Un antihéros du photojournalisme

(Fisheye #51) L’étude du photojournalisme occupe aujourd’hui une part importante de la recherche consacrée aux images. Depuis le début des années 2000, l’ouverture d’archives professionnelles ou la mise en ligne de périodiques anciens encouragent les travaux sur cette part essentielle de l’histoire visuelle1. Mais cet examen épouse le plus souvent le point de vue des producteurs. Or, les recherches sur l’image connaissent aujourd’hui une évolution sensible, en résonance avec l’ensemble des études culturelles, qui déploient un regard plus critique sur les effets sociaux de la culture. Dans cette approche, le rôle des images apparaît comme un facteur crucial de mécanismes de mise en visibilité ou d’invisibilisation, autrement dit de création de hiérarchies de valeurs. Un master récemment soutenu à l’EHESS montre que cette révision touche également les territoires du photojournalisme2.

Spécialiste d’histoire de la photographie brésilienne, Marcella Marer a consacré son mémoire au phororeporter français Jean Manzon (1915-1990). Formé avant-guerre à Paris-Soir, Match et Vu, celui-ci émigre en 1940 à Rio de Janeiro, où il s’engage au département de propagande du dictateur Getúlio Vargas, chargé de la censure de la presse nationale. Trois ans plus tard, il se voit confier la direction artistique du principal magazine du pays, O Cruzeiro, avec le surnom de «photographe préféré de Vargas». Manzon va alors moderniser la politique graphique de l’hebdomadaire, sur le modèle des magazines illustrés comme Match ou Life, qui privilégient le langage visuel et les grands photoreportages.

Par ce choix de récit, Marcella Marer ajoute un nouveau personnage à la galerie de l’histoire du photojournalisme. Plutôt que de présenter un portrait hagiographique, la chercheuse choisit de dépeindre le photographe comme un anti-héros. De la propagande politique au patriotisme du magazine brésilien, la virtuosité du reporter est mise au service d’intérêts particuliers, à rebours de l’éthique revendiquée dans le champ documentaire. Adepte de la mise en scène de l’image et d’éclairages élaborés, Manzon n’hésite pas à orienter ses prises de vues dans le sens attendu par ses commanditaires.

Un de ses reportages a marqué les esprits. Repris en 1945 dans les colonnes de Life, les images du survol en avion d’une tribu autochtone du Mato Grosso, qui pointe arcs et flèches en direction des intrus, alimente de façon spectaculaire la vision primitiviste de la sauvagerie indigène. Elle témoigne aussi de l’instrumentalisation des sujets de l’observation, réduits à la caricature folklorique qui sert la politique coloniale. Lorsqu’il illustre les progrès de l’industrie brésilienne, Manzon déploie de la même façon une vision avantageuse dépourvue de toute dimension critique, reproduisant les vues conservatrices du magazine.

Artisan de la naturalisation de l’information par l’image, grâce à son savoir-faire technique et médiatique, le photographe contribue puissamment à l’élaboration d’une image moderne et conquérante du Brésil. Par son entregent et l’intensité de son activité, sa vision calquée sur les modèles occidentaux recadre la perception du pays dans les années 1940-1950. Appuyée sur l’approche critique de la théoricienne Ariella Azoulay, Marcella Marer souligne le paradoxe de la construction de stéréotypes nationaux par un regard étranger.

Loin de verser dans la condamnation sans nuance des «fake news», qui est encore une manière de justifier le caractère hégémonique du récit médiatique, la démonstration du master met au contraire en avant la réussite de la mise en scène du Brésil par un émigré européen. Ouvrant la piste d’une interrogation de l’articulation complexe entre fiction et document, la chercheuse décrit la création d’une imagerie «ni tout à fait authentique, ni tout à fait fausse», dont le cadre pourrait être étendu avantageusement à l’analyse de toute la production de la presse magazine.

  1. Voir notamment: The Amateur photographer (1908-1914), Cinémonde (1928-1929), Détective (1928-1940), Life (1936-1972), Point de Vue (1945-1948), O Cruzeiro (1928-1985), Vu (1928-1940). []
  2. Marcella Marer, L’émergence du photojournalisme brésilien à travers l’objectif du Français Jean Manzon: la mise en scène d’un nouveau Brésil, mémoire de master, EHESS, sous la direction d’André Gunthert, rapporteure: Raphaële Bertho, octobre 2021. []