Une énigme résiste à l’analyse: pourquoi observe-t-on une multiplication des portraits souriants à partir du début du XXe siècle, alors que l’air sérieux était jusqu’alors la norme du genre? Les réponses habituellement proposées, comme les contraintes du temps de pose, l’hygiène dentaire ou l’influence des portraits de stars peinent à convaincre. En 2017, j’avais abordé cette question en la resituant dans le cadre d’une histoire des codes de la présentation de soi: au XIXe siècle, le portrait photographique prolonge la tradition picturale, qui reproduit dans l’espace iconique la norme sociale de la maîtrise des émotions dans l’espace public. L’évolution du portrait au XXe siècle manifeste un changement de norme, au profit d’une surexpressivité faciale.
Pour une intervention à l’université de Quebec en Outaouais, je propose d’expliquer cette évolution comme l’invention d’un signe photographique. La question doit en effet être reformulée à partir du constat que le sourire photographique n’est pas l’expression spontanée d’une émotion, mais répond à une injonction de la situation de pose: le fameux «Say Cheese», destiné à provoquer une imitation de sourire. Issue du monde professionnel, cette nouvelle convention peut être comparée à l’invention du gros plan au cinéma, qui accentue la visibilité de l’expression faciale et l’utilise comme un outil narratif pour animer l’image (vidéo, 1h11).
IIllustration de présentation: photo promotionnelle tirée du manuel Kodak Retinette 1B, v. 1960.
13 réflexions au sujet de « « Say Cheese ». Invention d’un signe photographique »
Le smiley :-) joue ce rôle sur Internet, réseaux sociaux divers, où il est plus rapide à réaliser que le selfie – qui correspond la plupart du temps à la même injonction !
Je crois aussi que le smiley, et plus généralement l’ensemble des émojis-visage, ainsi que l’écrasante majorité des « reaction Gifs » correspondent à une nouvelle étape de l’investissement du vocabulaire corporel au service de la narration visuelle. Comme le passage au sourire, cette évolution majeure est elle aussi mal décrite, faute d’outils théoriques adaptés.
Quelle joie de tomber sur cette conférence érudite et qui me donne un œil neuf pour observer mes albums de photomatons ! Merci pour le plaisir de me sentir un peu plus savante.
il y a une assez grande dimension de connivence aussi dans le sourire (qui rapproche les deux parties) qui permet aussi de se sentir proche de celui de l’image – ce qui donne encore plus de poids au signe « mainstream » (je pense aux sourires que les musiciens échangent quand la chanteuse, au premier plan, chante)
Tout à fait d’accord: la connivence est une signification essentielle du sourire photographique. Celui-ci s’inscrit dans l’héritage « relationnel » plus général du portrait, manifesté notamment par le regard frontal, qui marque le consentement du sujet.
Dans l’intimité de la prise de vue , l’imitation du sourire est probablement l’expression la plus facile à susciter (« Say cheese ») et à identifier sans équivoque sur une photo.
Pour des professionnels (modèles et photographes), c’est l’expression la plus facile à faire accepter par le client pour vendre les produits de la société de consommation. Sourire en découvrant « un atomixer et du dunlopillo » c’est un métier. Mais il faut également admettre que toute autre expression du visage dans la même situation serait polysémique et risque d’être interprétée dans un sens qui irait contre la volonté de l’annonceur.
Sur la photo familiale, le sourire, c’est la mise en scène du bonheur. Je ne sais pas si quelqu’un a travaillé sur l’évolution des photos de mariage et l’arrivée du « candid shot ». De façon purement intuitive je dirais qu’au départ on était dans la différentiation sociale et générationnelle et que relativement rapidement c’est devenu la nouvelle norme. Le sourire est encore toléré, mais à condition qu’il ait l’air d’ avoir été volé. « Say cheese » a pris un coup de vieux. Probablement parce que la photo de presse avait une meilleur image que la photo commerciale. Même si maintenant le sourire revient en force avec le selfie. Peut-être parce que l’artificialité de la situation appartient à l’esthétique du selfie.
Enfin pour les hommes comme pour les femmes, il y l’idée que sourire, c’est séduire. D’où les mannequins de haute-couture qui font la gueule parce que passé une certaine somme c’est la robe, pas le modèle, qui doit être séduisante. (J’ai eu le même problème avec des photos de haute joaillerie.)
Là encore, parfaitement d’accord: l’imitation du sourire est un signe facile à gérer dans la situation de pose. L’historien d’art Angus Trumble (Brief History of the Smile, 2004) indique, malheureusement sans donner de source, que les premiers usages du «say Cheese» remonteraient aux années 1910, dans les public schools anglaises. Les circonstances particulières de la photo de classe, qui implique une pose groupée et la gestion d’enfants, semble en effet un facteur très favorable à l’invention d’un «truc» photographique, dont d’autres exemples ont également préservé leur empreinte dans le répertoire des expressions figées: «Le petit oiseau va sortir», ou «ne bougeons plus» – brèves indications conventionnelles par lesquelles l’opérateur transmet au(x) sujet(s) que le moment de la prise de vue arrive.
En vérifiant l’état des sources pour cette conférence, j’ai constaté à quel point nous manquons d’une ethnographie de la pratique du photographe de quartier – passé sous silence par Bourdieu, Freund ou Chalfen. En l’absence d’enquêtes de ce type, la reconstitution de l’évolution du portrait d’atelier restera conjecturale. Mais la piste de la photo de classe ou du portrait d’enfant semble la plus logique pour expliquer le recours à une expressivité factice comme outil d’animation de l’image. La généralisation de cette convention aux adultes me paraît en revanche un peu plus difficile à situer. Quoiqu’il en soit, la complexité de la situation de pose est digne d’une attention plus soutenue que celle que les spécialistes lui ont jusqu’à présent accordée…
Je ne connais pas suffisamment le travail d’Alexie Geers, mais est-ce que la presse féminine ne pourrait pas être une piste ?
La question de l’influence des portraits de célébrités souriantes, qui se multiplient dans les magazines à partir des années 1930, est un élément d’explication souvent évoqué dans la discussion du sourire photographique. Le problème est qu’il n’y a aucun moyen de l’étayer par des preuves, des témoignages ni aucun élément concret. Je pense que le défaut de ce raisonnement est de présupposer une envie d’imiter les images publiques, alors que celles-ci ont leurs propres lois, qui ne se laissent pas si facilement reproduire dans l’espace social. On n’a pas forcément envie de ressembler à une star, qui incarne un mode de vie très éloigné des codes représentationnels et moraux du quotidien (ça peut arriver, bien sûr: http://imagesociale.fr/7767, mais c’est à mon avis loin d’être la règle).
Plutôt qu’un principe d’imitation d’un modèle iconographique par le grand public, les rares témoignages des textes orientent vers une sensibilité accrue à l’expressivité comme nouveau code social – une évolution née du côté du cinéma, qui s’inscrit d’abord dans les pratiques de la génération des photographes nés au début du XXe siècle, et qui touche par conséquent l’ensemble de leurs productions professionnelles: portrait d’atelier, publicités, reportages…
Discussion passionante. La confrontation des hypotheses nous donne vraiment l’impression d’une « discussion », d’observer la science en train de se faire… Merci de partager cela avec les internautes!
Il me semble qu’un aspect devrait etre aussi etudie: les sourires sur les anciennes photos des tribus americaines ou africaines. Tous ces sourires me semblent spontanes. Certains sembent de l’ordre de la connivance avec le photographe (comme la photo No. 4, ici: https://allthatsinteresting.com/native-american-color-photographs#4 qui rappelle la madone de Leonard, mais d’autres sont plus du type de « la photo volee », comme la photo No 12, ici: https://allthatsinteresting.com/native-american-color-photographs#12
Les photos de rire des tribus africaines me semblent plus frequentes.
Mais il semble bien que l’apparition du sourire, qu’il soit « de connivence » ou « pris sur le vif » n’a aucun retard, est meme peut-etre plus precoce, sur ces photos de tribus que sur les photos de sujets europeens.
De plus, le sourire n’apparait pas systematique. Il est rare, les portraits « composes » sont toujours tres « penetres », avec des regards profonds et impressionnants, et donnent l’impression d’un evenement, d’une rencontre… Mais le sourire est present, des la fin du XIX siecle.
Il est difficile d’imaginer que ces societes traditionelles ont suivi la meme evolution du rapport a la photographie que les societes contemporaines aux Etats-Unis ou en Europe. Une hypothese plus facile a defendre serait l’attitude du photographe, qui lui appartient aux societes europeennes ou de descendance europeenne, et le rapport fortement inegal face a des gens qui ne savaient pas ce qu’est un appareil photo, ce qui facilitait probablement, dans certains cas, le type de la photo « volee »…
Celle-ci aussi est impressionante:
A young Ute woman. Photo from 1880-1900. ici:https://www.huffpost.com/entry/rare-old-photos-of-native_b_5123162
Ce sourire me semble reconnaissable. C’est la pudeur de la jeune fille face a quelqu’un (probablement un homme) qui, par effraction, pousse un peu les limites… et l’intuition de la jeune fille qui le comprend…
Est-ce qu’au fond, le sourire extraordinairement systematique chez les jeunes femmes en Inde aujourd’hui (meme lorsqu’elles prennent des photos « entre filles », selfie ou normal, mais en revanche jamais dans un selfie solitaire) n’est pas du meme ordre?
Merci pour ces exemples! Pour ma part, je ne me hâterai pas de conclure, ni sur l’interprétation d’une émotion à partir des apparences (http://imagesociale.fr/8217), ni sur la nature de l’interaction qui relie le sujet à son portraitiste (http://imagesociale.fr/8490). Un sourire, qui accompagne en général une action ou une interaction, peut signifier mille choses dans les échanges du quotidien. L’image isole généralement ce signal de son contexte, et le transforme en un support de projections stéréotypées. De même, la situation de pose présente une très large diversité de situations, qui ne sont le plus souvent pas documentées, et que l’image réduit là encore à des schémas attendus. Bref, face au portrait, il faudrait d’abord se garder de nos préjugés – ce qui est bien sûr impossible, tant le rapport à l’image nous invite à combler les manques…
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