La mise en scène du consentement

Le racisme n’est pas simplement une réaction d’hostilité d’un groupe dominant face à des groupes dominés, différenciés par des caractères ethniques reconnaissables. Outre un travail souterrain sur la caractérisation de ces différences, qui vise à en simplifier et à en exagérer les traits, et à les associer à des signaux négatifs, une partie du discours raciste est consacrée à dissimuler, à justifier ou à naturaliser les discriminations, qui exposent à une condamnation morale. C’est ainsi que le racisme scientifique, théorie aujourd’hui abandonnée qui affirmait l’existence d’une hiérarchie des races, a été forgé au 19e siècle pour justifier les préjugés occidentaux à l’égard des populations non-blanches. Plus récemment, le déni de l’islamophobie (décrite à tort comme «imposée par les islamistes avec pour objectif d’interdire toute forme de critique à l’égard de l’islam radical») est une autre manifestation de cette stratégie négationniste, qui est la preuve la plus flagrante du caractère systémique du racisme.

Confrontée à une crise politique et sociale de grande ampleur, la France est depuis le début des années 2000 le théâtre d’une polarisation des discours racistes et de la désignation de nouveaux boucs émissaires. On assiste en parallèle à une autonomisation de la parole des minorités. Ces éléments expliquent la multiplication des conflits au sujet de la race (entendue cette fois comme fait social), dont les derniers épisodes illustrent le principe de mise en scène du consentement, outil traditionnel de justification d’une oppression.

Après les interventions de la militante colorblind Rachel Khan, qui refuse d’être assignée comme noire, la diffusion par l’émission Quotidien d’une vieille séquence du jeu Pyramides, où l’on voit une animatrice noire, Pépita, s’amuser de se voir comparée à un singe en photo, a suscité une vive polémique. Interrogée par Cyril Hanouna sur TPMP, l’animatrice assure qu’elle n’a subi aucune discrimination, et précisera qu’elle était elle-même à l’origine de la blague.

Une personne racisée peut-elle s’exonérer à titre individuel du racisme systémique? On peut aussi affirmer qu’on se libère de la pesanteur chaque fois qu’on saute en l’air. La comparaison d’un singe et d’une personne noire ne perd pas son caractère raciste parce que le stéréotype est repris par la victime elle-même. Mais pour les racistes, un tel exemple suffit à jeter le trouble sur la réalité de l’oppression. On assiste alors à un pugilat à front renversé où ceux qui ont l’habitude de stigmatiser les minorités reprochent aux antiracistes de céder aux préjugés raciaux. La nouvelle héroïne de ce renversement, Rachel Khan, affirme que «Pépita a été piégée par le racisme de ceux qui se prétendent antiracistes». L’écrivaine Tristane Banon va jusqu’à accuser la militante féministe et antiraciste Rokhaya Diallo de vouloir «rétablir l’esclavage» pour assurer son «plan de carrière».

Le dérèglement de ce débat indique que la question de la race n’est pas maîtrisée. L’adoption à l’unanimité au Sénat d’un amendement condamnant l’organisation de réunions en non-mixité raciale au sein des associations fournit un autre exemple de cette confusion. Il est significatif que cette disposition, proposée pour permettre la dissolution du syndicat étudiant de gauche UNEF, épargne la non-mixité de genre – qui faisait il y a encore quelques années l’objet de vives critiques, mais dont l’utilité et le rôle émancipateur ont été fortement défendus par plusieurs féministes de renom.

C’est également du côté de la critique féministe qu’il faut se tourner pour trouver une théorisation de la mise en scène du consentement. Dans la fiction, la femme victime d’agression qui tombe amoureuse de son agresseur fait partie des stéréotypes destinés à invalider la culture du viol. Légitimant l’agression, la mise en scène du consentement justifie et invisibilise les comportements de prédation sexistes.

Le déni du racisme recourt lui aussi à cette figure. Le soutien apporté par les médias conservateurs aux positions de Rachel Khan ou de Pépita n’est donc pas une victoire de l’antiracisme, mais au contraire un coup bas des négationnistes. De l’employé du mois aux femmes défendant la division des rôles de genre, les exemples abondent de conduites adaptatives destinées à minimiser à l’échelle individuelle les effets d’une oppression, qu’elle soit de race, de genre ou de classe. Loin de remettre en cause son caractère systémique, ces comportements ne font bien sûr que le renforcer.

On ne reprochera pas aux victimes de tenter de transiger avec l’oppression, car c’est le cas de la plupart d’entre nous. En revanche, il importe de comprendre que la dissimulation est l’arme favorite des oppresseurs. Face aux assauts résolus de l’extrême-droite et à la déficience d’une gauche plus préoccupée de fustiger les minorités que de les défendre, la vigilance est plus que jamais de mise.

9 réflexions au sujet de « La mise en scène du consentement »

  1. Je suis d’accord avec l’ensemble du propos, à un point près. Le concept peu clair d’islamophobie me paraît dangereux. Non seulement parce qu’il peut (et le contraire du possible est possible) interdire la critique de l’islam, mais surtout parce que la prétendue islamophobie vise en réalité des arabes qui ne sont pas musulmans mais supposés l’être et des arabes chrétiens. Enfin, il faut bien reconnaître que derrière l’idée d’islamophobie perce souvent un victimisme et une martyrologie qui ont un aspect prosélyte: ma religion est la bonne puisque je suis persécuté. C’est ainsi que le premier christianisme s’est souvent développé, transformant rétrospectivement (aucun texte canonique) tous les apôtres en martyrs à une époque où il n’y avait pas de persécutions et même en martyrs des saints reconnus comme parfaitement fictifs. Quand on rend un culte à un jeune qui s’est fait passer de vie à trépas avec une ceinture d’explosifs pour aller au paradis, on ne procède pas autrement. Je passe sur les jeunes filles qui se conformaient à l’image de la martyr pour être martyrisées.

  2. D’origine française, diffusé à partir de 1997 à l’occasion de la publication du rapport du Runnymede Trust (« Islamophobia. A Challenge for Us All »), le terme « islamophobie » désigne sans aucune ambiguïté l’hostilité à l’égard des populations arabo-musulmanes et a été largement adopté par les institutions internationales, l’ONU et la recherche en sciences sociales (voir Houda Asal, « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept », Sociologie, 2014, 1/5 https://www.cairn.info/revue-sociologie-2014-1-page-13.htm?contenu=article).

    Ce terme, sa signification et son usage ont rapidement fait l’objet de critiques dans l’espace médiatique, en particulier par des activistes néoconservateurs comme Caroline Fourest et Fiammetta Verner.

    La critique du vocabulaire descriptif du racisme fait partie des armes traditionnelles des racistes. Elle a pour but de conforter le déni et de mettre en difficulté les antiracistes. En France, la reprise des éléments de la critique néoconservatrice du terme « islamophobie » jusque dans les sphères de l’administration d’Etat (voir les déclarations du Comité interministériel Prévention Délinquance Radicalisation: https://twitter.com/SG_CIPDR/status/1376605281438871553) témoigne de l’efficacité de cette stratégie.

    Il est en réalité très facile de critiquer l’imprécision des termes désignant le racisme, car celui-ci n’est pas une hostilité raisonnée basée sur des catégories scientifiques, mais au contraire une posture aux contours délibérément flous, qui maintient à dessein les ambiguïtés, les amalgames et les confusions. On peut se reporter à l’abondante discussion de l’antisémitisme nazi pour vérifier qu’il n’existe aucune définition stable du « juif » par les autorités du IIIe Reich, identifié à la fois comme une communauté religieuse et comme un groupe ethnique homogène, en dépit des multiples contradictions auxquelles confronte l’histoire des diasporas, les conversions, les mariages mixtes, l’assimilation ou l’adaptation culturelle des populations. Bref, l’objet construit par l’imaginaire raciste est par définition un fantasme, qui manipule la réalité en fonction d’objectifs politiques. Rechercher un terme qui caractériserait avec précision les groupes visés est illusoire – en revanche, il faut avoir en tête que la remise en cause d’un outil descriptif du racisme sert d’abord les intérêts des racistes.

  3. Pour avoir suivi l’affaire du coin de l’oeil, notamment chez Hanouna que je regarde plusieurs fois par semaine, j’ai surtout vu dans la réaction de Pepita le refus net d’endosser un rôle de victime. Que Quotidien lui ait collé cette étiquette, au fond, voilà ce qui l’agaçait. Et je la comprends.

    Sans ignorer ou relativiser le racisme en France, tous les noirs et les arabes n’adhèrent pas au discours victimaire. Certains considèrent même que ce discours contribue à l’immobilisme social de leur communauté. Ça ne veut pas dire qu’ils ont raison, mais il serait temps de prendre en compte cette réalité, en particulier dans les milieux de gauche, qui passent plus de temps à s’autoflageller qu’à restaurer un peu d’équité sociale.

    Et puis arrêtez avec vos mots de blancs comme « systémique ». Vous savez bien que ça ne veut rien dire. Il y a du racisme, point. Inutile de lester vos phrases d’un peut de technicité jargonneuse.

  4. La dénonciation du jargon est une des formes les moins originales de l’attaque ad personam visant un universitaire. Encore faut-il qu’elle soit justifiée, ce qui n’est pas le cas ici, car tout le monde comprend ce que veut dire le mot «système», et votre allergie au terme ne relève pas d’un emploi hermétique, mais bien de ce que signifie sur le fond son association avec les comportements racistes.

    Les études antiracistes constituent un domaine de recherche foisonnant, dont je ne suis nullement spécialiste, mais la consultation des travaux récents établit clairement que le caractère systémique est ce qui définit l’oppression raciste, et la distingue des autres formes de xénophobie, rivalités ethniques ou guerre de clans, qui peuvent s’appuyer sur des stéréotypes identitaires, mais pas sur des réseaux symboliques, des architectures juridiques ou des ramifications imaginaires aussi profondément enracinés dans la culture. Même si l’on admet que le terme « racisme » peut recouvrir des réalités diverses, c’est bien le racisme systémique qui fait aujourd’hui l’objet des interrogations les plus décisives – et c’est aussi l’angle qui me paraît le plus pertinent à propos du cas Pépita, dont la mise en épingle dans le débat public confirme précisément ce caractère.

    Si le titre de mon billet n’était pas assez clair, je répète donc que l’avis de l’animatrice (qu’elle a parfaitement le droit de défendre) n’est pas le point que je discute. Et qu’à la différence des négationnistes ravis de brandir l’aveu de son consentement, je ne crois pas qu’une réaction individuelle change quoique ce soit à la nature du racisme (systémique). Le phénomène que je décris est la mise en scène de cet aveu au service de la négation de l’oppression, selon un schéma rituel épinglé dans un autre contexte, ce qui permet de le caractériser comme un stéréotype.

  5. Vous avez tout à fait raison, mais il se trouve que l’animatrice refuse d’être considérée comme une victime. Que la réaction de droite s’en serve pour nier le racisme des séquences, tant mieux pour elle, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Libre à vous de tirer sur des ambulances (sur le terrain du débat intellectuel, la droite n’a plus les armes pour rivaliser avec votre caste, elle n’existe qu’à titre électoral, en réaction aux métamorphoses de l’autre camp), moi, je m’amuse d’un fait, et de la contorsion intellectuelle consistant à relativiser ce fait pour mieux l’accorder à une théorie. Je ne juge pas, rassurez-vous, personne ne menace votre place au Jardin d’Eden. J’apprécie, je critique gratuitement votre démonstration comme on le ferait d’un spectacle.

    Même si, au fond, je ne suis pas d’accord pour voir des victimes partout – team Pepita, sur ce coup. Le combat contre cette oppression de plus en plus abstraire, imaginaire et totale me fait rire. En ai-je encore le droit ? Puis-je trouver toutes ces prises de conscience subites un peu tardives, un peu gentillettes, et m’en moquer ?

    Pour « systémique », qui est un mot laid comme tous ceux du jargon universitaire qui mutilent la langue (remarque de droite, je plaide coupable votre Honneur), votre justification confirme que l’on peut très bien s’en passer. Le « racisme » utilisé seul, comme c’est le cas lorsque l’on parle d’un phénomène oppressif, suffit à se faire comprendre. S’il s’agit d’un racisme plus spécifique, alors le contexte de ce phénomène peut être explicité : racisme dans le cadre d’une guerre de clans, par exemple.

    Systémique est un mot de la fac, venu de la fac à usage exclusif des gens de la fac. Un mot qui a le toupet d’accuser le système alors qu’il en provient. Bref, rien ne très original, rien ne très utile non plus. Et en plus ce n’est pas beau – ce qui est bien sûr le plus grave.

  6. Quand on n’a pas d’autre argument que de regretter la supposée « laideur » d’un mot, autant avouer qu’on est à poil. « Systémique » ne convient pas à vos oreilles délicates, vous l’auriez préféré avec un ruban rose? Désolé, mais ce qu’il désigne n’est pas non plus joli joli.

    N’en déplaise à Rachel Khan, il ne suffit pas de manipuler les mots pour faire disparaître l’oppression. Si on cherche un témoignage qui fait avancer la discussion, celui de Marie-José Perec, interviewée par Manu Katché, montre une meilleure intelligence de la complexité de la discrimination raciale: https://fr.news.yahoo.com/marie-jose-perec-dans-la-face-katche-boutique-vendeuse-ne-ma-pas-reconnue-jetais-noire-rien-a-faire-la-103005908.html

  7. Bel exemple de racisme, en effet. « Systémique », même, s’il convient à votre sensibilité de l’enrober de ce vocable aussi moche qu’inopérant dans le réel. Selon moi, il ne suffit pas de subdiviser un phénomène en petits mots savants pour en épuiser la complexité. Vous aurez beau disséquer le racisme en une infinité de territoires autant que vous voudrez, malgré l’intention louable, ce n’est pas ça qui élucidera son ambiguïté.

    J’aime la réaction agressive de Pepita parce qu’elle refuse l’assignation victimaire. Elle a factuellement tort, car les séquences exhumées sont bel et bien racistes, mais son refus est admirable (parce qu’il nie le réel au profit de sa dignité personnelle). En revanche, s’il n’est pas question de relativiser la blessure morale ressentie par MJP, libre à moi d’être indifféré par sa parole sans pour autant nier l’oppression subie. Le discours victimaire m’indiffère parce qu’il réduit les individus à des moutons, et ce « grand mal oppressif » à des effets de systèmes. Ce qui a pour conséquence de déposséder les individus de leur puissance, de leur responsabilité, et donc de leur liberté. Se lamenter d’un système oppressif est stérile, c’est de la croyance qui se drape des atours du scientifique pour obtenir l’adhésion des faibles.

    La démocratie se doit certes de défendre les faibles, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut faire l’apologie de la faiblesse. Les sociétés occidentales sont avant tout des sociétés de liberté individuelles, de responsabilité et de droit. Soit le terreau propice à l’éclosion de personnalités flamboyantes, complexes, intelligentes et puissantes.

    Libre à vous de voir des victimes partout et de tout cuisiner à la sauce « systémique », mais à ce petit jeu qui compte de plus en plus d’adeptes, c’est l’esprit de censure qui finira par l’emporter.

  8. Puisque vous semblez attaché à ce vocabulaire, rouvrons la boîte noire de la «culture victimaire», thème lancé par les sociologues conservateurs Bradley Campbell et Jason Manning dans The Rise of Victimhood Culture (2018), ouvrage qui a rencontré un accueil enthousiaste à droite et à l’extrême-droite (https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/le-tour-du-monde-des-idees-du-mercredi-05-septembre-2018). Eh oui! Ces mots, qui sont apparemment plus à votre goût que ceux de «racisme systémique», sont tout autant les produits de la recherche en faculté – mais pas du même bord politique.

    Le coup de génie de la «culture victimaire» est de réduire la plainte légitime d’une victime à une «sensibilité» exagérée, entretenue par des militants des «guerres culturelles» qui ne cherchent qu’à enquiquiner le bourgeois. Celui ou celle qui a subi un tort se voit ainsi triplement disqualifié: le tort n’est en réalité pas si grand; le statut de victime est dénié au profit d’un «ressenti» individuel; et la victime devient coupable d’une plainte illégitime, instrumentalisée à des fins stratégiques.

    Malgré le succès de ce discours auprès des esprits faibles, il est facile de s’apercevoir qu’il manque un acteur fondamental dans cette description biaisée. La comparaison avec la culture du viol, que je mobilise ci-dessus parce que cette grille de lecture est devenue plus familière, montre le caractère fallacieux de cette culpabilisation à l’envers, qui omet à dessein de convoquer le responsable du tort. Le schéma de la culture du viol, on le sait, consiste à faire reposer sur la victime le poids de la faute (sa jupe était trop courte, qu’allait-elle faire à cet endroit à cette heure? etc.). La manipulation de la «culture victimaire» répond à la même logique d’invisibilisation et de retournement au profit des comportements racistes.

    Il paraîtrait farfelu d’évoquer un viol en oubliant le violeur. Mais en matière de racisme, il faut constater le succès du schéma de la «culture victimaire». Exemplaire de ce déplacement, le débat public à propos de l’affaire Pépita a tourné à l’affrontement de «bonnes» ou de «mauvaises» victimes – Pépita et Rachel Khan vs Rokhaya Diallo. On ne saurait mieux démontrer la perversité de la mise en cause des victimes, qui vous paraît si admirable, mais qui ne sert qu’à mettre les racistes à l’abri de la dénonciation.

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