Un nouvel objet est entré dans nos vies. Correction: l’image d’un objet (ou plutôt d’un comportement) se manifeste à nouveau. Des images que je croise et recroise, avec ou sans commentaire. Qui creusent et répètent l’évidence. Savoir: que le smartphone est devenu cet objet omniprésent, addictif, incontrôlable, qui fait écran à nos échanges les plus élémentaires.
Plus un téléphone, comme aux premiers temps du mobile, où on se moquait des gens qui parlaient fort dans la rue. Plus un appareil photo, comme en 2013, où on se moquait des selfies des ados. Non, juste un objet opaque, dont on ne sait plus quel est l’usage (vidéo? jeu? info? messagerie?), un trou noir porté à bout de bras, dans lequel les contemporains se perdent, abîmés – absorbés, dirait Michael Fried1. Le smartphone est devenu l’emblème de l’absorbement, de la solitude et du refus de communiquer – sacré paradoxe pour un objet connecté.
Ce qui le dit, ce sont d’abord des images. Un compte instagram qui collectionne photos et dessins deconnexionnistes (voir ci-dessus). Des vues noir et blanc d’anonymes en situation, enregistrés par un street photographer, partagées plus d’un demi-million de fois. Une image légendée qui circule anonymement de blog en compte Facebook (voir ci-dessous), dont un commentaire indique qu’elle vient d’Australie (tiens, il n’y en a donc pas tant que ça, pour qu’il faille les chercher si loin?). Ou encore l’extrait d’un documentaire de 1947, qui prédit l’extension de la télévision individuelle, et montre des gens dans la rue, munis d’un bidule à antenne, qui se cognent lorsqu’ils se croisent…
La télévision, œil de demain (1947)
Sur toutes ces images, des gens soucieux, leur appareil à la main, le regard fixe, absorbés par un spectacle invisible. Et ça discute sur les réseaux sociaux, où l’on voit bien que plusieurs s’agacent de cette représentation univoque, et tentent de corriger l’image. Postent d’autres photos d’usagers souriants, ou bien montrent les écrans qu’on ne voit pas (voir ci-dessous). Peine perdue, il y aura toujours un friend pour te remettre du Babycakes Romero par-dessus.
Rien de tout cela n’aurait de sens si le smartphone n’avait pris tant de place dans nos vies. Passé le temps de la découverte (« il y a une application pour ça »), l’objet communiquant est devenu usuel. Les files d’attentes sont devenues des salons de lecture. Dans ce grand lieu de sociabilité paradoxale, les transports en commun, qui imposent la proximité physique avec de parfaits inconnus, on a vu les écrans s’ériger en barrières. Et au dîner, « range ton portable » est venu s’ajouter à la longue liste des consignes rageusement balancées aux ados.
Oui, un nouvel objet est entré dans nos vies, on le voit à ce qu’il bouscule les habitudes, reconfigure les codes, impose de nouvelles règles. Bon ou mauvais, va savoir, on ne reviendra pas en arrière. Comme la voiture, comme la télévision, ce nouvel objet change tout, impose sa présence et prend de la place.
Alors, devant cette série d’impressions que chacun a pu collecter, s’impose le passage à la représentation. L’image qui circule, que les uns et les autres font rebondir parce qu’elle fait écho à ce qu’ils ressentent, n’est pas la transcription réaliste d’une situation complexe. Au contraire, c’est un symbole, une synthèse, une caricature.
Est-ce l’outil qu’il faut blâmer, ou ceux qui s’en servent? Les comportements villipendés sont-ils l’exception ou la règle? Peut-on adapter nos codes de conduite ou faut-il jeter son smartphone? La posture déconnexionniste ne se pose pas des questions si subtiles, elle dénonce en bloc.
Or, comme le montre un reportage un peu plus élaboré, en bd, par Boulet, qui réintroduit la temporalité et la réflexivité des pratiques (voir ci-dessus), les usages du smartphone sont difficiles à réduire à l’instantané du coup d’oeil. En sélectionnant par exemple la situation de proximité imposée des transports en commun, lieu par excellence d’une culture de l’absorbement (voir ci-dessous, le métro de New York en 1963), les critiques du portable trouvent aisément un théâtre de son emploi multiplié. En omettant de souligner ce contexte, ou de rentrer dans le détail des usages, ils font de l’absorbement l’image générique du smartphone.
En d’autres termes, ces photos qui font office de « preuve par l’image » sont aussi orientées, menteuses et manipulatrices que la caricature de Jean-Luc Mélenchon véhiculée par la presse, ou celle de la musulmane voilée.
Une photographie peut-elle jouer le rôle d’une caricature? Si ce qui définit la caricature est la notion de charge ou d’exagération du trait, alors nous nous trouvons bien devant des caricatures photographiques – un usage méconnu du document d’enregistrement, et pourtant de plus en plus fréquent.
La caricature n’est pas qu’une exagération graphique. Pour que la charge porte, elle doit s’appliquer à une situation reconnue comme une vérité générale. La force de la caricature est d’exprimer de manière lisible et synthétique un jugement similaire au proverbe.
La viralité des photos d’absorbement au smartphone s’appuie de la même façon sur leur articulation avec une « vérité générale », que l’image porte et confirme, en boucle autoréalisatrice. Elle prend ainsi une valeur proverbiale, avec la force qui naît de l’expression précise d’un sentiment général diffus. Une photo bien choisie peut donc avoir la même efficacité qu’un dessin de presse, ainsi qu’en attestent ses circulations ou ses déclinaisons. Comme le proverbe, elle fournit une forme synthétique appropriable, dotée de la signature du jugement partagé, qui en fait un puissant outil rhétorique.
La circulation chaotique d’un message visuel répété peut donc avoir valeur de signal. Associée à d’autres manifestations, prises de positions publiques, articles de magazines, publications savantes, elle contribue à construire et à imposer une représentation, une figure synthétique, qu’on pourrait appeler une image sociale, création collaborative des participants à la conversation.
- Lire également: « La vraie vie sent bon le camembert« , L’Atelier des icônes, 9 mai 2014.
- Michael Fried, Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot, Berkeley, University of California Press, 1980. Fried propose une opposition entre figure d’absorbement et figure de théâtralité dans la peinture du XVIIIe siècle. Dans le cas du smartphone, le nouveau couple d’opposition serait plutôt: absorbement vs sociabilité. [↩]
20 réflexions au sujet de « Absorbement, smartphone et caricature »
Bonjour André,
Merci de ton post que j’ai pris plaisir à lire sur mon smartphone, au comptoir d’un café ce matin ;-).
Je me permets d’ajouter 3 petits points anecdotiques de photographe.
1/ on trouve beaucoup de ce type d’images (les gens plongés dans leurs smartphones) car c’est sujet extrêmement facile à photographier. D’un point de la discrétion d’abord, puisque la ou les personnes ne font plus du tout attention à vous, mais aussi d’un point de vue technique et de composition parce que, c’est vrai en situation à faible luminosité, la lumière de l’écran du smartphone permet un éclairage de qualité du visage de son utilisateur. Et je ne compte plus les séries ou les images qui se jouent de ça. J’en suis moi-même un grand adepte. Et si l’on recadre un peu dans le passé, plusieurs photographes ont fait de même avec le poste de télévision (ou l’écran d’ordinateur).
2/ J’ai bon espoir aussi que ces images prennent rapidement une valeur historique, au sens où elles vont documenter une période de notre histoire où notre objet de consultation était le téléphone. Je ne suis pas trop inquiet et je me dis que dans 10 ans ou moins, apparaitre a d’autres types de représentation majoritaire des usages objets connectés.
3/ Mon dernier point ne bénéficie par de matériel visuel (il faudrait que je fasse une vidéo) mais de mon expérience, notamment avec des jeunes (20 ans). Lors de plusieurs voyages récents avec des groupes de 5 à 10 jeunes « très connectés » j’ai été à la fois surpris de l’utilisation quasi permanente du smartphone, mais aussi, dans le même temps par son utilisation au sein d’un groupe. En clair, ces jeunes discutent énormément entre eux de ce qu’ils voient sur leur smartphone (sur snapchat ou sur tinder par exemple), se montrent les écrans, rigolent, se prennent en photo. Bref, une vraie sociabilité, l’objet smartphone ayant presque la même vocation qu’une table de restaurant ou qu’un magazine qu’on feuillette en groupe. C’est un support à la discussion et non une fin en soi. En cela, et ça rejoints ce que tu dis, ça ne m’inquiète absolument pas.
Salut Pierre, merci pour tes remarques! Oui, c’est un sujet dont la facilité est proportionnelle à sa présence dans l’espace public. Toutefois, son équivalent le plus proche à l’ère pré-numérique, soit la lecture d’un journal ou d’un livre, n’a pas me semble-t-il fait l’objet d’une iconographie aussi systématique, ni aussi orientée (personne ne disait à l’époque du journal papier que celui-ci menaçait la sociabilité). L’exploitation de l’image de l’absorbement au smartphone n’est donc pas seulement la prise en compte d’un nouveau fait visuel, mais son articulation avec un jugement moral. De ce point de vue, on peut en effet la comparer à la photo des usages de la télé, lorsque celle-ci était présentée du même point de vue « objectal »…
Pour continuer sur le thème de l’usage du smartphone comme outil de sociabilité, je suis totalement d’accord, ayant pointé cette possibilité il y a 10 ans à des producteurs de films qui m’ont ri au nez : « jamais on ne regardera un film sur un aussi petit écran ».
La différence entre le partage d’un journal ou d’un livre et le smartphone, c’est que ce dernier permet d’interagir avec le contenu (et son producteur) alors que vous m’avouerez c’est un peu plus compliqué pour le lecteur d’interagir en temps réel avec l’écrivain ou le journaliste…
D’où vraisemblablement le côté « absorbé » des utilisateurs de smartphone (mais je vous emmène quand vous voulez dans une librairie de BD pour vous montrer le même dévouement et retrait du monde environnant de la part des lecteurs…)
Un moment important de la réflexion avec ce petit livre de 2008, Le téléphone portable, gadget de destruction massive, par le collectif Pièces et Main d’Oeuvre, à L’Echappée. En particulier la partie « Rendez-nous notre objet d’aliénation favori! » Pris en mauvaise part évidemment au titre de nécrotechnologie.
Le document de l’INA de 47 est excellent ! Merci.
Instagram : We have to stop, par Pauline Auzou
http://www.loeildelaphotographie.com/fr/2014/10/23/revue-du-web/26430/instagram-we-have-to-stop-par-pauline-auzou
#SmartphoneAddiction
Ha Ksenija ! Tu me fais penser aux photos du sitting BD pendant le festival ! C’etait pour le reportage pour Culture Visuelle. L’article est ici avec les photos des gens absorbé dans leur bd : http://bonobo.net/bd-dans-la-ville-7/
Mais ca reste loin de ce dont parle André, c’est-à-dire le jugement moral sur les images de gens absorbés. Et je crois qu’André a parfaitement raison, le cliché précédent était celui des gens devant la tv qui representait l’image même de la déchéance et même de la décadence de la civilisation !
(Je tape sur l’ipad avec un doigt. C’est périlleux !)
Bonjour,
« L’image qui circule, que les uns et les autres font rebondir parce qu’elle fait écho à ce qu’ils ressentent, n’est pas la transcription réaliste d’une situation complexe. Au contraire, c’est un symbole, une synthèse, une caricature. »
« En omettant de souligner ce contexte, ou de rentrer dans le détail des usages, ils font de l’absorbement l’image générique du smartphone. »
Vous êtes en contradiction avec votre billet précédent http://imagesociale.fr/395 dans lequel vous analysez des images sans connaître leurs contextes et en partant d’un présupposé qui n’est pas explicité ou justifié ! Mais c’est plutôt positif, dans le sens où vous projetez dorénavant plus de prudence méthodologique.
Robert
La note ci-dessus et celle plus précisément consacrée au cas Romero s’articulent en faveur d’une interprétation d’un usage des images qui s’apparente à la caricature.
Bonjour,
Oui j’ai compris que vous critiquiez « les critiques du portables » en soulignant qu’ils omettent de « souligner ce contexte, ou de rentrer dans le détail des usages, ils font de l’absorbement l’image générique du smartphone. ». Ceci renvoie directement à votre propre omission du contexte en analysant d’autres images dans votre précédent billet http://imagesociale.fr/395.
D’où, sinon une contradiction, une critique méthodologique que l’on pourrait appliquer à votre précédent billet.
Robert Frank
Vous m’avez déjà fait ce reproche sur le billet concerné, en présupposant qu’il fallait justifier ma critique de l’usage du noir et blanc par une analyse de l’œuvre en bonne et due forme. Je ne suis pas de votre avis, et vous ai déjà répondu sur ce point, par l’observation difficilement contestable que le recours au noir et blanc constituait désormais, dans un contexte où la couleur est généralisée (voilà l’élément de contexte pertinent), le format marqué. Le simple fait de choisir le noir et blanc plutôt que la couleur constitue une option stylistique visible et autonome, indépendamment des autres variables, qui peut donc être discutée en tant que telle.
L’argument de la nécessaire analyse de l’œuvre se heurte également à un autre élément de contexte, qui est que toutes les images mentionnées ici sont des images virales, caractérisées par leur circulation et leur rediffusion en ligne. Mon parti pris analytique consiste à m’appuyer sur les facteurs objectifs (comme le noir et blanc), plutôt que sur des éléments d’information qui ne sont pas mobilisés par les participants à la conversation. Recourir à l’analyse d’œuvre implique que tous les réémetteurs auraient une connaissance étendue du travail de Babycakes Romero, ce qui n’est évidemment pas le cas. Il s’agit donc à mon avis d’un contresens méthodologique. De ce point de vue, et contrairement à ce qu’une lecture superficielle vous fait affirmer, il n’y a pas de rupture de méthode entre les deux billets, car je ne mobilise pas non plus ci-dessus l’analyse iconologique des sources.
Ceci vous intéressera probablement si vous ne connaissez pas encore :
The Last Book de Reinier Gerritsen
Photographies de voyageurs absorbés dans la lecture « papier ».
http://aperture.org/shop/reinier-gerritsen-the-last-book-books
The Last Book Revisited
Photographies de voyageurs absorbés dans la lecture « numérique ».
http://ydocfoundation.org/the-last-book-revisited/
Mes excuses. Le 2e lien que j’ai posté montre aussi The Last Book (version papier).
Vous pouvez voir quelques captures d’écran de la version Revisited (numérique) ici :
http://www.paradox.nl/paradox/cms/cms_module/index.php?obj_id=4934
Bonjour,
Sur quoi basez-vous pour exclure l’usage du téléphone du contexte de cette photographie?
Robert Frank
Je n’exclus pas du tout l’usage, je critique au contraire Babycakes Romero pour effacer et uniformiser les usages, forcément divers, de l’outil polyvalent qu’est le smartphone. On pourra dire que ce n’est pas l’objet du photographe, qui propose une critique globale d’un comportement décrit comme absorbement. Mais comme je le souligne ci-dessus, en opposant le prélèvement unique opéré par la photographie à la vision plus complexe et plus étendue dans le temps proposée par le dessinateur Boulet, « les usages du smartphone sont difficiles à réduire à l’instantané du coup d’oeil ».
Les commentaires sont fermés.