Après avoir affronté d’innombrables traumatismes, guerres, épidémies, catastrophes, la société occidentale paraît aujourd’hui plus pacifiée qu’elle ne l’a jamais été. D’où vient alors ce sentiment largement partagé de l’échec, du déclin ou de l’effondrement (pour reprendre le titre emblématique de Jared Diamond, Collapse, 2005) de ce modèle?
Il serait évidemment absurde de penser que nous vivons un moment pire que celui du nazisme ou du stalinisme. Même sur un plan imaginaire, la menace du réchauffement climatique ou de l’épuisement des ressources naturelles paraît comparable à d’autres grandes peurs, comme le millénarisme ou l’apocalypse nucléaire.
Il paraît donc utile de mieux cerner les sources de nos inquiétudes. Je soulignais en 2010 un problème de projection vers le futur. Alors que la société occidentale entretient depuis plusieurs siècles la mythologie du progrès, l’incapacité de dessiner désormais un avenir désirable au-delà du business as usual paraît une inquiétante conséquence de la “fin de l’histoire” (Francis Fukuyama, 1992).
Mais ce diagnostic est très incomplet. Plusieurs autres prises de conscience majeures ont jalonné la période récente, qui semblent remettre en cause rien moins que le paradigme issu des Lumières, auquel on attribue la création d’un système articulant démocratie représentative et capitalisme libéral autour de la raison et du débat public (Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944; Jürgen Habermas, L’Espace public, 1962).
Issue notamment des travaux de Thomas Piketty ou de la crise financière de 2008, l’idée s’impose peu à peu que la forme néolibérale du capitalisme a engendré une économie définitivement toxique et pathogène, qui détruit lentement la société, et ne profite qu’à une minorité de privilégiés.
Il y a aujourd’hui comme une tragique ironie à voir les politiques courir après le ressort cassé de la croissance, alors que nous sommes nombreux à avoir désormais la conviction que celle-ci n’est compatible ni avec une exploitation durable des ressources, ni avec l’épanouissement des capacités humaines. La manifestation la plus criante de ce paradoxe est la destruction ininterrompue du travail, alors que celui-ci constitue la principale source de revenus mais aussi de légitimité sociale pour une majorité de Terriens.
Le deuxième constat qui s’affermit est celui de l’impuissance du politique. Une impuissance largement consentie, voire organisée, depuis que le dogme néolibéral du trop d’Etat s’est imposé sans partage. La dichotomie entre les structures du marché, toujours plus mondialisé, et celles des institutions politiques, qui restent régionales, accentue le déséquilibre des pouvoirs au profit des forces économiques, ainsi qu’en témoigne le détournement fiscal, qui en est la conséquence la plus apparente. Le système de sélection des partis, qui favorise la notabilisation et la professionnalisation du personnel politique, achève de démanteler la démocratie représentative, qui ne produit plus de responsables capables de maîtriser les enjeux, encore moins de proposer des solutions.
Cette absence de perspectives est une autre caractéristique de la période. Aucun scénario cohérent n’est disponible pour faire face aux défis du réchauffement et de l’épuisement des ressources naturelles, de la réforme de l’économie et des institutions politiques. Mis à part le projet de revenu universel, qui paraît plutôt une rustine collée sur l’échec du capitalisme, je ne connais pas d’alternative crédible au modèle productiviste. Les projets de 6e République ou de modification des modalités de sélection des représentants semblent de simples gadgets face à la nécessité de restaurer un système indépendant des lobbies, susceptible de garantir la défense des intérêts collectifs – ce dont l’échec répété des négociations à propos du réchauffement climatique prouve que nous ne sommes plus capables. La faillite de la gauche n’a pas d’autre cause que son incapacité à proposer des solutions à ces maux.
Dernier point d’une liste déjà longue, la dissolution des intérêts communs entraîne la fragmentation et le retrait dans des logiques communautaires, à partir desquelles il semble de plus en plus difficile de reconstruire l’espace public perdu depuis la fin de la sphère bourgeoise (Habermas). Les difficultés matérielles renvoient d’autant plus facilement chacun à ses particularismes qu’aucun projet collectif n’est là pour recréer du lien.
Pour autant que les Lumières aient effectivement été constituées par un système au moins en partie voulu, plus rien ne subsiste de cet héritage, que des ruines et une pensée zombie. En attendant l’aggiornamento, nous n’écoutons plus que d’une oreille distraite les vaticinations des politiques et de leurs vassaux médiatiques.
Au final, même si ces craintes sont prospectives, elles dessinent bel et bien un horizon catastrophique. Sommes-nous donc voués à l’obscurité? Après avoir éteint la lumière, il nous faut revenir aux stades préparatoires des grandes révolutions de la modernité. Si l’on considère que les bouleversements politiques, économiques et sociaux du 19e siècle ont été préparés par un long travail de réflexion collective, l’urgence est celle de l’élaboration de propositions théoriques de fond, et de leur débat.
15 réflexions au sujet de « Qui a éteint les Lumières ? »
la suppression de toute forme de brevet ou de copyright permettrait déjà de desserrer l’étau des multinationales…
Merci pour cette analyse éclairante avec pleins de bons liens vers des lectures essentielles pour comprendre ce désarroi qui s’étend au delà de la société occidentale. Pour ma part, je me sens plus concernée par le dernier point. Doctorante, étrangère, je vois à quel point il devient difficile à créer des espaces collectifs de travail et de réflexion, non pas à cause d’un manque de motivation, mais plutôt à cause des contraintes financières.
Je suis bien d’accord. Il est également temps que la jeunesse de notre pays décide de créer de nouveaux modèles en s’appuyant sur la philosophie, la réflexion, l’envie… Le modèle actuel est en train de mourir, vive le nouveau modèle que nous allons inventer !
« Aucun scénario cohérent n’est disponible pour faire face aux défis du réchauffement et de l’épuisement des ressources naturelles, de la réforme de l’économie et des institutions politiques » : peut-être, mais que dire de celles et ceux qui se battent contre l’édification d’un aéroport géant, d’un inutile barrage, ou d’un parc de loisirs et avant cela, les tenants d’une insurrection qui venait ? Ne serait-ce pas dans la pensée de « scénario » que nous nous fourvoyons (cf. le « story telling » et autres humeurs glauques déversées par le néolibéralisme et son inféodée et infecte publicité) ?
@PCH : Les initiatives individuelles et ponctuelles sont certes utiles (et même parfois dramatiques).
Mais si l’État abandonne toutes ses prérogatives régaliennes à la loi du marché et des bétonneurs (ou du règne Decaux), les ZAD ne suffiront pas à enrayer la transformation de la France en un immense parc de loisirs et de supermarchés, traversé d’autoroutes et de TGV dans tous les sens.
Le problème – ou le projet – politique, comme le souligne André Gunthert, est donc fondamental : il n’est que de voir la manière dont le gouvernement actuel approuve les nouvelles hausses programmées des tarifs SNCF.
Bien d’accord, et pour le coup je pointerais une responsabilité des médias, qui, peut-être par peur de perte de contrôle (mais peut-être aussi parce que ça ne fait pas gagner d’audience et encore moins de subventions), traitent avec un certain un certain dédain les gens qui ont des propositions qui sortent du cadre, et je pense qu’il y en a !
En même temps c’est poétique, tous ces journaux que personne ne lit, ces télés que personne ne regarde, qui essaient de maintenir coûte que coûte un monde auquel personne ne croit.
De nouvelles lumières ? Il suffit de lire les livres laissés par nos prédécesseurs pour savoir ce qu’il faut faire (comment le soleil nous éclaire ; comment fabriquer une bougie, une ampoule électrique quand on se retrouve dans le noir, etc), mais aujourd’hui qui sait lire encore et qui a envie de fabriquer ? Nous voulons de nouvelles lumières sans savoir ce que nous voulons éclairer. J’ai bien une petite idée sur le sujet mais, comme avec la science astrophysique qui remonte très loin dans le temps et l’espace, elle demanderait de remonter très très loin, quelque part dans quelques grottes perdues. Tout est déjà là depuis si longtemps. :-D
Bonsoir M. Gunthert.
La lecture de « Naissance du sous-homme au cœur des Lumières » pourrait peut-être vous aider …
Bonne année
L’économie capitaliste est de nature pro-cyclique, les crises ont tendance à s’accentuer c’est pourquoi l’effort consiste à la réguler, à agir contre ses tendances auto-destructrices par divers moyens, en agissant sur l’offre ou sur la demande, en dévaluant (avant l’euro) etc…
Il se trouve qu’on le veuille ou non, le monde réel n’est pas cyclique, et par conséquents le système économique non plus : il suffit de se référer à l’évolution de la productivité. Les paramètres du système aujourd’hui le portent en dehors de son domaine de définition…
Je ne vais pas revenir sur la faiblesse structurelle de la demande dans ce système, niée par Say, repris par les kéynésiens alors que Marx aura tout fait pour enterrer le problème, à savoir que l’épargne provenant de l’économie, doit y retourner. Voilà le plus difficile, étant donné notre technologie, et des marchés stagnants voire saturés, l’investissement devient contre-productif puisqu’on diminue la valeur du capital déjà investi et qui sature le marché.
De plus pour diverses raison, ce système repose sur l’inégalité et la pauvreté, cette dernière assurant à elle seule la force du capital, mais passons. Les ideaux de la démocraties reposent sur de la fange mercantile, appelée « libéralisme » dont personne n’a fait le bilan moral. Bref.
Le revenu d’existence est incompatible avec une inflation basse par exemple c’est pourquoi il s’agit d’une « euthanasie » lente, du rentier mais vous ne pourrez rien faire sans remettre en cause les structures de pouvoir dans nos sociétés, et le voulons nous ? bien sûr que non !
Il faut faire le deuil de l’économie privée. Le privé ne s’en relèvera jamais, l’économie de repartira pas. Il faut se départir du monde d’hier que nous « habitions » (Heidegger) et redevenir nomades.
J’ajoute un élément de diagnostic omis ci-dessus (et lié bien sûr avec plusieurs autres, dont il découle): la perte d’autorité des élites politiques et culturelles (les élites scientifiques semblant au moins partiellement épargnées).
Bonjour,
En demi réponse à la question-titre, nous pourrions aussi, dans la droite ligne de Georges Didi-Huberman, nous demander si nous n’avons pas fermé les yeux ou si nous ne sommes pas devenus, comme Pasolini, aveugles aux Lumières? Les Lucioles ont, sans aucun doute, survécus… mais savons/saurons nous encore les voir ?
Belle journée à tous.
Il faut revenir à la guerre des classes, biaisée et chassée par cette « guerre » de religion. Le fond du problème est l’exploitation du travail dont le résultat provient de gens irresponsabilisés par un « pseudo-contrat » social (la fiche de paye) sur ce qu’ils produisent, le VRAI, désapproprié par des irresponsables sociaux qui leur font faire du faux pourrissant la planète.
La guerre des classeS (et non plus celle, unique, que les « bourgeois » mène contre nous) pour retrouver la vie, redonner naissance à la vie loin de cette mort du temps, le salariat, le temps transformé en valeurS.
Ce gnagnan gâteux de nos médias qui nous aspergent des nécessités du gouvernement, coucoune les pensées dans un douillet brouillard anesthésiant la révolte possible. À chaque fois qu’il y a une grève sauvage, c’est le prolétariat qui se prend en main, veut changer, lui, ses conditions d’existence, c’est à dire : le monde.
Cessons de travailler ! Vive le sauvage de la grève ! Allons enfants de l’apatrie !
27.12.2014 : « …, la société occidentale paraît aujourd’hui plus pacifiée qu’elle ne l’a jamais été… » Euh, bof. « …Au final, même si ces craintes sont prospectives, elles dessinent bel et bien un horizon catastrophique. Sommes-nous donc voués à l’obscurité?… » Bref, une prophétie « réussie » ou une tragique ironie. Juste un petit oubli théologique, dans l’ombre.
auxdieuxCharlie…/…
Chacun écrit ses billets comme il peut. Contrairement à ce que croient certains de mes commentateurs, je ne rédige pas les miens pour poser à l’éditocrate, mais plus simplement pour m’aider à comprendre un problème en le décrivant. Cette écriture implique une certaine économie, comme le fait de profiter des capacités référentielles du réseau pour ne pas allonger inutilement le développement.
La phrase sur le caractère pacifié de la société comporte un lien qui renvoie à un intéressant article de Slate, malheureusement en anglais, ce qui constitue un obstacle pour certains. Cet article prend le contrepied du catastrophisme ambiant qui a saisi le monde intellectuel depuis une dizaine d’années, sur la base de statistiques qui montrent la baisse objective de la criminalité, notamment des homicides et des viols, mais aussi celle des conflits armés ou des massacres de masse, ou encore l’extension des régimes démocratiques dans le monde. Ces comparaisons globales laissent souvent à désirer, et il faudrait pouvoir vérifier leur construction. Il n’en reste pas moins que ces données semblent contredire l’alarmisme général. La conclusion de l’article explique cette inquiétude par la dictature de l’émotion imposée par le récit journalistique.
L’émotion suscitée par un attentat donne nécessairement à ces considérations générales une apparence de futilité. Il faut pourtant conserver un jugement lucide. Pour certains, 17 morts font une guerre. Ce type de réflexe confirme paradoxalement l’appréciation de Slate, car il faut avoir totalement oublié ce qu’est une guerre pour se permettre de faire un tel rapprochement. Malgré Vigipirate et la présence de l’armée dans les gares, la France est heureusement en « paix » – paix des armes, en tout cas, à défaut de paix sociale…
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