L’image synthétique s’en va-t-en guerre

(Mise à jour du 23/10/2023.) Les victimes de l’explosion à proximité de l’hôpital Al-Ahli Arabi, dans la soirée du 17 octobre à Gaza, d’abord attribuée à un bombardement israélien, ont suscité une forte émotion et de nombreuses manifestations dans le monde musulman. Le 19 octobre, Libération publie en couverture une photographie prise la veille d’un manifestant égyptien brandissant l’image d’un bébé en pleurs, sous le titre «Proche-Orient: le spectre de l’embrasement» (photo Amr Nabil/AP, Le Caire). Si la photo est authentique, la pancarte est manifestement une image générée par IA. Dans le contexte de guerre de l’information qui accompagne les représailles israéliennes, le choix de Libération est immédiatement dénoncé par plusieurs commentateurs comme une fake news. Le journal publiera le lendemain une mise au point embarrassée, regrettant de ne pas avoir précisé la nature de cette illustration, probablement réalisée dans le contexte des tremblements de terre à la frontière entre la Syrie et la Turquie en février 2023.

Du Figaro à TF1 en passant par Boulevard Voltaire, la critique de Libération amalgame confusément la dénonciation de la «propagande» pro-palestinienne,  la condamnation d’une opération de «désinformation» par le quotidien de gauche, et le caractère fondamentalement «mensonger» des images générées par IA. Si les deux premières positions relèvent de biais politiques propres à des médias situés à droite, la troisième témoigne d’une méconnaissance des images synthétiques. Les expressions répétées de «fausse image» (Le Figaro), «faux cliché» (TF1) ou «photo mensongère» (Boulevard Voltaire) attestent en effet une lecture des productions de l’IA comme des photographies documentaires, fausses parce qu’on en attend une information crédible, alors qu’elles sont fabriquées de toutes pièces (et accessoirement décontextualisées).

Cette interprétation, que la réponse de Libération semble admettre en reprenant elle aussi l’expression de «fausse image», ne peut en réalité pas s’appliquer aux images synthétiques, qui sont des productions graphiques comparables au dessin. L’un des atouts de cette imagerie est de pouvoir reproduire le style photoréaliste caractéristique de la photographie, mais il ne s’agit évidemment pas d’images référentielles, obtenues par l’intermédiaire d’un dispositif optique. Résultant d’une synthèse statistique de larges bases de données iconographiques, les images par IA ne peuvent donc pas plus être qualifiée de «fausses» qu’un dessin de Charlie Hebdo ou du Canard enchaîné, dont on n’attend pas qu’il reproduise fidèlement la réalité.

Depuis l’émergence de cette nouvelle imagerie en 2022, le motif journalistique le plus répandu est celui de la confusion entre photoreportage et production synthétique – une forme de panique morale qui reproduit un avertissement classique de la réception des images numériques, mais dont il faut constater qu’elle est plus souvent postulée que véritablement observée. Car l’arrivée de cette iconographie s’est accompagnée d’un apprentissage permettant de distinguer les images synthétiques, et pour un œil exercé, le style kitsch et l’expression exagérée et peu réaliste du bébé en pleurs reproduit par Libération trahissent sans ambiguïté son origine synthétique.

Si, comme toute forme d’expression utilisée en manifestation, cette image destinée à dénoncer la violence de l’occupant israélien appartient au registre de la communication, il serait toutefois simpliste de penser qu’elle est nécessairement lue au premier degré par ceux qui la montrent, comme s’il s’agissait d’un document issu du massacre de la veille. L’utilisation d’images au cours des manifestations s’est largement répandu au cours des dernières décennies. Moyen d’expression prisé du Sud global, il permet de bénéficier de l’universalité du langage visuel, dans le contexte de mobilisations de stature internationale. L’iconographie mobilisée à cette occasion est d’une grande variété, et va du dessin à la photographie de presse en passant par diverses formes d’images composées, dans un registre d’agit-prop. Dans le cadre des manifestations pro-palestiniennes, on a pu voir de nombreuses images de victimes de conflits, souvent des photographies emblématiques apparues dans d’autres contextes, et réutilisées voire rassemblées à des fins qui associent l’hommage et la dénonciation des crimes.

Au lendemain d’un massacre, l’illustration du bébé en pleurs appartient manifestement à ce registre symbolique. Il paraît peu probable qu’un manifestant désireux de soutenir la cause palestinienne pense brandir la photographie reconnaissable d’une victime de la veille. Ce d’autant moins que l’image avait déjà commencé à circuler la semaine précédente, comme un outil de figuration générique des victimes palestiniennes.

Après deux semaines d’un conflit intense, où l’on a vu se déployer toute la gamme des fausses nouvelles, vidéos manipulées, témoignages  bidonnés, mensonges et sophismes, affirmer que «le faux généré par IA débarque dans le réel» paraît au mieux candide. Plutôt que dans le prolongement des vains débats sur les fake news, l’intérêt de ce cas est dans l’usage militant de l’IA. Comme le note le rédacteur en chef de Libération, Dov Alfon: «Beaucoup des pancartes brandies dans les manifestations du 17 octobre étaient en effet générées par IA, qui devient ces derniers mois le socle artistique de protestations, comme auparavant l’étaient des pantins, poupées ou squelettes».

Déjà utilisé en France au début de l’année au cours du mouvement contre la réforme des retraites, ce nouvel outil apparaît dans des registres satiriques ou symboliques proches de la caricature de presse. Plutôt que la description de ces usages, on retiendra que la présence d’une illustration de synthèse aura permis à plusieurs médias de stigmatiser la défense de la cause palestinienne. Les fake news ont décidément le dos large.

9 réflexions au sujet de « L’image synthétique s’en va-t-en guerre »

  1. Je pense qu’il y a matière à développer davantage la notion du vrai et du réel. Les dessins de Charlie Hebdo sont vrais, au point que cela leur a couté la vie, mais ils ne sont pas la réalité. Celui qui brandit l’image d’un bébé turc victime d’un tremblement de terre croit que c’est un bébé palestinien victime des bombardements à Gaza…. Pour lui, ce n’est pas une Ai qui en est l’auteur, mais un photographe. Pour ce manifestant, c’est une vraie image d’un fait réel. D’autre part, les dessins de Charlie Hebdo sont une pièce à conviction préjudiciable surtout à leur auteur, alors que les photos des enfants palestiniens meurtries sont des preuves à charge de ceux qui bombardent ! C’est donc la dimension « Pièce à conviction » qui fait la différence entre une image humaine et une image générée par une AI.

  2. @Hamideddine Bouali: Merci pour vos remarques! J’ai modifié mon billet, en y intégrant les éléments de réponse suscités par votre commentaire.

  3. Merci @André Gunthert….Je pense que nous face à deux sujets totalement différent, l’utilisation des supports de propagande, dessins, pancartes, slogans, caricatures, photomontages, vraie photos et photos AI par des individus qui n’ont pas à se soucier d’aucune éthique ou morale sauf l’intérêt de la cause qu’ils défendent et dans ce cas tous les coups sont permis…et les médias qui sont appelé à être beaucoup sévères quant aux choix de leur illustration, ils sont sous la coupe de leur conseil d’administration, propriétaire, parti politique du service iconographique. Le manifestant Egyptien et Libération n’ont donc rien de commun….

  4. @Hamideddine Bouali: Sans doute, mais la photo reprise par Libération est bien authentique, et témoigne de la réalité de la manifestation du Caire, également observable sur d’autres documents. Reprocher à Libé la publication non documentée d’une illustration de synthèse est un mauvais procès: on peut vérifier sur toute l’iconographie disponible sur Getty Images que les légendes ne précisent jamais la nature ni l’origine des images brandies en manifestation!

  5. Absolument, d’accord avec vous sur ce point, Libération n’a pas à s’excuser, si on retourne voir toutes les images publiées par les médias où il y a des slogans, des photos, des caricatures, des dessins, on a du pain sur la planche pour vérifier si leur contenu est vrai ou pas. Si une photo montre un manifestant brandissant une pancarte où il a écrit « Untel est un facho » faut-il ouvrir un débat pour savoir si untel est un facho ou pas avant de publier la dite photo ? Ou tout simplement laisser au lecteur cette liberté de penser ? Je me pose vraiment cette question à la suite de notre échange.

  6. Libération publie aujourd’hui (30/10/23) en couverture une photo de Dawood Nemer/AFP, réalisée dimanche à Gaza City, montrant le visage d’un enfant sorti des décombres. La comparaison de cette image avec l’illustration du bébé permet de mesurer concrètement l’écart entre la synthèse kitch et stéréotypée proposée par l’IA et la force du document photographique – l’écart entre le visage bien propre du bébé blond et celui, sale et noirci, de l’enfant tirée des décombres de Gaza. On peut penser que ce choix éditorial n’est pas sans rapport avec la réception de l’édition du 19 octobre.
    http://imagesociale.fr/wp-content/uploads/Liberation_Gaza_231030.jpg

  7. Le titre du billet est en quelque sorte « plus inquiétant » que le contenu… Mais est-ce que les images générées par ordinateur servent a autre chose qu’à faire la guerre ? Ne nous laissons pas tromper par les tentatives de justification habituelles qui permettent de subventionner les efforts de guerre par “les usages pour la paix”, de l’atome aux ordinateurs, en passant par les moteurs supersoniques, le GPS, la reconstruction 3D à partir d’images, le “gain of function” et les virus synthétiques, etc. Le point crucial est : Y aurait-il autant d’argent et autant d’efforts, si ces images synthétiques n’avaient que des usages artistiques, ou d’éducation ?

  8. Le titre de ce billet est un private joke, et renvoie à un vieil article sur les photos d’Abou Ghraib:
    https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/398

    Sur un plan d’histoire culturelle, ces occasions guerrières marquent les principaux tournants de l’histoire visuelle: il y a vingt ans, la mise en pratique de la première génération d’images d’enregistrement numériques; aujourd’hui, le passage de l’édition numérique manuelle (l’ère Photoshop) au dessin et à l’édition synthétiques. Je lis comme un symbole le fait que parmi les premiers usages observés de cette technologie figure, ci-dessus, une revendication de paix et d’hommage aux victimes.

  9. Cher Andre Gunthert, est-ce que ce n’est pas un peu bizarre, en plein coeur du genocide Palestinien, de publier cette photo avec ce titre ? Rien de ce que vous ecrivez n’est faux… Mais etrange dissonance, tout de meme, a l’heure ou nous n’avons presque aucune photo de Gaza car les communications sont coupees et les jourmalistes y sont tues… Une des villes les plus densement peuplees du monde et plus de bombes en 2 semaines que les Americains en 20 ans en Afghanistan. C’est tres tres curieux quand meme ce qu’on publie en France en ce moment… Meritera des etudes d’histoire politique et visuelle dans quelques annees…

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