(Chronique Fisheye #37) Domaine longtemps marqué par l’hégémonie masculine, le monde de la photographie rejoint enfin le grand mouvement qui touche toutes les formes culturelles, et qui vise à dénoncer les inégalités de genre et à revaloriser le rôle des femmes. Inspirées par le rapport sénatorial «La place des femmes dans l’art et la culture: le temps est venu de passer aux actes», présenté en 2013, plusieurs initiatives ont entrepris de souligner la contribution féminine dans l’histoire de la photographie, comme l’importante exposition Qui a peur des femmes photographes?, proposée par le musée d’Orsay en 2015 sous la houlette de Marie Robert1.
Depuis l’été 2018, un nouveau collectif, intitulé La Part des femmes, réuni autour de la photographe Marie Docher, s’attaque plus particulièrement à la question de la représentativité des festivals ou des expositions photo en France. Une première tribune a été adressée en septembre 2018 au directeur du festival d’Arles, pour attirer son attention sur sa responsabilité institutionnelle. Message reçu: pour l’édition 2019, les photographes femmes représentent 47% des expositions individuelles. La Part des femmes recueille également des témoignages, dans le but d’analyser les mécanismes de discrimination dans le monde de la photo.
La résistance que manifestent certains animateurs montre que le combat est encore loin d’être gagné. Jean-François Leroy, directeur du festival Visa pour l’image, Gilles Favier, directeur artistique du festival ImageSingulières à Sète ou encore Ulrich Lebeuf, directeur artistique du festival MAP à Toulouse, ont reçu fraîchement les remarques du collectif sur le déséquilibre de leurs expositions. La dispute s’est prolongée sur les réseaux sociaux. L’alibi classique des décideurs reste celui d’un choix effectué à l’aveugle des meilleurs dossiers, en fonction du seul «talent» des candidat·e·s.
Lorsque ce type de sélection conduit à une surreprésentation des dossiers masculins, il ne reste donc qu’à conclure que les femmes seraient naturellement moins douées pour la photographie. A moins bien sûr, comme l’expliquait déjà l’historienne de l’art Linda Nochlin en 1971 dans son célèbre article «Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes?», que cette infériorité ne résulte d’une série de biais invisibles. Comment expliquer que les femmes soient moins nombreuses à faire acte de candidature dans ces concours, sinon en constatant l’éviction des filles de pratiques jugées moins conformes à leur genre, le fait de pousser les garçons à préférer la compétition, la tendance des décideurs à choisir des hommes pour les sujets les plus accrocheurs, ou encore la préférence pour des thèmes reconnus, qui s’inscrivent nécessairement dans l’héritage d’une histoire construite par des hommes? Le monde de la photographie fourmille de frontières de genre, comme celle qui a longtemps réservé la profession d’iconographe aux femmes, leur fermant la porte des activités plus valorisantes de production des images.
Tout ces biais sont connus des actrices des luttes féministes, et ont été maintes fois décrits. Il serait grand temps que ceux qui font mine d’ignorer ces inégalités s’aperçoivent qu’ils participent activement à les perpétuer. La Part des femmes fait ainsi remarquer que les directeurs de festivals n’ont jamais documenté explicitement leur conception de la photographie ou leur ligne artistique. Le flou que permet le recours à une intuition personnelle apparaît comme un outil de reproduction des conventions établies. Comment lutter contre des lois aussi puissantes qu’insaisissables, qui ont valeur de norme? Le volontarisme féministe agace souvent ceux qui se sentent protégés des discriminations, mais le combat contre les biais sociaux requiert bel et bien une action résolue, et la mobilisation de tous les acteurs.
Il est également temps de voir que les jeunes générations appellent largement ces évolutions de leurs vœux. Non comme une contrainte ou pour se plier au politiquement correct, mais parce qu’un monde débarrassé des privilèges et des discriminations serait simplement plus riche et plus vivant. Il est temps d’admettre que faire une juste place aux femmes, dans la photographie comme ailleurs, est un programme passionnant et une promesse d’avenir, auquel plus aucun domaine de la culture ne peut renoncer.
- A noter également: le hors-série de Fisheye, Femmes photographes, une sous-exposition manifeste, juin-juillet 2017. [↩]
3 réflexions au sujet de « La part des femmes, l’avenir de la photographie »
Le résultat est donc la mise en place d’une politique de quotas que les directeurs artistiques devront respecter pour satisfaire le « bon ton ».
La surveillance des chiffres est logiquement l’indicateur garant de ce respect : 50% est idéal, 47 c’est bien et 45 est un bel effort.
Mais qui a envie en tant qu’artiste de remplir des quotas ?
On aurait pu espérer que cette question de la représentation des artistes soit dégenrée, et c’est le contraire qui se produit.
@Raphaël: La caricature est l’arme des tenants du statu quo. Vouloir effrayer le bourgeois en agitant la menace d’une administration soviétique de l’art et de la culture est une figure classique, qui fait mine de confondre une démarche d’alerte avec une planification dirigiste. Pourtant, il existe déjà divers quotas dans le monde de la culture, par exemple pour préserver « l’exception française ». Ces dispositions relèvent de choix volontaristes, lorsque le marché ou les institutions existantes ne sont pas capables de régler un problème, et sont généralement considérées comme des mesures utiles.
Déformer mes propos me transformer en homme de paille c’est la bonne méthode ?
J’espérais que l’accession à la visibilité des artistes soit dégenrée. Et oui, c’est beaucoup plus complexe que d’imposer (ce sera le cas tôt ou tard) par la norme les quotas, ce qui est précisément le maintien du statu quo de l’impossibilité de résoudre le problème.
La question de l’œuvre et de sa réception va être désormais genrée comme jamais.
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