On n’a pas fini de se moquer des pauvres

Quelle différence cela aurait-il fait s’il avait été publié? Le graphiste Xavier Gorce s’est vu refuser la diffusion de son dernier dessin par Le Monde, en raison de son caractère injurieux (nota bene pour les charlistes: tout n’est donc pas toujours permis en matière de caricature). Mais le dessinateur l’a partagé sur Twitter, et la viralité a avantageusement remplacé la publication: la charge a été largement rediffusée, complimentée ou condamnée.

A l’instar de nombreux éditorialistes, le mouvement des gilets jaunes a inspiré à Gorce une incompréhension et une raillerie mordante. L’épithète d’«abrutis» franchit un seuil de virulence rarement observé dans la presse des classes supérieures (son emploi récent par Jean-Luc Mélenchon pour qualifier des journalistes avait suscité à juste titre une protestation unanime de la profession).

Pour qu’un observateur attentif de l’actualité se sente autorisé à exprimer un jugement aussi disqualifiant, il faut que le groupe concerné soit perçu comme responsable d’une action particulièrement déshonorante. Aux yeux de l’avant-garde écoresponsable, le refus de la hausse de la fiscalité du diesel constitue un crime contre le progrès et un défaut de prise de conscience qui justifient un traitement dégradant.

En réalité, le mouvement des gilets jaunes a permis de faire oublier la démission de Nicolas Hulot et de faire passer pour verte une politique obstinément thermocentrée. Il a de même offert à l’intelligentsia un brevet de conscience environnementale dont on cherche en vain la traduction en-dehors du sarcasme. Il aura suffi du soutien empressé de Marine Le Pen pour effacer la substance du symptôme manifesté par la jacquerie: celui de la paupérisation qui assaille les classes moyennes françaises comme elle a envahi celles des Etats-Unis, portée par les politiques de transfert des ressources vers les plus riches.

Les «abrutis» de Gorce en apportent la triste confirmation: la fragmentation en minorités des nouveaux pauvres permet de gommer l’état qui justifie leur colère. Faut-il aider des pauvres de droite (selon la lecture opportunément politique de leur apolitisme)? Allons donc! Il suffit de les insulter.

10 réflexions au sujet de « On n’a pas fini de se moquer des pauvres »

  1. Tout n’est pas permis : mais qui refuse le permis ? Pas les réseaux dits sociaux en tout cas…Mais double peine alors (de droite, et pauvre) (ou l’inverse) ? comme si en étant à gauche on n’en était pas moins pauvre… La gauche tape sur la droite (et lycée de versailles), le premier ministre défend (sur la 2) son budget écologique en diable. Quoi de neuf ? Rien : les incendies de forêt en Californie, la fonte de la banquise, la disparition des espèces… Dormez en paix, bonnes gens (bonne nouvelle cependant : le kérosène utilisé par le jet privé de Ghosn n’est pas taxé)

  2. Il existe un postulat bien connu: un pauvre fait preuve d’intelligence quand il est à gauche, puisqu’il s’allie à ceux qui disent vouloir améliorer son sort. Un pauvre de droite, en revanche, est un con, puisqu’il se met sous la coupe de ses oppresseurs…

    A noter que la lecture essentialisante du mouvement en dit plus sur les préjugés de ceux qui s’y livrent que sur les gilets jaunes eux-mêmes. Pour une approche de terrain un peu moins biaisée que celle des journaux parisiens, voir par exemple: https://www.pansonslibre.fr/2018/11/18/gilets-jaunes-republique-qui-en-porte-que-le-nom/

  3. Les dessins de Gorce ne sont pas des constats ou des analyses poussées [le format ne le permet pas], mais des interrogations utiles et nécessaires. Il a lancé un pavé dans la marre et la marre lui a répondu avec mille fois plus de violence. Les commentaires des « gilets jaunes » au dessin de Gorce (sur Twitter) sont choquants et… inquiétants. Il y a une colère énorme qui frappe de manière aveugle.

  4. @Vincent: Comme tous les caricaturistes de presse, Gorce propose des éditoriaux visuels, jugements synthétiques et frappants de l’actualité, souvent efficaces et drôles. La réception houleuse et contradictoire qu’a suscité son dessin (on trouve aussi des approbations et des félicitations tout aussi bruyantes) montre que celui-ci touche un point sensible. Le traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes n’a pas fini de susciter la discussion, loin de là…

  5. Perso, je suis surpris de ta lecture au premier degré de cette image. Pour moi, c’est une dénonciation de la morgue des élites, bien dans la lignée du dessinateur… Et si le Monde l’a refusé, c’est peut-être qu’il y voyait un miroir.

  6. Andre Gunthert: Merci!

    On assiste quand meme a une resurgence de la caricature d’extreme-droite, qui fait ricaner les riches et les puissants en tapant sur les pauvres et les faibles. Xavier Gorce n’est malheureusement pas une exception.

    Notons qu’un journal comme Reporterre a non seulement plus de finesse morale que Xavier Gorce, mais beaucoup plus d’intelligence aussi:

    https://reporterre.net/Quand-les-gilets-jaunes-manifestent-a-velo
    https://reporterre.net/Taxe-carbone-et-gilets-jaunes-le-dossier-pour-comprendre-la-revolte

    Mais creer des lignes de front controlables permet de dissimuler les vraies, celles qui comptent!

  7. @Vincent : la mare en a marre, le poids des mots, le choc des images et la colère aveugle
    lapsus particulièrement approprié : les gilets jaunes, c’est bien + une histoire de ras-le-bol que de diesel ni de développement durable

    @réponse @André : j’aimerais penser aussi que c’est la discussion qui est suscitée, mais ça n’y ressemble guère et l’émotion incontrôlée domine
    Mais l’approche douce-amère-acide de Gorce ne peut que faire réagir (et n’a pas vocation à remplacer enquêtes ni discussions, bien au contraire)

  8. Les récents tweets de Xavier Gorce, sans dessin, me démontrent que ses dessins n’ont pas de second degré et que son discours est, malheureusement, très très réducteur et même extrémistes. Et donc, je comprends les réserves.

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