Libé n’est pas “Gilets jaunes”

C’est clair – même si on ne le lit qu’entre les lignes –: Libé, qui avait été Charlie, n’est pas “Gilets jaunes”. Dans le dossier consacré par le numéro du week-end au «fossé» qui sépare les médias et le mouvement, on ne trouve aucune critique ni aucune analyse de sa représentation par les grands médias. Au contraire, Laurent Joffrin assure qu’«aucun mouvement social dans l’histoire récente n’a bénéficié d’une couverture télévisuelle aussi massive, ouverte et même complaisante parfois».

Certes, convient-il sans détailler, il y a bien eu quelque «fautes déontologiques», voire un brin de «conformisme». Mais est-ce une raison pour jeter Mediapart avec l’eau du bain de BFM? Bon prince, le directeur de la rédaction se fend d’un conseil paternel: plutôt que de se tromper d’ennemi et de condamner le messager, ne vaudrait-il pas mieux que les Gilets jaunes concentrent leur tir sur «la vraie classe dirigeante»?

Les seuls responsables du fossé, on l’a compris, ce sont les fauteurs de troubles, qui insultent les soutiens de la démocratie que sont BFM et France 2, et ont le toupet de leur préférer Rémy Buisine sur Brut ou Russia Today France. Pour expliquer cet écart de perception, un article de Vincent Glad se tourne vers les acteurs du mouvement. Avec force citations, il inspecte la psychologie de ces curieux animaux, qui pensent que les journalistes ne sont pas indépendants mais «à la botte du pouvoir» et qui ont trouvé avec Facebook «un espace médiatique cohérent», sans filtre, pour dire «leur vérité». «Le gouffre est si grand qu’il ne fait que renforcer l’impression que tout le système est contre eux», juge le spécialiste des médias sociaux, qui conclut à une «crise de la représentativité».

En résumé, si les Gilets jaunes se conformaient à l’avis de Laurent Joffrin, plutôt que de tourner en rond dans leur bulle de filtre non filtrée, il n’y aurait pas de gouffre ni de raison de s’émouvoir. Au passage, l’expert ès réseaux sociaux trahit le biais que l’ensemble du dossier tente de dissimuler. «Leur vérité», laisse-t-il échapper, suggérant que celle-ci ne saurait être confondue avec celle de Libération ou de la presse, dont Laurent Joffrin nous assure qu’elle n’a pas démérité.

Question de point de vue. Pour Stéphane Delorme, rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma: «Le récit raconté par les médias était répugnant. La TV s’est encore une fois ridiculisée face à internet. D’un côté cette image terrifiante présentée comme sécurisante au JT de 20h, le 15 décembre, de manifestants devant l’Opéra qu’on empêche de rejoindre les Champs sous l’œil de la police montée prête à charger. De l’autre, la profusion sauvage des vidéos de violences policières, qui à force deviennent un genre en soi».

Si, malgré l’observation attentive de Vincent Glad, cette vérité, celle des violences d’un pouvoir désemparé et d’une désinformation d’un niveau rarement atteint, reste distincte de la vérité que peut admettre un quotidien des classes supérieures, ce n’est pas parce que les acteurs du mouvement se jugent mal représentés. Mais bien parce que ceux dont c’est la mission et le métier ont construit le récit de la crise en fonction d’un filtre bien plus puissant que la bulle de filtre, puisqu’il est invisible même aux yeux d’un grand professionnel comme Laurent Joffrin: le filtre de la conscience de classe.

Ceux qui doutent que la crise des Gilets jaunes est fondamentalement un conflit de classes, miroir de l’emballement historique des inégalités et de la concentration des profits, n’ont, pour s’en convaincre, qu’à observer son accueil par les classes supérieures, qui ont rarement opposé une réaction d’une telle violence à un mouvement social quel qu’il soit. La négation de toute désinformation, telle que nous la livre candidement Libération, est encore une confirmation de cette désinformation – la manifestation, non d’un défaut des méthodes du journalisme, mais d’un barrage social, d’une impossibilité de voir.

Ce que nous répète Libération, pour justifier la critique du mouvement – «le faible nombre de manifestants, les dérapages xénophobes ou violents de certains, la confusion née d’un refus obsessionnel de toute représentation» (Joffrin) – n’est que le récit en boucle d’une vision de classe qui a condamné d’emblée la colère des plus modestes. Pour sortir de cette impasse, encore faudrait-il que la classe médiatique aperçoive, comme on l’apprend en première année de sociologie, qu’elle ne peut pas s’exclure du champ social, qu’elle est juge et partie. Diagnostic pertinent, la «crise de la représentativité» ne saurait être seulement une crise dont les producteurs de représentation rejettent la responsabilité sur les représentés.

7 réflexions au sujet de « Libé n’est pas “Gilets jaunes” »

  1. Je ne vois pas, dans l’article de Vincent Glad, le moindre mot, la moindre expression qui donnerait à penser qu’il considère, comme vous le donnez à penser, les Gilets jaunes comme de « curieux animaux » (« il inspecte la psychologie de ces curieux animaux […] », etc.) Je l’ai peut-être mal lu. Voudriez-vous me montrer que vous l’avez mieux lu ? Merci.

  2. @Axel: Vous avez raison, c’est une représentation accentuée et synthétique de l’article, pour faire ressortir son sous-texte, où je vois comme un malaise. Vincent Glad s’est consacré à des aspects très populaires de la culture d’internet, avec souvent une forme de proximité avec ses sujets.

    Rien de tout cela ici, où VG avance sur des œufs, et ne donne pas l’impression de partager l’avis de sujets qu’il manipule un peu comme des insectes, avec une certaine inquiétude. La position du texte dans le dossier (composé pour l’essentiel de trois articles, avec l’édito de Joffrin et une analyse de Jérôme Lefilliâtre) lui donne le rôle de l’enquête de terrain – mais c’est l’ensemble du dossier qui est déséquilibré par l’absence d’une analyse du traitement médiatique, et qui fait donc reposer la responsabilité du «fossé» sur les Gilets jaunes, dont la réaction est présentée comme une énigme.

    Si l’article de VG donne la parole aux acteurs, sa façon de le faire est très étrange: constamment tenu à distance, le témoignage des Gilets est manipulé comme avec des pincettes, sans empathie ni humour, mais avec la froide prudence d’un observateur qui craint de trébucher à chaque pas. De façon révélatrice, l’article regrette l’absence d’empathie des Gilets pour les journalistes (alors que le salaire souvent modeste d’une profession qui se précarise pourrait les rapprocher), mais il ne pose jamais la question symétrique de l’empathie des journalistes à l’égard du mouvement. C’est bien ce manque qui marque en creux tout l’article, et qui donne cette vision curieusement entomologique des sujets de l’expérience.

    Ce n’est évidemment pas un problème individuel. Je rappelle dans un autre billet, « Les gilets jaunes et le mépris de classe« , les déterminants historiques et politiques qui ont tendu la relation entre le « peuple » (ou plutôt le populo) et la sensibilité sociale-démocrate, majoritaire à Libé. Cette incompréhension de fond, que résume la position de Joffrin, est sensible dans l’ensemble des articles que consacre le quotidien au mouvement.

  3. C’est toujours très intéressant de vous lire et, parfois, de penser contre soi-même. Je ne vous ferai pas l’article sur ce que je pense du dit mouvement.. Je tenais juste à vous faire part de mon dépit en constatant combien l’on se dirige – une fois encore – parmi débats et opinions,vers le mur têtu de l’alternative. Il faut être pour ou contre. Noir ou blanc. Est-ce qu’on peut être pour ou contre un mouvement social ? La question me paraît ridicule. Ici comme ailleurs – chez G. Noiriel par ex. pour lequel j’ai la plus grande estime, Cqfd -, je pressens des querelles de  » champ  » et des prises de position militaire chez les professionnels de la profession, et qui me paraissent relever trop souvent de a crainte de se tromper, et confine malheureusement à une forme de cette déliaison, qui est l’un des maux de notre société. Les biais intellectuels voire, scientifiques, se retrouvent un peu partout désormais, et celui qui pointe l’index dit autant sur lui-même que sur l’objet pointé. Aussi lorsque je lis dans votre article une proposition telle que  » la colère des plus modestes. « , j’avoue que je me demande ce que vous entendez par là ? Les modestes, les pauvres, les sans voix ne sont pas sur les ronds-points M. Gunthert. Je puis vous l’assurer. Vous me direz que c’est un argument de non-autorité, et vous aurez raison. Mais je n’en ai pas d’autre. Pour ou contre non : La démocratie, c’est la nuance. Même si, apparemment, ni l’une ni l’autre ne semblent intéresser les Gj. Longue vie à l’image sociale.
    Cordialement

  4. @Alain Giorgetti: Merci pour votre commentaire. La composition sociale du mouvement a fait l’objet de plusieurs études, et n’a donc rien de mystérieux: il ne fait pas de doute que ce n’est pas la bourgeoisie qui squatte les rond-points. J’ai par ailleurs pas mal discuté en ligne, et suivi de nombreux débats, et s’il est une caractéristique commune à toutes les remises en causes de la légitimité du mouvement, c’est de refuser la qualification de « pauvres », ou de « peuple », et de pinailler sur les termes. Le chef de l’Etat lui-même s’est livré à cet exercice dans ses vœux. Le but de ce jeu sur les mots n’est pas non plus très difficile à décrypter, car nous savons tous que la démocratie implique de tenir compte, au moins un peu, de l’expression populaire.

  5. Remarquable analyse. Un journaliste serait-il un pauvre qui a reussi (Ou qui nourrit l’espoir d’y parvenir)? Generaliser a routes les professions (y compris celle de sociologue, de professeur d’universite, d’architecte, etc, professions qui portent une responsabilite plus lourde que les autres dans la definition des parametres de ce qui constitue « la parole legitime »). Et en ce qui concerne le journalisme, regarder a nouveau les reportages de Pierre Carles (« Pas vu a la tele », etc.) pour enregistrer l’impact de la conscience de classe au sein de la profession qui se donne pour tache de diffuser « l’information ».

  6. Ce numéro de Libé est vraiment remarquable: Un journal se lamente de ne pouvoir ni ignorer, ni traiter correctement, un sujet d’actualité, et essaye de trouver l’explication non en eux-mêmes mais dans le sujet !!! C’est historique comme démarche journalistique.

Les commentaires sont fermés.