Une promotion de pâte à tartiner Nutella ayant entraîné quelques bousculades le 25 janvier dernier a fait l’objet d’une critique virulente, par la voix des médias traditionnels et sociaux. Cette mise à l’index (à laquelle je consacre ma chronique vidéo pour Arrêt sur images, en accès libre) résulte de l’association de trois ingrédients socioculturels.
Il y a bien sûr le caractère iconique d’un aliment connu de tous, qui a pris la succession du Coca-Cola au pilori de la malbouffe. Symbole d’une industrie alimentaire qui fait peu de cas de notre santé, Nutella incarne de surcroît la destruction de la biodiversité par la culture de l’huile de palme, cause de la disparition des orangs-outans en Indonésie. Comme le soda, il n’est pas difficile pour un adulte de se priver de cet aliment-phare de l’enfance, ni de condamner une consommation évidemment substituable, ou encore de flétrir la tyrannie des marques.
Une analyse plus sensible aux conditions économiques montre en revanche que les ménages modestes trouvent dans les marques alimentaires l’occasion d’accéder à bon compte à une demande enfantine qu’ils sont le plus souvent obligés de décevoir.
Le deuxième facteur est notre mauvaise conscience face aux diktats du marché, matérialisés par une publicité omniprésente. Les micro-adaptations personnelles permettant de se convaincre qu’on n’est pas l’esclave des processus qui dominent les sociétés productivistes jouent un rôle essentiel dans notre acceptation globale de ces mécanismes. L’opposition d’une conscience individuelle libre face à une aliénation généralisée participe donc du schéma qui atténue le sentiment de notre soumission.
Le troisième élément, le moins remarqué, est l’existence d’une imagerie narrative1 de la frénésie des soldes, déclinaison tardive de la figure de la foule pulsionnelle de Gustave Le Bon, qui accompagne après-guerre l’essor de la consommation de masse.
Devenue un marronnier des journaux télévisés, la course des acheteurs franchissant les portes du magasin est le plus souvent filmée de l’intérieur – preuve que cette vision est une coproduction journalistico-commerciale. Evénement anticipable, l’ouverture des soldes fournit à la fois un sujet pittoresque par son action spectaculaire, une peinture sociale de la modernité et l’occasion d’une condamnation morale à peu de frais de la marchandisation – carton plein!
Lorsqu’un dessinateur comme Steve Cutts, adepte d’une satire sociale qui rencontre un accueil chaleureux en ligne, emblématise cette figure dans le dessin animé Happiness (2017), on peut observer la version achevée du stéréotype. Le groupe uniforme où les rats ont remplacé les humains rétablit le lien visuel avec les motifs de l’émeute ou de la panique, et révèle la violence animale cachée derrière le vernis social.
Le succès viral des bousculades du Nutella s’appuie sur deux vidéos d’attroupements, qui font office de preuve par l’image. Publiée dès la mi-journée du 25 janvier, celle filmée par l’animateur radio Kenny Le Bon à Bordeaux fait l’objet de milliers de rediffusions en ligne et sera reprise jusque dans les colonnes du New York Times.
https://twitter.com/kennyLebon/status/956481551621066753
Alors qu’un examen plus attentif de la séquence montre qu’on est loin de l’émeute (plusieurs participants sont plutôt amusés par l’épisode, et seule une femme manifeste bruyamment son énervement), l’existence de l’imagerie narrative de la foule consumériste permet d’y projeter le stéréotype du désordre collectif, et démultiplie sa force illustrative.
Incarnation de la déshumanisation et de la barbarie, l’imagerie de la foule constitue un repoussoir dont il est facile de se différencier – offrant ainsi une parfaite illustration du mécanisme de Distinction décrit par Bourdieu, qui permet à un groupe de marquer sa supériorité sur un autre.
Tout ce qui est figuré sous la forme d’une agrégation indistincte contredit les attributs de la personnalité. Pourtant, la déshumanisation prédite par certains modèles de psychologie sociale n’est pas ressentie à l’échelle individuelle par celui qui participe à l’action. Des études récentes montrent au contraire que même les individus confrontés à des situations extrêmes continuent à effectuer des choix rationnels et à manifester leur solidarité2. L’image des foules n’est qu’une image – un stéréotype qui nous permet, par contraste, de croire à notre liberté.
- André Gunthert, «Comment lisons-nous les images? Les imageries narratives», L’image sociale, 18/05/2015. [↩]
- Guillaume Dezecache, «Les paradoxes de la peur panique», La Vie des idées, 16/05/2017. [↩]
4 réflexions au sujet de « Le Nutella et l’image des foules »
C’est dommage qu’on ne puisse pas commenter votre video sur le nutella. Votre erudition pince-sans-rire associee avec l’iconographie ebouriffante produit un effet hilarant, mais on se retient quand meme de rire parcequ’on est obliges de se concentrer pour vous suivre!
Votre conclusion, qui ne vient qu’aux dernieres secondes, et qui dit en somme que meme ses critiques utilisent le langage mis en place par nutella, meriterait d’etre developee; Elle n’est pas tout-a-fait exacte, en tout cas pas toujours, surtout si on la generalise au « marche » comme vous le faites. Car tout discours critique porte en germe, plus ou moins visible ou latent, un langage different, qui peut potentiellement detruire tout l’equilibre. Ce lieu ou differents langages se combattent est le veritable champ de bataille des idees, et c’est bien le sens de « fake news », qui comme vous l’avez fait remarque ne sont pas des « faits errones » (qui ont toujours existe) mais bel et bien des faits dont certains pensent qu’ils meritent le statut d’information et d’autres trouvent que leur conferer ce statut ne fait qu’embrouiller les choses. Il s’agit donc bien d’un combat de langage, portant sur le contexte dans lequel differents faits peuvent etre lus, plus que sur les faits eux-memes.
Y’a(vait) bon, Nutella !
Bonjour,
Merci pour vos analyses toujours pertinentes. Une question relative à votre chronique vidéo : pourquoi avez-vous choisi/accepté d’apparaître en personne à l’écran alors même que votre voix aurait pu suffire, seule, à porter le propos. Il me semble que ce dispositif distrait à la fois du message et des images, particulièrement lorsque votre silhouette reste en surimpression par dessus les videos diffusées. En effet, des trois éléments sur lesquels on peut choisir de fixer son attention (le texte lu, les illustrations et vous) ce n’est pas vous faire offense que d’écrire que ce n’est pas vous qui représentez, a priori, le plus grand intérêt ici. Pourtant c’est sur vous que se concentre une partie de l’attention, probablement parce qu’il est « naturel » de regarder quelqu’un qui s’adresse à nous. Et cela parasite quelque peu le reste de la démonstration. Le dispositif me semble donc assez peu fonctionnel bien qu’original à l’heure où triomphent partout les voix off restrancrites à l’écran en d’énormes sous-titres permettant au public de « comprendre » des vidéos sans même les écouter.
@Beni: La proposition qui m’a été faite par Daniel Schneidermann était dès le départ celle d’une intervention vidéo. Je ne l’ai pas interrogé sur cette option, mais je suppose qu’elle correspond à la volonté d’Arrêt sur images de renforcer l’offre de contenus vidéos originaux. De mon côté, il s’agissait d’une expérience nouvelle, que j’ai accueilli avec curiosité.
D’abord calé sur les formats en vigueur du site (avec notamment un écran vidéo à l’arrière-plan), la présentation de ma chronique a évolué à plusieurs reprises pour mieux mettre en valeur les images. Depuis janvier, l’enregistrement s’effectue sur fond vert, ce qui permet de donner plus de place à l’illustration. On pourrait imaginer de pousser plus loin dans cette voie, en mettant mon personnage plus en retrait. Cela dit, cette option imposerait sans doute de travailler de manière plus approfondie sur l’iconographie, alors que l’écriture et la réalisation de la chronique s’effectue dans une certaine économie de moyens… L’incarnation est aussi un moyen commode de produire de l’image!
Les commentaires sont fermés.