La France, pays des droits de l’homme, peut-elle être aussi celui où l’on est puni pour une caricature politique? Après avoir montré sa docilité en éjectant en 2016 Aude Lancelin (coupable d’être la compagne de Frédéric Lordon, l’un des visages d’une Nuit qui empêchait François Hollande de dormir), L’Obs enfonce le clou en remerciant Matthieu Croissandeau, remplacé à la tête de la rédaction par Dominique Nora .
Tel est le prix à payer pour la soudaine embardée dans le macronisme assidu de l’hebdomadaire, qui a publié le 11 janvier un dossier s’indignant du double langage de la France sur l’accueil des migrants, avec la participation de l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio ou de l’historien Patrick Boucheron. Très remarquée, la couverture en noir et rouge fait apparaître le visage du président de la République à travers l’ombre froide de barbelés évocateurs d’une frontière infranchissable, sous le titre ironique: «Bienvenue au pays des droits de l’homme…».
Contrastant avec les visuels louangeurs du jeune loup courant vers le succès ou du monarque au sourire bienveillant, cette image terrible a coupé l’appétit à Jean Daniel, cofondateur historique de l’hebdomadaire, qui juge insupportable «que le président de la République soit représenté comme un tyran». Plus précise, Jacqueline Gourault, ministre auprès de Gérard Collomb, estime que «les barbelés, ça me parle beaucoup. (…) Ça rappelle les camps».
Une interprétation récusée par Croissandeau, et qui trahit la piètre culture visuelle gouvernementale. La forme moderne des barbelés est un marqueur de l’imagerie des migrants, largement diffusée par la presse et saluée par les prix comme le World Press Photo.
Confirmant l’humour grinçant du titre de couverture, la décision des actionnaires adresse un avertissement sévère aux autres rédactions du groupe (Le Monde, Télérama…) – et au-delà. On versera donc aux archives de l’indépendance du journalisme ce photomontage iconoclaste, qui confirme que la liberté de caricature est à géométrie des plus variables dans la France des années 2010.
3 réflexions au sujet de « Punition pour une image »
Oui, « Sans la liberté de blâmer…. », Le Figaro, lui, peut « marcher » tranquille.
Ca me rappelle une remarque de mon prof de droit: « Il ne faut pas toujours faire de la conciliation, de temps en temps il est necessaire d’aller en justice, pour verifier en pratique les limites du droit ». Ainsi, Croissandeau a teste les limites de la liberte d’expression et nous les a revele. Un grand merci a lui, et bravo aussi. Il n’a rien a regretter, le souvenir honteux sera celui de ceux qui l’ont vire, quel que soit le role, petit ou grand, qu’ils y ont joue.
Une remarque supplementaire: Pourquoi Macron a-t-il pris la mouche? Mais justement parcequ’il personalise son role. La meme couverture avec Hollande n’aurait pas eu d’effet. Et comme elle serait tombe a plat, il n’aurait pas non plus reagit. Mais ca fait mal a Macron, et on ne peut rien pour lui. Il s’est taille lui-meme son costard. S’il avait la sagesse d’en apprendre une chose ou deux sur les limites du controle de l’image, il pourrait peut-etre dire merci a Croissandeau, comme nous le faisons ;)
@Laurent Fournier: Il y a à mon avis deux paramètres qui contribuent à expliquer cette réaction. La première est qu’il ne s’agit pas de n’importe quel journal, mais bien d’un porte-drapeau du macronisme, celui qui apporte, par son héritage soc-dem, une caution de gauche à l’équilibrisme centriste (ce qui n’est pas le cas du Figaro).
Un accroc au sein d’un organe légitimiste est évidemment plus grave qu’une critique émanant du camp adverse, et doit être sanctionnée sans délai, pour eviter un effet tache d’huile qui serait un très mauvais signal. De ce point de vue, je ne suis pas sûr que vous ayez raison en évoquant le flegme de Hollande, car l’éviction d’Aude Lancelin relève bien du même symptôme de l’anomalie paradoxale, et a suscité une réaction tout aussi brutale.
Ensuite, la lecture de la presse et le remarquable silence qui accueille cette sanction semble confirmer l’efficacité de l’avertissement. L’effet de choc fait partie d’une stratégie de communication visant à endiguer la critique sur un point faible de la politique qui superpose un discours de gauche à une pratique de droite: l’accueil des migrants, où le défaut de la cuirasse est plus visible qu’ailleurs…
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