monde perdu. L’art et le cinéma n’ont pas seulement été des reflets du sexisme de la société, mais des amplificateurs de la culture du viol. La chute d’Harvey Weinstein n’est pas celle d’un homme, mais celle d’un monde où être un homme rendait les choses plus faciles. Peut-on lire la prudence iconographique des participantes à l’affirmation féministe comme le signe de la recherche d’un nouvel équilibre encore à venir, au sein d’un univers visuel piégé? En tout état de cause, cette mobilisation décisive apporte l’exemple original d’une expression publique qui contredit bon nombre des idées reçues sur la «civilisation des images».
- Coll., «Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle», Le Monde, 09/01/2018 (texte complet: «Des femmes libèrent une autre parole» [↩]
- Coll., «Les porcs et leurs allié.e.s ont raison de s’inquiéter», Franceinfo, 10/01/2018; Coll., «Les féministes peuvent-elles parler?», Les invités de Mediapart, 11/01/2018; Réjane Sénac, «Ne nous libérez pas, l’égalité va s’en charger», Nouveau magazine littéraire, 11/01/2018. [↩]
- Jodi Kantor, Megan Twohey, «Harvey Weinstein Paid Off Sexual Harassment Accusers for Decades», New York Times, 05/10/2017; Ronan Farrow, «From Aggressive Overtures to Sexual Assault: Harvey Weinstein’s Accusers Tell Their Stories», New Yorker, 23/10/2017. [↩]
- Georges Vigarello, Histoire du viol. XVIe-XXe s., Paris, Seuil, 1998. [↩]
- La Netscouade, «#BalanceTonPorc, la polémique desossée», Medium, 23/11/2017. [↩]
- Olivier Ertzscheid, «#BalanceTonPorc. Agression, prescription, délation et dénonciation dans les espaces semi-publics», Affordance.info, 15/10/2017. [↩]
- Jürgen Habermas, L’Espace public (trad. de l’allemand par Marc B. de Launay), Paris, Payot, 1992 (2e éd.). [↩]
- Emmanuel Alloa, «Internet n’est pas un espace public», Esprit, décembre 2017, p. 12-33. [↩]
- Vincent Tremolet de Villers, «Finkielkraut, Tex, Griezmann: Twitter ou le pilori numérique?», Le Figaro/FigaroVox, 19/12/2017. [↩]
- Cyril Lemieux, «À quoi sert l’analyse des controverses?», Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle, 2007/1, n° 25, p. 191-212. [↩]
- Elodie Jauneau, «Balance ton porc…Encore et toujours», Affichage libre, 17/11/2017. [↩]
- Johanna Luyssen, «Sept jours avec nous autres», Medium, 21/10/2017. [↩]
- David Wong, «7 Reasons So Many Guys Don’t Understand Sexual Consent», Cracked, 03/11/2016. [↩]
- Frédéric Bonnaud, «Le cinéma, ses censeurs et ses faussaires», Libération, 15/11/2017. [↩]
- Didier Péron, Julien Gester, Ève Beauvallet, Olivier Lamm, «Le cinéma ne tourne plus rond», Libération, 01/12/2017. [↩]
- Philippe Ridet, «C’est devenu compliqué d’être un homme», M le magazine du Monde, 22/12/2017. [↩]
15 réflexions au sujet de « Ecouter la parole des femmes, avec ou sans images »
Merci pour cet effort soutenu de penser la question. Même si non exempt de quelques simplifications « raccourcissantes » (mais comment les éviter sur une question si complexe dans tous ses ‘attendus’), votre article semble au moins bien prendre en juste considération tous les points d’où est vu le problème, ainsi que les tenants et aboutissants des diverses formulations publiques de ces « points de vue ».
Il est toute une part du cinéma, comme d’ailleurs (d’ailleurs ?) d’internet qui n’est pas vraiment prise en compte, ni par le directeur de la cinémathèque (car ce ne sont pas des films de cinéma, sans doute) ni par d’autres commentaires, c’est l’espace (le champ, l’univers ?) pornographique (ce puritanisme dont on parle s’exerce sans doute aussi là) dans lequel la femme est (je ne suis pas spécialiste, et je dois dire que je n’ai osé regarder que les films de ce genre détournés, au studio Galande, il y a quelques années) réduite à l’état de chose (il y a à regarder ces productions quelque chose de dégradant, me semble-t-il, pour le genre humain). Revu récemment le film de Sam Peckinpah « Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia » (1974) avec une scène de viol (le violeur incarné par Kris Kristofferson n’a pas une part active dans l’histoire) qui m’a fait penser aux paroles de Brigitte Lahaie, et à cette espèce de maxime illustrative adressée aux femmes en général, que j’entendais dans ma jeunesse « quand le viol est inévitable, détends-toi et profite »; incarnant la loi du plus fort. En l’adressant aux hommes aussi, on pourrait aller plus loin encore, même si ce n’est pas vraiment le sujet, en intégrant aux prises de position des femmes violentées ou violées celles des homosexuels (ou homosexuelles, elles plus tolérées par la société telle que nous la connaissons). La sexualité est un champ honni du bourgeois (on n’en parle pas), et le cinéma celui de l’homme fort (combien de réalisateurs pour combien de réalisatrices ? et à tous les postes ? on dit par exemple que la scène de sodomie avec beurre du dernier tango à Paris est un traquenard monté par Bernardo Bertolucci et Marlon Brando sur Maria Schneider, certes, mais étaient-ils les seules personnes du plateau ? je me demande…).
Bonjour,
Ce billet, comme à peu près tous les autres tribunes et autres articles sur la question (pardon pour cette approximation), traite de ce sujet comme si la justice (celle des tribunaux) n’existait pas.
Avant de parler de cette supposée et très hypothétique « culture du viol » ancrée socialement , il convient de rappeler que notre société désigne et condamne le viol comme un crime passible de quinze à vingt ans de prison. Si le cinéma est un miroir d’une société (et non ce monde « parallèle », plus schizophrénique que réel), ce n’est qu’un parmi d’autres, la justice et l’appareil législatif dont s’arme une société en est un bien plus exact.
Avant de recourir à la fiction pour éclairer ce qui se passe dans la vraie vie et établir un « fait culturel », examinons ce qui se passe dans les tribunaux. Les juges seraient-ils encouragé par une « culture » du viol qui les pousseraient au laxisme ou à une compréhension à l’égard des agresseurs ? Logiquement, au nom de l’existence de cette « culture », il faudrait le constater. Les faits montrent au contraire que cette théorie culturelle ou sociale ne tient pas.
La libération de la parole sur les réseaux est positive, mais insuffisante : le nombre de plaintes ont-elles augmentées ? Les coupables, au delà de quelques personnalités médiatiques dont on attend toujours les jugements, ont-ils été traduits devant la justice ? La réalité, au nom de la sociologie que vous défendez doit refléter ce fait « culturel », et le moins qu’on puisse dire c’est que nous sommes loin du compte.
@Wim : la justice est rendue et appliquée par des hommes; les lois sont proposées, discutées, amendées,votées par des hommes; vous cherchez une objectivité là où elle ne peut exister (et d’ailleurs elle n’existe nulle part) (ce que j’en dis)
@PCH,
1/ La qualification du viol en crime et la lourdeur des condamnations, le place derrière le meurtre, je ne vois aucun effet de sexisme là dedans, au contraire.
En revanche le personnel politique doit être rééquilibré en faveur d’une féminisation, mais c’est un autre débat que celui sur l’existence d’une « culture du viol ».
2/ Dans les affaires criminelles ce sont les jurys qui décident des peines encourues, et leurs compositions sont mixtes.
@Wim: «Ce billet, comme à peu près tous les autres tribunes et autres articles sur la question (…), traite de ce sujet comme si la justice (celle des tribunaux) n’existait pas.» La raison de cette proximité est que toutes ces contributions se basent sur les mêmes travaux, notamment une enquête de l’INED de 2016 intitulée « Violences et rapports de genre » et une étude du Défenseur des droits sur le harcèlement au travail, parue en 2015 (voir: http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/10/18/les-violences-sexuelles-touchent-plusieurs-millions-de-femmes-en-france_5202391_4355770.html).
Ces enquêtes montrent que, loin d’être satisfaisants, les résultats de l’institution judiciaire en matière de violences sexuelles sont hautement problématiques. Vous partez de la pointe émergée de l’iceberg: les procès d’assises, mais on estime à seulement 3% des viols ceux qui atteignent ce stade. Quid des 97% restants? Tous les témoignages et toutes les enquêtes concluent à une sous-déclaration et à une sous-judiciarisation des affaires de violences sexuelles. Les raisons en sont multiples: inadéquation de la réponse judiciaire dans les cas, les plus nombreux, où les agresseurs sont des proches ou des supérieurs hiérarchiques, insuccès ou classement de la plainte, mais aussi caractère inquisitoire de la procédure d’enquête ou du procès lui-même, qui décourage les victimes.
Un exemple de procédure interrompue est fourni par le récent procès pour agression sexuelle de Georges Tron, où l’interrogatoire musclé des plaignantes par le juge Régis de Jorna a unaniment été jugé odieux (Le pdt : — «Vous vous sentiez honteuse? — Oui. — De quoi, de vous être laissée faire?») (voir: https://www.francetvinfo.fr/societe/justice/proces-de-georges-tron/j-ai-trouve-ca-odieux-au-proces-de-georges-tron-l-interrogatoire-d-une-plaignante-par-le-juge-fait-polemique_2516389.html). Pourtant, selon l’avis d’une spécialiste: «Je travaille sur les infractions sexuelles depuis dix ans et j’ai l’impression que rien ne bouge. Nous sommes malheureusement dans une situation très classique. Dans les affaires de viol, le comportement de la victime est systématiquement apprécié alors qu’il ne devrait pas l’être». Cette « appréciation » qui transforme une victime en coupable est une manifestation de la culture du viol.
Une précision: c’est Tarana Burke qui est à l’origine de « metoo ». Il y a 10 ans, elle a créé un mouvement de lutte contre les violences faires aux femmes qu’elle a appelé « me too ». Elle n’a jamais reçu aucun soutien jusqu’à ce que l’actrice Alyssa Milano tweete #metoo…. et que les réseaux sociaux s’en emparent… https://www.nytimes.com/2017/10/20/us/me-too-movement-tarana-burke.html?_r=0
Bonjour camarade,
billet passionnant comme à l’accoutumée. Ceci étant – point de détail – je crois que tu m’as lu un peu trop rapidement pour affirmer que le « spécialiste des réseaux interactifs » que je suis a regretté « la substitution d’une catharsis populaire à l’intervention de la justice. » C’est tout à fait inexact dans l’intention comme dans le fond. En témoigne – notamment – ce passage de mon article que je te remets ici (sans intention polémique hein :-) :
« La parole de ces femmes, courageuses, qui s’expriment sur Twitter, n’est de fait qu’une première étape, peut-être nécessaire, avant l’intervention souhaitée de la justice ; mais une étape également profondément ambivalente et violente. Violente car l’exposition de cette parole les oblige à affronter d’autre paroles sur la même ligne et parfois au-delà des violences que ces femmes venaient dénoncer. Et profondément ambivalente car ce principe de double exposition de la dénonciation de faits qui ne peut se poursuivre jusqu’au bout au risque de basculer dans la délation est l’alibi parfait qui permet aux agresseurs de bénéficier d’une forme renouvelée d’impunité. »
Ce que j’ai regretté c’est que l’exposition de cette parole dans un cadre semi-public (celui des plateformes) les expose à tant d’effets retours et les place – de facto – dans une forme d’empêchement d’aller au bout de cette libération (que je salue pleinement, entièrement et sans AUCUNE réserve).
Voilou.
Cher Olivier, merci pour ton appréciation et pour ta précision. Je dois néanmoins indiquer que l’éventuelle inexactitude de ma formule te concernant, plutôt qu’à un défaut de lecture, serait imputable aux ambiguïtés de ton billet, qui décrit bel et bien l’affirmation participative comme une «catharsis», et qui pose «l’intervention de la justice» comme la suite souhaitable à cette «première étape».
Outre ton insistance à qualifier l’expression des femmes par le terme de «délation» (4 mentions) plutôt que par celui de «témoignage» (zéro mention), le problème que pose ton analyse est bien celui de l’opposition de la procédure judiciaire comme espace idéalisé de la délibération publique, à celui des médias sociaux, dont le caractère «semi-privé» interdirait cette délibération. Je t’invite à relire les définitions de Habermas de l’espace public pour constater que ni l’un ni l’autre des termes de cette opposition n’est satisfaisant. D’une part, le débat judiciaire est un débat piloté par une autorité institutionnelle, dont le caractère public est une condition théorique, mais dépourvue d’outil de médiation autonome. D’autre part, le postulat que les réseaux sociaux seraient un dispositif impropre au débat public, soit l’exercice de la confrontation des idées dans un espace médiatisé, est manifestement contredit par l’exemple du débat nourri auquel nous venons d’assister.
Inutile de reprocher à Twitter de ne pas être un espace de délibération juridique, il n’a pas été fait pour ça. Sa fonction est plus proche du modèle de la manifestation, qui a un rôle d’alerte. Que le débat public, qui s’effectue aujourd’hui souvent à l’initiative des réseaux sociaux, soit susceptible de faire évoluer les conditions mêmes de la délibération institutionnelle, voilà un constat plus pertinent sur le rôle des médias interactifs.
Article extraordinaire. A mediter sur plusieurs aspects. Merci.
Je présume qu’une équipe de scénaristes hollywoodiens travaille d’ores et déjà d’arrache-pied (avec Georges Tron comme french adviser…) sur l’affaire Weinstein et ses développements internationaux.
En France, on verra peut-être un film du même genre dans dix ans ? À moins que, comme la cigarette, le sexe devienne peut-être d’ici là un « objet » interdit sur les écrans (et ailleurs).
Une autre explication au peu d’images tient aussi au fait que les médias espéraient bien faire « monter la mayonnaise », autour de ce qui en définitive n’a que très partiellement, dépassé les limites de la controverse initiale. Cela impliquait que toute femme puisse a priori s’identifier : la mise en circulation d’images risquait de s’avérer contre-productive, compte tenu de ce but poursuivi
Je relève le point de vue de Titiou Lecoq, publié dans Slate le 2 mars, qui livre un constat d’échec du mouvement en France:
« les détracteurs du mouvement #MeToo n’ont pas seulement décorrélé l’impression générale de la situation concrète. Ils ont enterré le mouvement grâce à un magnifique tour de passe-passe qui a consisté à déplacer des questions sociétales sur le terrain judiciaire en évoquant la présomption d’innocence, et sur le terrain moral en évoquant le puritanisme. Chapeau bas. »
http://www.slate.fr/story/158344/metoo-mouvement-general
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