A la différence de Guillaume Erner, je n’ai pas vu les vidéos de l’attaque du 7 octobre, images de vidéosurveillance ou de téléphones portables compilées par Tsahal dans un film de 48 minutes, régulièrement présenté depuis le 23 octobre à des membres de la Knesset, à des journalistes ou à des groupes de parlementaires étrangers (voir la description analytique proposée par CheckNews). C’est normal: Guillaume Erner est animateur de la matinale de France Culture, et je ne suis qu’un simple spécialiste de culture visuelle.
C’est aussi un peu dommage, car Guillaume Erner ne considère que ce que montrent les images, alors qu’un spécialiste s’interroge d’abord sur leurs conditions de visibilité. Qui sont pour le moins étranges. Qu’un Etat belligérant présente sa vision du conflit appartient à l’ordre des choses. Mais qu’il le fasse par l’intermédiaire d’un montage de sources vidéo, alors que dès les premières heures de l’attaque, les réseaux sociaux ont répété l’avertissement désormais rituel de ne pas relayer les images de crimes, constitue une manière pour le moins paradoxale d’opérer. Le choix de ne pas diffuser ce matériau au public, mais de restreindre le visionnage à des médiateurs privilégiés confirme et redouble cette contradiction. Que ces médiateurs acceptent ensuite de relayer la communication de l’Etat israélien sans la moindre prise de distance relève d’un exercice qui peut difficilement échapper à l’accusation de propagande.
Nous n’avons pas vu les images des victimes des attentats du 11 septembre, de Charlie ou du Bataclan. Pourquoi Tsahal a-t-elle rompu avec la doctrine de la censure des images violentes, confirmée lors des précédents conflits contre Daech ou en Ukraine, et qui a incité à une modération plus stricte des vidéos sur les réseaux sociaux? Pour le comprendre, il suffit d’écouter Guillaume Erner et ses invités décrire, le 14 novembre dernier, l’horreur et la «cruauté» de ces captations, mentionner l’épisode atroce d’un père tué sous les yeux de ses enfants, avant que le meurtrier ne prenne un Coca dans le frigo, souligner la «jubilation des tueurs», ou rapprocher ces images de la production vidéo du groupe terroriste Daech. A rebours de la défiance qui accompagne les images de violence, l’Etat israélien a délibérément choisi l’exposition des formes documentaires brutes pour exciter l’indignation et la colère, dans une sorte de «stratégie du choc» appliquée aux images de guerre.
Comme la transformation de l’attaque du 7 octobre en un événement sans cause, l’imposition du cadre de la «guerre des civilisations» ou de nombreux autres éléments de langage, l’enjeu de cette stratégie de maximisation est d’occulter la réalité d’un contexte d’occupation coloniale, et de faire apparaître l’occupant comme une victime. Ce n’est donc pas en vertu d’une négation ou d’une modification de la doctrine de censure des images, mais bien parce l’Etat israélien espère bénéficier de l’émotion que provoque la vision de la violence qu’il multiplie ces projections. On n’a pas entendu les journalistes souligner le caractère inédit de cette stratégie – habituellement réservée aux groupes terroristes, en raison de l’asymétrie des moyens qui les caractérise.
Il apparaît toutefois que, pas plus que les cris du député Meyer Habib, les images du 7 octobre ne parviennent à masquer l’ampleur des représailles qui s’abattent sur Gaza. Six semaines après l’attaque du Hamas, l’opération de communication de Tsahal n’a guère éveillé d’échos au-delà des cercles qui soutiennent déjà activement l’Etat israélien.
Cette réception tiède pose un problème théorique, car elle va précisément à l’encontre de la thèse des effets de la violence des images. Là encore, il faut recourir à l’analyse des conditions de visibilité plutôt qu’à celles des seuls contenus. Comme dans les cas des violences policières, la valeur de preuve des images n’existe que parce que le document visuel contredit la version généralement falsifiée des forces de l’ordre. Xavier Bertrand, en réclamant que le visionnage du film de Tsahal soit imposé aux auteurs d’actes antisémites, invoque le précédent du procès de Nuremberg. Mais les images qui furent alors présentées aux criminels nazis avaient pour objectif de réfuter leurs dénégations.
Personne n’a contesté la barbarie du massacre du 7 octobre, et les détails les plus atroces – voire quelques éléments inventés – ont abondamment nourri les débats sur la nécessité de la riposte. Lorsqu’un fait n’est pas remis en cause, le pouvoir de confirmation de l’image paraît sans objet. S’infliger la vision d’actes insoutenables n’a de sens que lorsque le document modifie la perception existante. «Non seulement on n’a pas eu besoin de voir la décapitation de James Foley pour faire comprendre ce qu’est l’État islamique ou de montrer la tête de Samuel Paty pour rendre compte de l’atrocité de son assassinat, mais, surtout, les images, on le sait, ne persuadent pas les complotistes», constate le député macroniste Eric Bothorel. A trop vouloir manipuler l’émotion, on prend le risque de montrer le doigt plutôt que la Lune.
4 réflexions au sujet de « Les images de guerre, arme d’émotion massive? »
Il est clair que les images du massacre du 7 octobre servent, encore aujourd’hui après plus d’un mois, à préparer l’opinion publique à la vengeance aveugle de Tsahal, à lui délivrer une carte blanche pour aller bien au-delà de ce que «permet» la loi du Talion puis à relancer la colère dès qu’elle se calme. Et pour se faire les politiques israéliens n’ont pas besoin de diffuser ces images au grand public même avec les visages floutées, mais uniquement à ceux qui détiennent un pouvoir, les hommes politiques, les journalistes ou les décideurs stratégiques ou financiers. Nous ne sommes pas en présence d’une preuve accablante ou de pièce à conviction, personne n’a contesté ces faits qui sont d’une extrême violence, abstraction des macabres canulars démentis de toutes parts. C’est une redoutable guerre des images où tous les coups sont permis… Et comme vous le dites dès le titre, nos écrans ont été pris d’assaut avec un flot continu d’images en direct, d’expertises de spécialistes, d’une surenchère de statistiques pour la seule fin non pas de nous présenter les faits ou de nous exposer les conséquences mais pour nous faire apitoyer. Cette exercice continu maintenant avec des images douteuses d’un tunnel alors qu’il s’agit d’une cage d’ascenseur, d’armes oubliées à coté d’un scanner d’hôpital ou d’un emploi du temps collé sur un mur pris pour un tour de garde des otages. Il est curieux de constater qu’une organisation qui a pu berner une des plus grandes armées du monde et distraire les plus grands services de contre espionnage va « oublier » des armes ou laisser trainer les noms de ses membres….Oui, à vouloir trop en faire en on arrive à des affirmations ridicules mais certains inconditionnels n’y verront, de toutes les façons, que du feu !
Merci pour cette lucide compréhension de ce qui a été « joué » au moyen de ces diffusions. D’autant plus méritoire d’être si lucide que tout a été, ici, délibérément fabriqué pour obscurcir le jugement.
Merci à Vous profondément pour cette analyse de qualité.
Elle fait beaucoup de bien. Nous ne sommes donc pas au bout de nos surprises.
Cela peut compléter ce roman noir non encore lu de Frédéric PAULIN, « La guerre est une ruse » publié dans la collection « Folio policier » no 905.
M. ERNER n’a sans doute pas pu parler – comme Vous positivement dans la présente analyse – en « Je » sur l’antenne de France Culture.
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