La messe est dite. Après les rebondissements de l’affaire Vivès, une tribune signée par un quarteron d’auteurs en retraite et d’anciens ministres, dont Enki Bilal, Pascal Bruckner, Gérard Lefort, Riss, Jack Lang, Jacques Toubon ou Jean-Marc Rochette, parue dans Le Monde du 2 février, est venue enterrer la polémique. Renonçant explicitement à prendre la défense du dessinateur, ce plaidoyer pour la liberté de l’art contre le communisme et le fascisme, qui voudrait passer pour du Malraux, ne concurrence que le Dictionnaire des idées reçues. Plus inquiétant, le festival de la bande dessinée d’Angoulême n’a pas réussi a offrir un terrain de dialogue aux deux camps adverses, réunis en colloque chacun de leur côté. Un échec cinglant pour cette manifestation, dont le rôle est de permettre la rencontre.
Un échange digne d’intérêt a néanmoins eu lieu dans les colonnes du Point, soutien de longue date de l’auteur controversé – et accessoirement organisateur du débat des pro-Vivès à Angoulême. Agrémenté d’une illustration représentant le dessinateur en saint Sébastien percé de flèches, un article de la journaliste Peggy Sastre cite mon billet du 27 décembre, où je décrivais l’une des scènes les plus scabreuses de La Décharge mentale: celle où la petite Lucie, «âgée de dix ans, accueille en riant une éjaculation faciale du visiteur de passage».
Une évocation que Peggy Sastre s’efforce de contredire – au risque de faire recracher leur café aux abonnés du Point: «Il ne s’agit pas d’une ‘éjaculation faciale’ – pratique sexuelle qui, pour être caractérisée, aurait demandé une intention de la part du personnage adulte pour délibérément viser le visage de ladite fillette – mais d’un accident. (…) Le personnage ‘invité’ s’enferme dans le noir de la chambre d’ami pour se masturber, sans se rendre compte que l’enfant y était entrée en douce…» Conclusion de la philologue improvisée: il s’agit donc d’un «crime de papier», autrement dit d’un fantasme, d’une fiction sans conséquence dans la réalité.
Comme je le notais dans mon billet, un des problèmes posés par la discussion des albums pédopornographiques de Bastien Vivès est leur visibilité contrariée dans le débat public. Le caractère très cru des scènes représentées ainsi que l’interdit légal ont fait obstacle à la diffusion des objets de la controverse, inaccessibles pour une majorité du public. Dans ce contexte, la mention d’une scène explicite ne pouvait qu’embarrasser les avocats de Vivès. Comme l’absence de toute allusion à la pédophilie dans la tribune du Monde, l’effort du Point pour contester l’image mentale que suscite ma description témoignent du souhait d’éloigner la question des violences sexuelles.
Je dois pourtant remercier Peggy Sastre pour ce détour sur les chemins de la narratologie, car il permet d’avancer sur un point crucial de la vieille discussion: à quoi servent les fictions? Si la question du pouvoir des représentations reste un des lieux de débat de la recherche spécialisée, il semble toutefois peu satisfaisant de croire que les fictions n’auraient aucun effet sur leur public – ou seulement celui de le divertir. On ne trouvera pas de meilleur exemple de la volonté d’intervenir par la fiction dans le débat social et politique que le magazine satirique Charlie Hebdo – qui appelait encore récemment à caricaturer les mollahs iraniens.
La caricature d’un mollah, dans un contexte de tensions révolutionnaires, n’est-elle qu’un acte «de papier», une fiction sans effet sur le réel? Toute l’histoire de l’hebdomadaire, jusqu’à la récente crise diplomatique entre Paris et Téhéran, contredit la thèse d’un art asocial que tentent de promouvoir la tribune du Monde ou l’article du Point.
Bien sûr, l’action revendiquée par Charlie ne relève pas de la transposition de la fiction dans la réalité. Cette performativité, peu ou prou réservée au genre pornographique, n’épuise pas la gamme des interactions entre art et société. L’iconoclasme religieux ou politique fournit un exemple abondant de violences exercées contre les représentations, lorsque celles-ci sont considérées comme porteuses d’une idéologie. Comme celle de l’insulte, la violence de la caricature relève quant à elle de l’ordre symbolique – ce qui n’enlève rien à son efficacité dans l’espace social.
Les études narratologiques préfèrent explorer les effets de la fiction dans l’imaginaire. Une des plus brillantes démonstrations de la puissance de ces mécanismes est la description par la critique Laura Mulvey du «male gaze» qui caractérise le cinéma hollywoodien1. Traduite en français par «regard masculin» et souvent assimilée au voyeurisme, cette notion exprime l’organisation de la visibilité patriarcale. L’originalité de l’approche de Mulvey consiste en effet à décomposer le récit cinématographique en deux niveaux distincts: celui de l’action elle-même (le spectacle d’une femme sexualisée), et celui des conditions définies par le récit de la visibilité de cette action (identifiées à travers les comportements ou les interactions des personnages).
Ce dispositif repéré par Mulvey au cinéma concerne évidemment toutes les représentations, et il est facile d’en reconnaître l’empreinte au sein des beaux-arts. La plus célèbre des statues de l’Antiquité, qui n’était pas par hasard une image de femme nue, la Vénus de Cnide sculptée par Praxitèle au 4e siècle avant notre ère, massivement copiée ou imitée pendant plus de 2000 ans, propose une incarnation exemplaire du male gaze. Car le moment précis choisi par l’artiste pour représenter la nudité combine plusieurs subterfuges, qui ont pour objet de légitimer cette visibilité problématique. La sortie du bain constitue la cause circonstancielle de la scène, qui suggère déjà que le spectacle d’une femme nue n’est pas un événement anodin, mais qu’il dépend bel et bien d’un système de justifications narratives, inspiré de celui qui permettrait sa visibilité dans l’espace social.
L’élément le plus caractéristique de ce système est le geste de pudeur esquissé par la divinité, qui tente de cacher son sexe – ou le sexe et les seins –, dans un mouvement qui révèle à la fois la connaissance prêtée au personnage de son exposition aux regards, et qui autorise simultanément le spectateur à jouir d’un événement figuré comme une occasion fortuite. Le geste de la Vénus, celui de la nudité surprise, fausse dissimulation et véritable condition d’une visibilité paradoxale, est une invention narrative vouée à devenir un cliché, qui sera abondamment exploité par le genre des pin-up des années 1950.
La mise en scène de la visibilité comme forme d’autorisation du spectacle érotique comporte de nombreuses variantes, comme le motif largement repris dès le Moyen-âge du récit biblique de Suzanne et les vieillards, qui combine la représentation de la femme dénudée avec celle de ses agresseurs ou de ses voyeurs. L’inclusion du voyeurisme fonctionne comme une permission en incarnant la vision du spectateur dans l’image, et en modifiant le sens global du spectacle, qui n’est plus celui d’une femme nue, mais celui d’une nudité inscrite dans la trame d’une condamnation morale.
La fiction est pleine de ressources. Le personnage de l’invité de La Décharge mentale correspond à une autre manière de rendre acceptable le spectacle de la débauche, par l’inclusion d’un témoin vertueux, chargé de représenter le jugement moral. Incarnée par exemple dans Rhââ Lovely de Gotlib («Au p’tit bois charmant, quand on y va on est à l’aise», t. 1, 1977), sa version burlesque accentue les expressions de surprise ou d’indignation, ingrédients comiques qui s’adressent de façon ostensible au lecteur, placé dans une position de surplomb déculpabilisante.
En mettant en avant la dimension involontaire de l’«accident» éjaculatoire, Peggy Sastre confirme la fonction d’invisibilisation de ces motifs, destinés à légitimer les comportements pédophiles et à préserver la bonne conscience du lecteur. On peut noter un autre vecteur de justification typique du genre. Comme le personnage de Marion, 14 ans, dans le film Beau-Père de Bertrand Blier (1981), la petite Lucie de La Décharge mentale est celle qui porte la responsabilité de la provocation ou qui incite le personnage masculin à l’acte sexuel, dans un simulacre de consentement particulièrement confortable pour l’amateur. Un détail opportunément «oublié» par la journaliste – qui n’est probablement pas dupe des faux-semblants du récit –, est que le premier épisode d’arrosage «accidentel» est suivi par un second, où la pauvre Lucie, après cette initiation, ira d’elle-même s’asperger de l’éjaculation de son papa, dans un final incestueux qui la fait encore une fois bien marrer – au moins autant, on l’imagine, que son scénariste-dessinateur. Ne s’agit-il pas, après tout, que d’un «crime de papier»?
Lire également sur ce blog:
- «La valeur morale d’une œuvre fait partie de sa valeur artistique», Le Monde, 28/01/2023.
- Bastien Vivès: la morale de la polémique, 27/12/2022.
- Laura Mulvey, «Plaisir visuel et cinéma narratif» (1975, traduit de l’anglais par F. Lahache et M. Monteiro), Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie, Sesto San Giovanni, éd. Mimésis, 2017, p. 33-51. [↩]
5 réflexions au sujet de « Bastien Vivès et les vertus sociales de la fiction »
Ô vénérable ! (car c’est désormais votre titre)
Au risque de vous irriter, permettez moi d’arguer que votre lien vers Wikipédia ne confirme pas tout à fait votre argument.
D’abord l’encyclopédie ajoute la statue de Zeus de Phidias à cette statue comme les deux plus célèbres de l’Antiquité, et la statue d’Athènes était réputée comme faisant partie des merveilles du monde.
Ensuite l’article note que le geste de la déesse était peut-être ambigu, soit cachant soit au contraire pointant. Compte tenu que les bras sont en général cassés pour les statues antiques et qu’un petit déplacement insignifiant peut faire la différence, peut-être la reconstitution faite pendant une période plus chrétienne a changé la disposition dans un sens de pudeur effarouchée qui ne correspond effectivement pas vraiment à l’image qu’on peut se faire d’Aphrodite dans la mythologie.
La peinture de Botticelli est effectivement – elle – conforme à votre interprétation – son héroine tente de tout cacher, alors que la statue montre le haut sans aucun complexe, là il n’y a aucune ambiguité.
@Gérard: Je ne suis nullement expert en statuaire antique, et me fie ici à l’analyse des spécialistes. A côté d’Alain Pasquier, dont les travaux, publiés à l’occasion de l’exposition Praxitèle du Louvre de 2007, inspirent l’article de Wikipédia, on peut également citer le bel ouvrage de l’historienne canadienne Christine Mitchell Havelock, The Aphrodite of Knidos and her Successors (U. Michigan Press, 1995).
En résumé, si la disparition de l’original et la variété des copies invitent à la prudence quant à la reconstitution précise de la position du bras de la Vénus, il n’en reste pas moins qu’une tradition, illustrée par la description du pseudo-Lucien de Samosate («elle est entièrement nue, excepté que de l’une de ses mains elle cache furtivement sa pudeur») ou encore par le groupe Aphrodite, Pan et Eros du 1er siècle avant notre ère (qui selon Mitchell Havelock constitue la plus ancienne reprise du geste inventé par Praxitèle, dans une version ironique), atteste dès l’Antiquité la compréhension de la posture comme un geste de pudeur.
L’interprétation d’une exposition plus assumée de l’original proposée par Pasquier ne contredit pas la lecture pudique qui semble s’installer à la fin de la période hellénistique et au début de la période romaine, correspondant à la multiplication des copies et à la vogue culturelle de la Vénus de Cnide. Ce qui confirmerait l’idée que c’est bien son inclusion dans un «male gaze» qui forme la clef de son succès. On peut relever à cet égard que les deux textes antiques parvenus jusqu’à nous qui décrivent la statue, celui de Pline l’ancien et celui du pseudo-Lucien, mentionnent une trace sans ambiguïté laissée sur le marbre par un admirateur trop expansif…
L’aspect pénible c’est l’aspect commercial. Les défenseurs de Vivès ont raison en tant que posture abstraite, mais il ne faut pas oublier que si l’on considère le travail de Vivès comme de l’art, alors il faut y intégrer la vente de ses albums comme partie intégrale de son art. Son travail n’est donc pas comparable à celui de Sade, qui n’écrivait que pour lui-même – et en prison ! ou à celui de quelqu’un qui écrirait des lettres ou ferait des dessins pour une personne précise ou pour soi-même, et cela aurait une autre signification. Bien sur on a le droit de vendre et de vivre de son art. Mais qu’est-ce que cela veut dire, de vendre cela ? Est-ce qu’il n’y a pas une responsabilité attachée à ce que l’on fait ?
Et puis, quelle relation cela crée avec ses lecteurs ? Ils sont libres d’acheter ? Oui, sans doute. Mais ce cadre commercial ils ne l’ont pas créé. Il y a de l’argent, une maison d’édition, un écosystème. Ce n’est pas tombé du ciel. Ce dialogue entre Vivès et ses lecteurs n’existe pas en dehors de la société (il pourrait – ils pourraient faire un club, s’envoyer des dessins par la poste ou par internet, etc. mais là ils procèdent différemment) – et donc d’autres personnes de la société ont aussi le droit de dire que ca ne leur plaît pas, et de protester. Bon, voilà que je défend la censure, aille…
Peut-être peut-on trouver une manière, entre la complaisance et la censure, où la responsabilité prenne le premier plan ? Une manière à chercher, à trouver…
@Laurent Fournier: «Peut-être peut-on trouver une manière, entre la complaisance et la censure, où la responsabilité prenne le premier plan?»
Soyons clairs: 1) Il n’y a actuellement aucune « censure » de l’œuvre de Bastien Vivès. Au contraire, la publicité apportée par la polémique fait que sa production ne s’est jamais aussi bien vendue. La Fnac fait des présentoirs de ses albums. La Décharge mentale cartonne. L’édition de Petit Paul est d’ores et déjà épuisée. Lorsque la justice se prononcera sur les trois albums incriminés, il est probable qu’ils le seront tous les trois. On a vu des censures plus féroces!
2) La question pour les pro-Vivès n’est PAS de trouver le bon équilbre entre complaisance et responsabilité, mais simplement d’éteindre la polémique en la qualifiant de « censure ». Il suffit de relire la tribune du Monde (http://imagesociale.fr/wp-content/uploads/LeMonde_TribuneVives_230202.jpg) pour voir que la question de la responsabilité n’est jamais abordée. Le débat sur les effets sociaux des productions culturelles, qualifié de « réalisme socialiste » (sic) est purement et simplement refusé. On est donc dans un monde de menaces virtuelles et d’irresponsabilité assumée, au nom de la préservation d’un art qui n’est menacé par personne. Il est regrettable que de nombreux interlocuteurs tombent dans le panneau.
@Andre Gunhert: En parlant de censure je parle pour moi… Censure-je, ne censure-je pas ? Je ne suis pas sur. Mais nous sommes surement d’accord qu’il est pitoyable de faire semblant d’appliquer au 21eme siecle une notion de l’art qui s’est trouvee obsolete au 19eme… L’acte de vendre dans un certain cadre est inseparable de l’oeuvre. On ne peut pas faire semblant. Cette question n’est pas reconnue par les defenseurs de Vives.
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