J’ai participé toute la semaine à la commission électorale chargée de classer les candidats aux trois postes de maîtres de conférence ouverts cette année à l’EHESS. L’examen des 90 dossiers de candidature pourrait paraître un exercice fastidieux. Pourtant, comme de coutume, cet exercice s’est révélé une précieuse photographie des tendances et des lignes de force de la recherche en sciences sociales.
La qualité du concours a été appréciée, avec un nombre important de bons ou de très bons dossiers. C’est aussi l’occasion de saluer la qualité de l’expertise des collègues, qui a largement participé à l’agrément de cet examen. La vision tristement fonctionnarisée des professeurs du supérieur, telle qu’illustrée par le dernier roman de Houellebecq, est si commune qu’il n’est pas inutile de souligner le professionnalisme des enseignants-chercheurs de l’Ecole, qui fait d’une telle réunion l’équivalent d’un colloque pluridisciplinaire de haute volée.
La discussion générale a porté notamment sur la dérive des recrutements qui renforce mécaniquement les groupes les plus importants de l’Ecole (historiens, anthropologues et sociologues) au détriment des disciplines moins représentées, qui s’affaiblissent (philosophie, droit, géographie, psychologie, arts, linguistique…).
Si elle constitue un marqueur de la qualité des projets, l’amélioration sensible de leur technicité contredit clairement l’innovation disciplinaire. Pour les domaines qui me concernent, l’absence cette année de toute candidature liée aux études visuelles ou aux nouvelles technologies de l’information, spécialités émergentes ailleurs en plein développement, constitue un symptôme inquiétant.
Comment construire une approche ambitieuse des pratiques visuelles si les réquisits d’excellence et les contraintes de la comparaison internationale conduisent à exclure ces travaux, leur réservant les débouchés des sciences de la communication, réputés moins exigeants? De même, on peut se demander comment l’EHESS pourra à l’avenir préserver une capacité d’expérimentation sur des terrains qui ne lui sont pas familiers. Seule une réponse volontariste pourrait contrecarrer les logiques de la reproduction institutionnelle.
Candidats classés par la commission
- Olivier Allard, anthropologie amérindienne (13 voix)
- Bérénice Hamidi-Kim, études théâtrales (11 voix)
- Pierre Vesperini, histoire antique (8 voix)
- Cristina Ciucu, histoire juive; Emmanuel Szurek, histoire de la linguistique (7 voix)
- Sarah Carton de Grammont, anthropologie (6 voix)
- Francesco Callegaro, philosophie; Marie Vannetzel, sociologie politique (5 voix)
- Régis Schlagdenhauffen, socio-histoire (4 voix)
- Anne Sophie Bruno, histoire du travail; Pierre Emmanuel Roux, histoire du droit; Michele Spano, droit (3 voix)
- Gérôme Truc, sociologie morale (2 voix)
- Vincent Bloch, sociologie; Cédric Durand, économie; Samuel Hayat, histoire sociale; Béatrice Jeannot-Fourcaud, linguistique; Jean-Pierre Llored, anthropologie de la chimie; Ioulia Podogorova, philosophie; James Schmidt, sciences cognitives (1 voix)
MàJ: Olivier Allard, Régis Schlagdenhauffen, Emmanuel Szurek ont été élus le 28 mars maîtres de conférences de l’EHESS.
9 réflexions au sujet de « Recrutements EHESS, la question du renouvellement »
Merci pour ces informations. On note également un repli institutionnel dans la mesure où avoir fait sa thèse à l’école ou être rattaché à un de ses laboratoires a une grande incidence.
Pourriez-vous nous éclairer sur la composition du jury ?
En vous remerciant,
AB
Votre post, très intéressant, me conduit à me poser une question : à aucun moment vous n’évoquez des tractations, la campagne qui paraît-il est nécessaire pour entrer à l’École, comme on dit. Vous faites comme si on n’avait qu’une réflexion scientifique de très haute volée, uniquement sur des dossiers. Cela n’enlève rien à l’analyse, mais est-il possible de faire croire ainsi à la méritocratie sans aspérité et sans borne dans les recrutements ? Bien sûr, il en est de même, d’un autre manière certes, au CNRS et à l’Université. Mais précisément, peut-on aujourd’hui propager ces mythes, au moment où un nombre croissant de précaires, par ailleurs détenteurs d’excellentes thèses et d’un dossier de publication et d’enseignement impressionnants, viennent frapper à la porte ? Comment alors, lutter contre les pratiques clientélaires et produire des espaces de recrutements scientifiques qui essaient d’y échapper ?
@Both: La commission électorale était composée de Pierre-Cyrille Hautcoeur, président de l’Ecole; Giorgio Blundo, Juliette Cadiot, Jérôme Dokic, Cyril Lemieux, membres du Bureau;
Esteban Buch, Marcello Carastro, Emanuele Coccia, Pascale Haag, Bruno Karsenti, Antoine Lilti, Michel Naepels, Sandrine Robert, Jean-Frédéric Schaub, Alessandro Stanziani, membres du conseil scientifique;
Jérôme Baschet, Jean-Pierre Cavaillé, Hilary Chappell, Jacques Chiffoleau, Etienne De la Vaissière, Béatrice Delaurenti, Alain Dewerpe, André Gunthert, Alice Ingold, Xavier Paulès, François Recanati, Miriam Teschl, Irène Thery, Larisa Zakharova, maîtres de conférences et directeurs d’études tirés au sort.
@Laurent Willemez: Ce billet a été publié la veille de l’élection. J’ai donc volontairement limité son sujet à la discussion d’une question générale, abordée par le président de l’EHESS (les camemberts sont issus de sa présentation). Un autre article, publié en 2012, lors de ma précédente participation à la commission électorale, proposait une réflexion plus politique sur les mécanismes de campagne: http://culturevisuelle.org/icones/2435. J’ajoute que ces processus m’ont paru moins marqués cette année, comme en témoigne la relative dispersion des voix sur 20 candidats classés.
Le recrutement a l EHESS est une cooptation entre amis parisiens qui se renvoient des ascenseurs. Il ne favorise que ceux qui ont déjà les clefs et excluent les approches marginales relativement aux courants a la mode dans cet cette institution. D ou un établissement hyper conservateur qui reproduit les bons clients de quelques mandarins ringards au détriment des veritables esprits originaux et novateurs. N attendez rien de cette machine à produire de la reproduction sociale. Meme le personnel administratif est choisi dans les familles des enseignants chercheurs de cette École !
Le principe d’élection par les pairs, qui correspond en effet à une cooptation, structure profondément le tissu académique, puisqu’il se retrouve de la thèse à l’acceptation des articles dans les revues peer-reviewed. Ses défauts sont connus (encore une fois, la discussion que je relaie ici est un débat institutionnel initié par le président, pas une conversation de couloir). Ses qualités ont permis le développement de la science que nous connaissons. On voit mal quelle alternative pourrait s’y substituer: le tirage au sort ou la décision administrative?
c’est amusant de vous voir defendre la cooptation par principe alors que je ne faisais que critiquer les pratiques de marchandage associées a la cooptation dans l Ecole. Je ne vois pas le rapport avec les reviews qui, lorsqu elles sont réalisées avec serieux, représentent un modèle d exercice critique. malheureusement, j ai appris ce qu etait une veritable review grace a nos collègues d outre manche. En France, je n’avais lu de reviews que de médiocres positionnements externes heureusement agrémentés, trop rarement, par quelques traits lumineux. Quant a la question rhétorique que vous posez a la fin de votre commentaire, est elle véritablement necessaire ? Ce n est pas la cooptation qui est en cause, mais la façon dont elle est pratiquée a l Ecole. Vous n avez vraiment aucune idée pour àmeliorer les choses ? aller, encore un effort …
Le poujadisme est-il la meilleure manière d’entamer ce débat? Ce billet, ainsi que mon précédent post, constituent une mise en garde contre des mécanismes dont j’indique les travers, sans pour autant tomber dans la caricature.
Le remède à ces défauts n’est guère mystérieux. Le premier levier pour atténuer la pression qui pèse sur les recrutements serait l’augmentation du nombre de postes mis au concours – mais ce paramètre n’est pas du ressort de l’Ecole. L’autre levier pour contrecarrer les effets mécaniques de l’influence des grands groupes serait le fléchage des postes. Mais cette modification profonde irait à l’encontre des traditions qui fondent l’identité de l’Ecole, ce qui n’est guère envisageable dans le contexte d’extrême tension politique qui pèse sur les établissements d’enseignement supérieur, et contribue à renforcer les effets centripètes. Le fléchage présenterait en outre le sérieux défaut de mettre dans les mains de la seule direction de l’Ecole le contrôle du recrutement, alors qu’à l’heure actuelle l’Assemblée des enseignants garde le pouvoir de corriger les prescriptions de la présidence.
L’histoire comme la sociologie des institutions montrent la difficulté d’agir autrement qu’à la marge sur leurs logiques fondamentales. L’EHESS a été fondée comme une institution légère et réactive pour remédier aux défauts d’autres établissements incapables de se renouveler. Pour retrouver ces qualités, il serait plus efficace de réitérer ce geste que d’espérer faire danser le twist à un paquebot. On voit qu’il est plus simple de se contenter de l’invective, de l’incantation ou de la leçon de vertu…
Je ne vois vraiment pas où vous décelez un quelconque poujadisme dans mes propos et je vous assure qu’il est vain de vous sentir personnellement visé, alors que ma critique – qui a sans doute était maladroite – ne visait rien d’autre que de maintenir le débat ouvert au lieu de l’enfouir. Je ne dis pas que la solution au problème posé par la confusion – fréquente même si elle n’est pas systématique- entre recrutement et adoublement de profils indolores après de savants arbitrages d’échanges de services que l’on appelle ici – et ailleurs, – « campagne » est facile. Je pense néanmoins que l’éthique n’est pas équivalent à la morale. Donc je ne voulais ni me positionner en père la morale, ni en poujadiste prompt à l’insulte. Vous avez la stigmatisation facile ! Ceci dit, les solutions que vous proposez me semblent deux façons d’éluder le fond du problème, car dans les deux cas la solution est trouvée à l’extérieur de l’Assemblée des enseignants. Serait-il donc impossible de s’accorder sur des modes d’organisation, de sélection et d’argumentation qui permettent de limiter les travers dont vous vous faisiez l’écho sans pour autant en appeler à l’Homme providentiel (le Président) ou au Ministre ?
Les modalités de campagne ont été plusieurs fois modifiées, environ tous les deux ans dans la période récente, sans influer de manière sensible sur les résultats électoraux. Un constat qui s’explique par le fait que, contrairement à votre postulat de départ, ce ne sont pas les manières de faire campagne qui jouent le rôle décisif (celles-ci peuvent tout au plus départager deux candidats déjà bien placés), mais bien la répartition disciplinaire du corps électoral (qui agit avant même la candidature, en décourageant des chercheurs qui ne retrouvent pas leur “profil” dans les activités de l’Ecole).
Un élément que vous négligez est qu’une élection n’est pas qu’un choix scientifique abstrait à l’échelle de l’Ecole: un spécialiste d’un domaine vient en pratique renforcer les équipes en place, alors que celles dont les rangs s’éclaircissent se retrouvent rapidement confrontées à des difficultés. Un seul exemple : lorsqu’il s’agit d’obtenir des contrats doctoraux, sévèrement contingentés, les “petites” spécialités sont nettement défavorisées par les décisions collégiales (les contrats sont attribués par des jurys à l’échelle d’une formation). Lorsque les postes se raréfient, la venue ou non d’un collègue représente donc un enjeu très concret pour les enseignants en place – or ce sont précisément eux qui sont électeurs.
C’est pourquoi la seule manière d’atténuer cette dynamique, qui favorise mécaniquement la reproduction (nul besoin de faire appel au clientélisme ou au renvoi d’ascenseur, dont l’Ecole est relativement protégée par le grand nombre d’électeurs), serait de flécher les postes, autrement dit de lister par avance les spécialités mises au concours. Un tel fléchage permettrait d’effectuer des choix volontaristes difficiles à imposer à l’Assemblée, et de défendre des petites spécialités d’intérêt stratégique. Mais cette option présente aussi les défauts que j’ai indiqué, et il ne me paraît guère envisageable de la mettre en place à l’heure actuelle, non seulement parce qu’elle contredit l’ADN de l’Ecole, mais surtout parce qu’elle remettrait en cause les prérogatives de l’Assemblée.
Il ne s’agit nullement dans mon esprit de balayer toute forme d’adaptation, simplement de montrer que les choses sont un peu plus compliquées que le registre du yaka. J’ajoute que je donne évidemment ici un avis strictement personnel, car je n’ai d’autre pouvoir dans ce débat que d’être une voix parmi les 240 de l’Assemblée.
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