La photo était autrefois accrochée dans la chambre des parents, dans un joli cadre argenté. Après leur mort, elle a été transmise à la petite fille devenue grande. Sur cette image, Dorothea, ma belle-mère, a trois ans, et sa sœur, Marianne, huit. Les gamines passent leurs vacances d’été en Forêt noire, non loin de Fribourg-en-Brisgau. C’est le papa qui regarde ses filles jouer et appuie sur le bouton. Fier de sa photo, il la fera agrandir pour les fêtes de Noël 1937. Exposé depuis 86 ans, le cadre trône toujours sur la cheminée.
Je regarde cette image animée d’un sourire, et qui me rend mon regard. C’est du moins ma première impression – car cette photographie nous confronte à une expérience de psychologie. Marianne, absorbée par le jeu, dont le visage est dans l’ombre, est en effet bien moins visible, moins présente que sa petite sœur, si charmante dans le coup d’oeil enjoué qu’elle adresse à la caméra. Dans la chambre des parents, le cadre argenté était entouré de deux portraits: celui de Marianne, l’aînée, et celui de Margarethe, la cadette, née en septembre 1938. Comme pour confirmer que la scène de la Forêt noire était d’abord la photo de Dorothea.
Tout se joue donc autour du regard de l’enfant. Ce gracieux tableau où l’éclairage naturel compose avec les robes fleuries et les attitudes spontanées des fillettes nous montre aussi un phénomène esthétique abstrait. Comme la succession champ/contrechamp au cinéma, qui impose de reconstituer mentalement la scène de l’échange entre deux interlocuteurs, le regard adressé est un dispositif qui met en relation le sujet de l’image avec le spectateur. Par un effet de transitivité calqué sur la coprésence du portraituré et de l’opérateur, ceux qui regardent la photo éprouvent le sentiment d’une communication avec la personne représentée.
Quoique familier, ce lien imaginaire n’en est pas moins complexe, car il repose sur l’idée que le coup d’œil porte au-delà de l’image, et que cette projection peut être reconstituée par celui qui à son tour, se plaçant dans l’axe du regard, en intercepte l’expression. Dans d’autres circonstances, comme celles du spectacle cinématographique, le «regard caméra» fait au contraire partie des postures à éviter.
Si l’on peut ranger le regard adressé dans la famille des effets de présence, sa signification est plus précise, et doit être décrite comme une figure de communication. Les plus anciennes représentations du Christ jouent de l’échange des regards pour favoriser la rencontre avec la divinité dans la prière. La mise en scène du pouvoir peut utiliser le même motif pour manifester la domination, telle que l’illustre le célèbre frontispice du Léviathan de Hobbes.
Comme dans tout recours aux signes sociaux, l’interprétation de l’image dépend étroitement des relations hiérarchiques entre les acteurs, des implicites contextuels, voire des conditions de consultation. L’accrochage en hauteur du portrait d’un souverain indique un rapport de soumission dûment encodé dans les règles de cour. Lever les yeux vers le tableau est une marque de respect qui impose aux spectateurs la majesté du pouvoir.
L’eye contact de la Forêt noire s’inscrit dans un nouveau paradigme, manifesté par une opération inverse. Cette fois, c’est le photographe qui s’est accroupi pour se mettre au même niveau que les petites filles. Le regard projeté s’accompagne d’un sourire lèvres entrouvertes, qui confirme l’intention communicante, dans un registre d’affectueuse intimité. Choisir cette image, l’agrandir et l’encadrer signifie que la sociabilité qu’elle exprime peut désormais être acceptée comme présentation publique, au même titre qu’un portrait de facture plus classique. C’est une révolution de l’image de soi, inspirée par la narration expressive du cinéma muet et l’ouverture de l’espace privé par la photographie amateur. Avant son réencodage qui l’établit comme la nouvelle norme de l’espace occidental, on peut encore apercevoir les débuts de cette esthétique dans la photo de Marianne et Dorothea.
Une réflexion au sujet de « A hauteur de regard »
Très belle photo, et lumineuse mise en perspective !
C’est troublant cette présence, toujours, d’un troisième élément dans toute relation, et c’est passionnant que vous montrez ici comment ce troisième élément peut se transmuter, du photographe au regardeur dans ce cas ! Et comment l’attitude du photographe est communiquée par la photo ! On voit souvent cela dans les photos : Le sourire, le regard de la personne est à l’intention du photographe, et c’est cette relation avec le photographe qui est enregistrée dans la photo, plus que toute autre chose. Et le photographe se trouve dévoilé lui aussi.
L’analyse du tableau Les ménines de Velasquez par Foucault dans Les mots et les choses, ce tableau plus récent: https://twitter.com/DrKarimWafa/status/1706263708425474125, la littérature romantique, les analyses de René Girard, décrivent ce troisième élément dans la relation…
Le photographe en s’abaissant, nous élève ! Lévinas aurait aimé cela !
Il y aurait beaucoup à penser, à travailler, sur cette transmission, en relation avec vos billets précédents sur l’éthique et la “valeur morale d’une oeuvre”, éclairage qui irrigue beaucoup d’autres de vos billets, d’ailleurs.
Les commentaires sont fermés.