A l’occasion de la parution du n° 32 de la revue Etudes photographiques, je reproduis ci-dessous mon éditorial
Rattrapant le retard français en matière d’études médiatiques, deux chercheurs se sont récemment penchés sur le phénomène de la célébrité. La sociologue Nathalie Heinich a publié en 2012: De la Visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique1. L’historien Antoine Lilti a publié en 2014: Figures publiques. L’invention de la célébrité, 1750-18502. Issus de disciplines différentes, ces travaux ne couvrent pas la même aire historique. Consacré à l’émergence de l’exposition médiatique, l’ouvrage de Lilti explore les XVIIIe et XIXe siècles, alors que celui de Heinich, qui tente de décrire la globalité du phénomène, se concentre surtout sur ses manifestations au XXe siècle. Mais l’un comme l’autre font une place de choix à l’histoire du dispositif photographique.
Quel est le rôle de la photographie dans la constitution de la célébrité? Pour Nathalie Heinich, il est essentiel. Compte tenu d’une définition de la visibilité par «la diffusion du visage et du nom dans l’espace public», les moyens modernes de reproduction de l’image représentent une «rupture radicale» dans la création et l’entretien d’un «capital de visibilité». «L’invention puis l’expansion à grande échelle du portrait photographique a profondément bouleversé les modalités traditionnelles de la célébrité», explique la sociologue, qui rappelle les principales étapes de la chronologie des techniques photographiques (daguerréotype en 1839, portrait-carte de Disdéri en 1854, Kodak en 1888), mais aussi de la photogravure, du cinéma ou de la télévision.
Antoine Lilti contredit nettement sa collègue de l’EHESS: «la célébrité ne se réduit pas à la visibilité et à la présence d’images: elle se nourrit tout autant de récits, de discours, de textes, comme en témoigne aujourd’hui encore la presse people, infiniment bavarde». L’historien situe la transformation de la culture visuelle plus en amont, au XVIIIe siècle, à partir d’innovations comme la gravure sur cuivre au burin ou à l’eau-forte, qui permettent de multiplier les tirages. Mais l’essentiel de son analyse porte sur la constitution d’un public, dans le contexte de la politisation de la sphère publique et du développement de la commercialisation des loisirs. Dans cette approche, si «l’invention de la photographie aura un impact considérable, à long terme», il convient de «ne pas exagérer ses effets immédiats». L’historien évite donc la mobilisation de la vulgate des techniques photographiques.
Suffit-il d’être photographié pour devenir célèbre? Suivant la vision excessivement techniciste de Daniel Boorstin3, Nathalie Heinich se trompe visiblement de fil conducteur en confondant médias d’enregistrement et sélection médiatique, production et diffusion des images. Les premiers modèles du Kodak, outil de la photographie amateur dont les images n’accèderont que très exceptionnellement à la publication, n’ont à l’évidence aucun rapport direct avec les formes de la célébrité.
Dans l’histoire des pratiques médiatiques (à laquelle la photographie n’accède qu’avec un bon demi-siècle de retard, à travers sa reproduction par l’intermédiaire de diverses technologies de gravure), l’outil photographique propose plutôt un moment de repli: un espace de recomposition personnelle des images, dont la dépendance aux stéréotypes culturels est tamisée par le filtre de l’appropriation, du jeu ou du détournement. Pour que tout un chacun puisse accéder aux mécanismes de production de la visibilité, il faudra attendre le web ou les réseaux sociaux, instruments de publication, mais surtout de mobilisation de l’attention.
- Nathalie Heinich, De la Visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012. [↩]
- Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité, Paris, Fayard, 2014. [↩]
- Daniel Boorstin, The Image. A Guide to Pseudo-Events in America [1961], New York, Simon & Schuster, 2007. [↩]