Sainte-Soline: sous le regard des drones

(Fisheye #59) La guerre de l’eau a commencé. Alors que l’aggravation des sécheresses réduit sérieusement la disponibilité des ressources, le gouvernement français a choisi son camp: celui des formes d’agriculture les plus polluantes et les plus consommatrices en eau. Deux fois condamné pour inaction climatique, l’exécutif voit les mouvements de défense de l’environnement comme de dangereux adversaires du productivisme. Dans ce contexte d’affrontement, la manifestation programmée le 25 mars 2023 à Sainte-Soline pour dénoncer la fausse solution des «mégabassines» fournit l’occasion d’une leçon exemplaire. Outre les barrages et les contrôles dans les villages alentour, l’Etat déploie les moyens les plus dissuasifs pour contrer les activistes: quelque 3200 militaires, 9 hélicoptères, plusieurs blindés, une équipe de gendarmes armés sur 20 quads et plus de 5000 grenades de désencerclement ou lacrymogènes lancées en moins de deux heures.

Le storytelling, lui aussi, a été préparé à l’avance. Grâce aux images mises à disposition par la préfecture, les journaux télévisés du soir peuvent illustrer de divers outils confisqués lors des contrôles le récit de l’assaut des 6000 militants «extrêmement violents», prétendument venus dans le seul but d’en découdre avec les forces de l’ordre. Comme le dira le chef de l’Etat lui-même quelques jours plus tard lors d’un déplacement dans les Hautes-Alpes: «Vous avez des milliers de gens qui étaient simplement venus pour faire la guerre».

D’abord à peine contrariée par quelques parlementaires d’opposition, cette vision d’une bataille rangée aux allures de péplum est rapidement démentie par les images des journalistes présents sur place. Entre le 31 mars et le 7 avril, quatre productions audiovisuelles, proposées par le jeune média en ligne Blast, les journaux Libération et Le Monde, ainsi que le magazine de reportage Complément d’enquête sur France 2, décortiquent les documents selon les méthodes d’analyse inspirées par l’agence londonienne Forensic Architecture. Rassemblant les témoignages, collationnant les vidéos, les photos et tout particulièrement l’imagerie enregistrée par les drones, ces reportages font apparaître un autre scénario. Face à une action confuse et souvent insaisissable, le regard aérien apporte un élément décisif pour reconstituer les étapes de la confrontation.

Ce que montrent ces vidéos, c’est que l’attaque est venue des forces de l’ordre, qui arrosent les manifestants de gaz lacrymogène bien avant tout contact avec la ligne formée par les gendarmes – autrement dit, avant le moindre affrontement. L’usage massif des grenades, que montrent notamment les images prises au cœur de l’action par José Rexach pour Blast, est dès lors contraire à l’usage règlementaire de ces armes. Egalement illégaux, les tirs tendus de ces mêmes grenades, comme celui qui atteint à la tête le militant écologiste Serge D., le plongeant dans un coma profond. Les reportages de Libération et du Monde listent les preuves accablantes du retard de la prise en charge de ce blessé par les services de soins, empêchés d’accéder au terrain par le commandement militaire.

En filmant la direction des opérations par le colonel de gendarmerie, Complément d’enquête dévoile la mauvaise exécution des ordres par l’escadron de quads. Envoyés pour bloquer le groupe identifié comme celui des «ultras», les voltigeurs inondent par erreur de lacrymogènes le cortège central, festif et familial. «Et p… ils tirent! Mais ils sont c… ou quoi?», s’exclame, furieux, le colonel devant la caméra de France 2.

«Selon des journalistes de l’Agence France-Presse présents sur les lieux, ces tirs sur le cortège pacifique ont déclenché les affrontements», explique Le Monde. Conformément à la dynamique programmée par le choix d’une confrontation brutale, d’une intensité rarement atteinte dans une opération de maintien de l’ordre, les manifestants venus pour occuper la bassine tournent leur colère contre les forces de l’ordre. Après deux heures d’un combat inégal, le bilan est consternant: 47 blessés côté gendarmes, et 200, dont 40 graves, côté manifestants.

La question maintes fois posée des violences policières met en scène l’affrontement de deux camps ennemis. Mais il serait regrettable d’oublier que derrière le spectacle des brutalités, les véritables responsables sont ceux qui ont décidé des conditions du maintien de l’ordre. Pour les politiques, même les pires dérapages entretiennent la peur et la dépendance à l’ordre établi. Si souvent évoquée au sommet de l’Etat, la guerre est finalement celle contre l’avenir de la planète. Il est heureux que le travail des médias et la preuve par l’image aient pu faire obstacle à des manipulations d’un rare cynisme.

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