L’expression standard paresseuse de “civilisation des images” pourrait faire penser que notre société s’intéresse beaucoup aux images. Il n’en est rien. Sauf dans le cas de l’art, qui a développé un regard spécifique, les images sont le plus souvent invisibles, confondues avec leur référent – «le portrait de César, c’est César», pour reprendre une formule abondamment glosée par Louis Marin.
Chose rare, le film de Jean-Hugues Berrou, “Che Guevara, la fabrique d’une icône”, diffusé ce soir sur LCP, prend l’image pour sujet, sans la confondre avec ce qu’elle représente. Le cas est exemplaire: ni œuvre d’art, ni production de l’industrie culturelle, le portrait du Che, dont le prototype aura été figé une fois pour toutes en 1968 par l’artiste Jim Fitzpatrick, est le lieu d’un travail appropriatif autonome, dont on peut dire qu’il est tout entier construit par la réception.
L’incroyable bric-à-brac iconographique engendré par cette icône suscite volontiers la fascination, qui se traduit par une approche de collectionneur et la composition d’albums à feuilleter1. Telle n’est pas l’idée de Berrou, qui propose une démonstration en trois volets, dévoilant l’ampleur du travail iconographique de la propagande castriste, puis la construction du culte de la personnalité à partir de l’exécution de l’idole, et soulignant enfin la dimension graphique d’une image qui n’est pas réduite à la photo de Korda.
Parmi les morceaux de choix du film, on retiendra les images des archives cubaines, premières sources de la légende. L’interview de la fille du Che qui raconte comment elle n’a pas reconnu son père déguisé avant son départ de Cuba, celle de l’institutrice qui assista à son exécution, ou celle d’une bolivienne apportant une offrande pour guérir sa famille constituent les documents sensibles d’une lente transformation de l’individu en image. L’entretien avec Jim Fitzpatrick, qui redessine l’icône sous nos yeux, est un autre moment fort, qui vient confirmer la métamorphose christique de l’idéologue argentin, fil rouge de la lecture de Berrou. Après de longues conversations avec le réalisateur, celui-ci a également retenu mon intervention à titre conclusif.
Si l’image d’une star est la star, les composants de cette imagerie ont pour l’essentiel été produits par l’industrie. Dans le cas du Che, la production industrielle court après un attachement qui a pris l’image pour objet, et ne fait que reproduire le motif héroïque qui a été désigné par des milliers de fans ou de militants, et à qui il sert d’écran pour mieux se projeter eux-mêmes. L’image du Che, c’est d’abord la leur, celle qu’ils ont choisi comme emblème pour mieux apparaître, se manifester, être reconnus. Une appropriation qui retourne à maints égards le système iconographique traditionnel, et constitue pour cette raison une extraordinaire histoire visuelle.
- David Kunzle, Che Guevara: Icon, Myth and Message (cat. exp.), Los Angeles, UCLA Fowler Museum of Cultural History, 1997-1998. [↩]
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