Un point d’interrogation sépare ces deux iconogrammes1: celui du Parisien, qui affirme: «Dupont de Ligonnès/Arrêté», et celui de La Provence, où le responsable de Une, plus prudent, a retardé le bouclage de l’édition, et perçu en fin de soirée l’hésitation qui commençait à poindre dans les dépêches de l’AFP. Interviewé par Arrêt sur Images, Olivier Lafont explique qu’il a attendu 23h pour apposer in extremis le signe du doute sur le titre, et basculer l’article au conditionnel. A ce moment, aucune autre information n’est disponible pour remettre en perspective l’enthousiasme de la presse face à l’arrestation du pseudo-de Ligonnès, mais la ponctuation interrogative suffit à ruiner le caractère explosif de la révélation – et vaut rétrospectivement des éloges au quotidien marseillais.
Construit à partir des codes habituels de la narration criminelle, avec l’emploi d’un lettrage rouge et blanc sur fond noir et le recours au portrait d’identité du suspect, l’iconogramme de La Provence est proche de celui du Parisien. Il présente pourtant une différence essentielle: la réduction de son format à un quart de page, qui atteste le dégonflage de l’info. Au lieu de faire de la Une du quotidien l’affiche exclusive d’une news forcément sensationnelle, cette diminution dans la hiérarchie de l’information fait place à des événements concurrents et restitue la diversité d’une actualité plurielle.
Ce contraste modifie sensiblement les connotations des deux montages. Alors que la Une du Parisien superpose le nom et la photo du meurtrier à la manière d’une affiche «Wanted», la composition de La Provence retrouve la disposition adjacente typique de la presse d’information, qui en fait un contenu éditorial comme un autre. Le fond noir de la photo du rappeur marseillais Soprano, situé juste en dessous, contribue lui aussi à rééquilibrer la composition et atténue l’effet dramatique de l’encadré sur Dupont de Ligonnès.
Sur le plan sémiotique, le régime interrogatif modifie le mécanisme d’autoconfirmation que produit habituellement la redondance de l’image. Insérée dans une composition affirmative, la photo suggère une confirmation de l’information annoncée («C’est bien Dupont de Ligonnès qui a été arrêté»). Dans le montage interrogatif, le portrait conserve sa valeur d’évocation d’une identité («Il s’agit de Dupont de Ligonnès»), mais ne peut plus être considéré comme une attestation de l’événement2. Le point d’interrogation a donc modifié la lecture de l’image.
- J’ai proposé le terme d’iconogramme pour définir l’unité formée par la composition image-texte dans les productions culturelles, voir: «Iconogrammes. Le récit des images», 13/07/2019. [↩]
- Une légère posterisation affecte également l’illustration de La Provence. Mais ce détail peu visible ne me paraît pas un élément significatif de la composition. [↩]
5 réflexions au sujet de « L’ombre d’un doute »
C’est seulement le point d’exclamation qui eût donné à la « révélation » un véritable « caractère explosif ». On peut donc encore nuancer -ou pinailler.
@Axel: Quelques quotidiens, comme le Midi Libre ou le Journal de Saône-et-Loire, ont ajouté un point d’exclamation à leur titre («Arrêté !»). Cet intensif ne modifie pas beaucoup l’énonciation. La nouvelle de l’arrestation du pseudo-Dupont de Ligonnès a en revanche été jugée explosive par l’ensemble des médias, quel que soit le dispositif choisi pour la raconter (https://www.acrimed.org/Dupont-de-Ligonnes-Jour-1-le-naufrage-mediatique).
Ce qui vous paraît du pinaillage est simplement le relevé d’une expérience sociale. Parfois, la production médiatique nous met en face d’expérimentations spontanées, comme ici, avec la variation d’un dispositif sur un élément simple («Arrêté»/»Arrêté?»). Ces expériences sont de précieux outils pour réfléchir et tester la construction narrative des médias, qui ne suscite habituellement pas beaucoup d’attention.
jamais content.e.s hein – pour une fois qu’ils étaient tous d’accord, ces malheureux « médias » comme on dit – un si bel unanimisme faisait chaud au coeur… et patatra… pfff… (en tout cas, il y avait dans le « histoire populaire de la France » de Gérard Noiriel la mise en évidence du concept de « faitdiversification » qui trouve ici une parfaite illustration) (dormez en paix braves gens)
@PCH: Pas d’accord avec Noiriel sur ce point. La médiatisation des faits divers en dit long sur la culture et le social, voir plutôt du côté de Dominique Kalifa pour le comprendre (L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995).
@André Gunthert : (je l’ai lu le livre de D. Kalifa) (très bien anéfé) mais ce dont on (ou seulement je) discute c’est de que cet unanimisme prouve par rapport à l’information. Ça en dit long sur quoi, pour nous, aujourd’hui et maintenant, sinon que TOUS les journaux et TOUTES les télés et les radios sont d’accord pour nous leurrer (une journée, certes) ?
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