Comme le résume le médiéviste Jean Wirth, «si l’on additionne les usages actuels du mot image, il apparaît clairement qu’il signifie tout et rien»1. Parle-t-on vraiment de la même chose lorsqu’on évoque une image mentale, une image de marque et une image matérielle? En associant les phénomènes de cognition visuelle ou d’influence culturelle à l’étude des tableaux, des photographies ou des films, les visual studies ont contribué au brouillage des catégories. On gagne pourtant beaucoup à séparer les pratiques visuelles, en distinguant les images, productions symboliques, des apparences, qui résultent de l’exercice habituel des facultés cognitives.
Cette distinction permet de mieux cerner la propriété qui définit la majeure partie des images, soit la production d’une imitation reconnaissable des apparences (nul besoin d’un réalisme photographique pour cette opération, dont les ellipses seront complétées par le spectateur, voir ci-dessous). A défaut de cette hiérarchisation, la confusion des apparences et des images enferme la représentation dans une circularité aporétique – images reproduisant d’autres images, comme dans la Caverne de Platon –, et nie la possibilité même de toute connaissance visuelle.
Or, à l’opposé de ce mythe illusionniste, la cognition visuelle est le sens qui nous procure une part essentielle de nos informations, au titre de la perception immédiate de l’environnement, mais aussi comme vecteur de formes sociales élaborées – par exemple les mimiques du langage non-verbal, ou encore la somme de détails interprétés comme des indications d’identité ou de statut, dans le champ théorisé par Erving Goffman comme celui de la présentation de soi2. Dans l’espace public, avant même toute interaction, le costume ou la coiffure fournissent ainsi quantité d’indications sur les individus, qui ne dépendent que de l’exercice du regard, et témoignent de l’impératif de produire à distance un faisceau d’indications statutaires.
Nous consacrons beaucoup de temps à apprendre ces éléments indispensables à la vie en société, qui passent pour un langage naturel pour la seule raison qu’il n’en existe pas d’inventaire détaillé ou d’enseignement officiel, alors qu’il s’agit à l’évidence de productions culturelles, au moins partiellement contrôlées, dont l’immense développement atteste l’utilité.
Décrire le jeu des apparences comme des images n’est pas dénué de signification. Oui, le spectacle des apparences fait image, c’est-à-dire se présente comme un ensemble organisé de traits reconnaissables. Mais cette interprétation métaphorique ne doit pas conduire à confondre les faits d’apparence dans le monde réel (par exemple le choix d’un vêtement) avec la production iconographique, qui engendre un univers symbolique distinct du réel, doté de ses règles propres (comme les techniques de construction perspective). Contrairement aux images, les résultats directs de la cognition visuelle sont rangés parmi les faits d’expérience, soit ceux auxquels nous accordons le plus de crédit.
Dans un entretien à caractère biographique, le critique rock Philippe Manœuvre livre un exemple remarquable des mécanismes à l’œuvre dans les faits d’apparence3. En 1968, alors qu’il est collégien à Chalons-en-Champagne, il découvre les Rolling Stones: «Je bloque sur cette pochette des Stones (Between the Buttons). Je me dis: « Putain, c’est quoi cette bande de mecs? ». J’ai 14 ans, et je veux faire partie de leur gang. Je reste planté 10 minutes devant la vitrine. (…) Il se passe un truc, les Stones font envie. Je suis de la génération des petits frères des Rolling Stones. Puisqu’ils s’habillent comme des gitans, je vais m’habiller pareil.»
L’adhésion à la nouvelle culture se manifeste par une émulation vestimentaire. Cette imitation constitue à la fois un mode d’appropriation à la portée d’un adolescent, et une performance publique susceptible d’être identifiée comme référentielle.
Un exemple plus précis détaille le processus: «Je vois une pochette où Brian Jones porte un col roulé sous sa chemise [probablement Aftermath, 1966]. Enorme. Je fais la même chose pour aller au lycée. Comme tous les matins, on rentre. On est 280 élèves dans la cour, et là, le surveillant général me regarde. “Vous avez mis votre pull sous votre chemise. Vous vous appelez comment? — Manœuvre. — Manœuvre, sortez du rang”. On est comme à l’académie militaire, t’as des rangées de gamins où rien ne dépasse. Tout le monde écoute. Les grands, les petits. Et je sors du rang. Je me prends une engueulade. On me demande de revenir le lendemain avec mon pull sur ma chemise et pas en-dessous. Tout le lycée me regarde repartir chez moi, et je sens un sentiment incroyable. Tout ça grâce aux Stones! Tu pars à 8h, t’es un gamin avec un pull sous une chemise. Et à midi, t’es chez toi, tout seul, certifié rebelle, à attendre tes parents qui risquent de t’en passer une sévère.»
Le souvenir de l’épisode est peut-être embelli par Philippe Manœuvre. L’adolescent est-il perçu comme un «rebelle» ou simplement comme l’auteur d’une extravagance? Quoiqu’il en soit, dans une société soucieuse de la régularité des apparences, l’anomalie a été repérée et sanctionnée. Elle participe de la construction identitaire du jeune Manœuvre. Plutôt que le bancal «acte d’image» proposé par Horst Bredekamp, on peut dénommer acte d’apparence cette expression culturelle, qui témoigne de la nature construite et de la valeur sociale des apparences.
Dans l’exemple décrit par Manœuvre, les pochettes des Rolling Stones constituent une source d’informations sur les apparences vestimentaires des chanteurs, qui s’offrent à la fois comme une performance distinctive et comme un modèle à émuler. Conformément à sa fonction culturelle, l’image produit une imitation reconnaissable des apparences. Mais l’approche pragmatique de l’adolescent ne concerne pas la composition iconographique ou les détails formels des pochettes (comme l’effet de posterisation d’Aftermath, ou l’effet de flou produit avec de la vaseline par le photographe Gered Mankowitz pour Between the Buttons). Le message qu’il retient concerne les indications de présentation de soi des musiciens, parce qu’il peut en reproduire la performance à des fins identitaires. Dans ce cas précis, l’image n’est donc utilisée que comme un simple vecteur des apparences, sur un mode documentaire.
C’est en distinguant ces rôles complémentaires, et en comprenant l’importance fondatrice du registre des apparences dans la culture visuelle, qu’il est possible de proposer une meilleure description des pratiques iconographiques. (à suivre).
- Jean Wirth, Qu’est-ce qu’une image? Paris, Droz, 2013. [↩]
- Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La Présentation de soi, Paris, Minuit, 1973. [↩]
- Albert Potiron (propos recueillis), «Profession Rock critic: Philippe Manoeuvre», Gonzaï, 15 juin 2019. [↩]
3 réflexions au sujet de « Le pull de Philippe Manœuvre, acte d’apparence »
Le pull-over sous la chemise est un truc de pauvre, qui protège le pull de la poussière et des accrocs, qui occulte les reprises et coutures qui finissent par s’accumuler, sous la chemise plus facile à laver, moins chère donc beaucoup plus souvent renouvelée, et investie de la fonction de présentation, cruciale dans les classes populaires.
A la campagne au Bengale, un pull est un investissement qui dure toute la vie, et les plus de 40 ans le mettent toujours sous la chemise.
Pour les Rolling Stone, c’était donc une subtile mais double provocation, car si le col est roulé, alors on signale à tous que le pull est sous la chemise, (signalement qu’au contraire on est censé éviter) et il me semble que Manœuvre l’avait bien compris.
Tout à fait d’accord avec cette distinction utile et l’introduction du terme « apparences » qui recouvre probablement, au moins en partie, celle de l’anglais « image » vs « picture » et s’explique peut-être par des questions de traduction. Il reste à affirmer, ou élucider, le rôle de prescription implicite des images, l’injonction à s’y conformer par identification, derrière le « simple vecteur des apparences, sur un mode documentaire ». L’illusion d’un possible « miroir d’identification », un lien entre les apparences faite image, c’est à dire éditorialisées avec soin à des fins commerciales, serait peut-être la clé ?
@Laurent Fournier: Merci pour cette indication, qui cadre bien avec l’appréciation de Manœuvre: «ils s’habillent comme des gitans». Je n’ai pas trouvé de photo de Brian Jones avec un pull sous une chemise. En revanche, il porte souvent à cette époque un col roulé fin sous sa veste – un code beaucoup plus chic, que la pochette d’Aftermath ne permet pas de distinguer clairement. Les tenues des Stones en public en 66-67 sont toujours soignées, parfois extravagantes, mais jamais débraillées ni ordinaires. La vision qu’en a Manœuvre, à partir de quelques couvertures de disques, qui plus est retouchées, semble un peu biaisée.
@Gilles Rouffineau: Oui, c’est une bonne remarque: la distinction apparences/images peut être comparée à l’opposition image/picture anglo-saxonne. Le choix du terme «apparences» correspond toutefois à la volonté de souligner l’existence d’une culture visuelle du monde social, indépendamment du processus d’imitation ou de représentation, là où le terme anglais «image» maintient une ambiguïté qui me paraît néfaste.
Pour ce qui est du rôle prescriptif des images(-pictures), la notion d’apparences me semble justement permettre d’éviter le piège d’attribuer à l’image ce qui revient aux mécanismes culturels. Dans l’exemple ci-dessus, Philippe Manœuvre reproduit (ou pense reproduire) un code vestimentaire à des fins identitaires. Ce faisant, il accomplit l‘acte culturel le plus élémentaire, celui de l’imitation, que Richard Dawkins met en exergue avec le sens originel de sa proposition terminologique du «mème» (copié sur le modèle du «gêne», instrument de réplication biologique).
Nous voyons bien dans le langage, et plus particulièrement dans les usages argotiques, ces mécanismes imitatifs qui font la vogue ou le déclin d’un terme. Dans ce cas, le facteur déterminant de la dynamique imitative n’est pas le médium, mais l’autorité d’acteurs à qui la collectivité reconnaît le rôle de prescripteurs. Autrement dit, ce qui motive l’acte d’apparence de Manœuvre, ce n’est pas l’image, mais le statut de star des Stones ou de Brian Jones, prescripteurs de comportements culturels distinctifs.
Les commentaires sont fermés.