Le constat est de plus en plus évident: du côté des productions grand public, les feuilletons télévisés haut de gamme ont détrôné le cinéma d’Hollywood. Parmi les différences qui expliquent ce succès, on retiendra les principes narratifs du feuilleton, basé sur l’itération, ou encore le système de diffusion, qui abaisse en pratique la barrière de l’accès aux contenus.
Mais une autre distinction me saute aux yeux dans la réception simultanée des derniers épisodes de la 5e saison de Game of Thrones (HBO), la série épique la plus regardée aujourd’hui, et du dernier volet de la franchise Jurassic Park (Universal), saga cinématographique elle-même contaminée par la logique sérielle. Quoique les deux films (gardons pour simplifier ce terme issu de la tradition pour dénommer ces productions) ont rencontré chacun un remarquable succès public, la structure de la réception diffère de manière évidente. Celle de Jurassic World renvoie au contenu du film, à l’appréciation critique sur la qualité de réalisation ou sur la pertinence des propositions. Celle de Games of Thrones est tout entière élaborée comme le miroir de l’appropriation des fans et de l’avis du public (désormais officiellement capté par le filtre de Twitter, grâce à son caractère de forum public et les outils de repérage que sont les hashtags).
Au cinéma, c’est le réalisateur qui nous raconte une histoire. Depuis l’Iliade, le principe paternaliste de la narration s’applique à un public passif. Au cours de l’histoire, c’est la forme théâtrale qui a ouvert la possibilité d’un rapport interactif avec la réception, par la présence physique du spectateur. Aujourd’hui, ce sont les divers outils de publication en ligne, et leur interrogation systématique par la presse spécialisée, qui fait remonter en temps réel l’avis du public des séries télévisées.
Plutôt qu’un récit figé, le feuilleton propose un espace dynamique coconstruit par son public. Les différences de tradition critique jouent un rôle important dans cette élaboration. Alors que la critique cinématographique, héritière de la critique littéraire, reste centrée sur l’œuvre ou l’intrigue, la critique télévisée fait la part belle aux personnages, à travers leurs porte-paroles, acteurs et actrices, mis en avant dans la tradition de la presse people. La disparition dans le dernier épisode d’un des personnages les plus appréciés de Game of Thrones, un des nouveaux ressorts dramatiques typiques de cette série, a soulevé une émotion intense, rapidement relayée sur les réseaux sociaux, et exploitée par la presse spécialisée. Celle-ci n’a pas manqué de donner la parole au comédien, le vivant s’exprimant sur le mort – mixte caractéristique résultant d’une volonté d’incarnation du personnage, auquel s’appliquent les ressorts médiatiques de la production et de l’entretien de la célébrité (attention spoiler pour ceux qui n’ont pas vu la 5e saison).
Bien sûr, au temps d’internet, la manifestation de la réception touche largement le cinéma (et la critique traditionnelle n’épargne pas non plus les feuilletons). Des étoiles délivrées sur Allociné aux commentaires courroucés d’articles, la présence du public est désormais partout. Mais ce que nous montre Game of Thrones, c’est à quel point la dimension de l’appropriation gouverne le récit réflexif du feuilleton. Même si la narration garde en apparence sa forme classique, regarder Games of Thrones, ce n’est pas seulement consommer une oeuvre, c’est participer en temps réel à une expérience performative, c’est partager à l’échelle mondiale les affres et les tourments des personnages et de leurs spectateurs. La télévision est (re)devenue un théâtre, et c’est bien ce trait qui explique le renouveau des feuilletons.
9 réflexions au sujet de « Game of Thrones, expérience partagée »
Merci pour cette expérience qui respecte les règles non-écrites de ne pas « spoiler » une oeuvre. Mais justement avec la tendance du « binge watching », le « spoiler » me semble indicatif d’un choix inédit de la modalité de consommation de ces séries.
L’émergence de plusieurs spoiler sites Spoiler TV (http://www.spoilertv.com), TV Line (http://tvline.com) et Digital Spy (http://www.digitalspy.co.uk/ustv/s151/game-of-thrones/#~pg8n4Fpd4Ntl8A) indique une vraie demande pour couper court à l’intrigue. Et puis le choix de certains et la demande par d’autres à ne pas spoiler les séries me semble difficile à respecter, surtout vis-à-vis de cette tyrannie, non seulement de la « binge watching » mais aussi de cette participation partagée sur les réseaux.
Certes, ces séries occupent une grande partie de nos conversations et participent à notre sociabilité, mais la modalité de leur consommation reste quand même loin de celle du théâtre…on est quand même devant un écran, seul ou en groupe et pas en présence des acteurs
Il y a un autre élément qui vient se rajouter à vos commentaires, et qui me semble apparaître pour la première fois :
– la série GoT est faite à partir d’une série de livres, série qui n’est actuellement toujours pas finie
– l’auteur de ces livres, Georges RR Martin, a toujours montré un goût prononcé pour le contrôle de son oeuvre. En particulier, il a fait savoir qu’il n’acceptait pas les ‘fanfic’ (les textes écrits par des fans, et développant de façon amateure d’autres pans de son univers), et surtout, qu’il avait laissé des instructions pour détruire ses notes, manuscrits, etc s’il mourrait avant la conclusion de son oeuvre
– cette dernière remarque, c’était avant la série de HBO. Car évidemment les pro de HBO n’allait pas accepter une telle situation : plusieurs interviews nous apprennent qu’ils ont été briefés par Martin sur son ‘plan’, la grande trame historique, etc.
– et là, dans la saison qui vient de s’achever, pour la première fois, la narration HBO a rattrapé puis dépassé celle des livres. Donc, et il me semble que c’est la première fois que cette situation arrive ainsi dans l’histoire des ‘arts populaires’, une série télé prend le pas créatif sur son original littéraire, créant un univers dotée de deux dimensions parallèles.
– comment Martin va réagir ? Il est déjà acquit qu’il a du mal à avancer dans ses livres, en partie parce qu’il aura préféré se mettre en scène et ‘monétiser’ son succès avec des produits dérivés (recueils de nouvelles, atlas, figurines … ). Mais maintenant, une partie de son univers est développée par d’autres, dans un média qui rencontre un succès immense (et avec aussi une efficacité et un éventuel talent qui peuvent dépasser celui de Martin). Va t il finir ses livres ? Comment va t il accepter les ‘diktats’ de l’histoire de Westeros dans sa version HBO ? Il n’est pas non plus tout jeune (ni tout fluet) …
Voilà en quelques mots une situation inédite … qu’en pensez-vous ?
Merci pour ces éléments de discussion!
@Fatima Aziz: Le théâtre permet de raisonner dans la durée sur les formes participatives. Avant la médiation technique, la coprésence était une modalité du dialogue entre l’œuvre et son public. La diversité des outils actuels ouvre un éventail bien plus large. On peut d’ailleurs considérer l’émergence et la diffusion de la notion de ‘spoiler’ comme un indicateur typique des recompositions médiatiques en cours, car il caractérise la désynchronisation des consommations culturelles, mais aussi leur conséquence sociale: l’intégration dans le commentaire d’une nouvelle politesse du partage. La conscience du ‘spoil’ (qui se traduit par la recherche de son évitement) présuppose l’objectif d’une expérience partagée de l’œuvre, très éloigné du surplomb du jugement critique, qui visait le partage d’une interprétation (y compris en l’absence de connaissance de l’œuvre).
@JeFF: La situation est effectivement originale, si l’on considère la saga de Martin comme un tout autonome – mais cette appréciation bute précisément sur le fait que celle-ci est inachevée (une situation qui était connue des concepteurs de la série dès sa conception). Elle l’est moins si on la rapproche des relations complexes qu’a par exemple entretenu Ian Fleming avec la franchise issue de ses romans, l’auteur de James Bond continuant à publier après les premiers films… Je ne me hasarderai pas à faire un pronostic (divergence des univers ou standardisation a posteriori), mais la suite sera dans tous les cas intéressante à observer… ;)
merci de votre réponse !
je ne connais pas les détails de l’histoire de Fleming, mais je vois néanmoins une différence : James Bond a été développé, à l’écrit comme au cinéma, comme un feuilleton habituel, c’est à dire sans fin programmée ni véritable arc narratif. De fait le personnage est un archétype immortel et qui s’adapte, bon gré mal gré au fil du temps.
Pour GoT (enfin, Asoiaf, les livres), nous sommes dans une logique et d’histoire et historique : pour faire court, une fin est prévue, et l’auteur nous amène du début à la fin.
Les gars de HBO ont pris connaissance de cette fin, et des éléments principaux du chemin qui y mène ; en quelque sorte, les noeuds, les passages obligés de l’histoire. Et maintenant qu’ils ont dépassé la chronologie écrite, ils doivent composer avec ces noeuds.
Et c’est là où est l’originalité, il me semble :)
@JeFF: Tout à fait d’accord, du point de vue de la structure narrative. Cependant, peut-on isoler celle-ci de ses interactions multiples avec son “environnement”, formé par les accords juridiques, les variations narratives entre les versions, les réactions de la critique et du public? S’agissant d’une œuvre en cours, on peut difficilement en exclure l’hypothèse. C’est ce que je voulais dire en prenant l’exemple de Fleming: à partir du moment où une adaptation est contemporaine de l’écriture de l’œuvre, elle en modifie nécessairement le cours, de mille façons. Ce qui n’empêche pas qu’on se trouve bien ici devant une situation particulière, dont les développements sont encore imprévisibles.
Je suppose qu’il n’y qu’une minorité de personne qui a regardé Games of Thrones lors de sa première diffusion à la télévision américaine. La plupart des amateurs, s’ils sont jeunes, ont suivi la série sur leur ordinateur dans une version légale ou non et à des dates différentes comme mes enfants, et les plus vieux, comme moi, attendront la sortie en DVD.
Une expérience partagée, il me semble que c’est différent.
Je regrette d’être trop jeune pour avoir fait l’expérience de la peur lors de la projection de « l’arrivée d’un train en gare de la Ciotat »;
je regrette d’être trop jeune et trop français pour avoir eu peur avec des millions d’américains pendant la diffusion de « La guerre des mondes » adaptée pour la radio par Orson Welles;
je me rappelle avec émotion d’avoir tremblé, à 12 ans chez ma grand-mère (mes parents n’avaient pas la télé) devant Belphegor avec « 10 millions de téléspectateurs pour une population française de 48 millions, dont seuls 40 % possèdent un téléviseur » .https://fr.wikipedia.org/wiki/Belph%C3%A9gor_ou_le_Fant%C3%B4me_du_Louvre ;
j’ai eu le bonheur à Nanterre, il y a fort longtemps, d’expérimenter, grâce à Henri Langlois, la projection dans un amphithéâtre de films muets de propagande soviétique aux légendes et cartons rédigés en japonais avec mes camarades de l’époque comme d’avoir découvert un samedi matin à la cinémathèque Les Maîtres fous, en présence et avec les commentaires de Jean Rouch;
Et dans 40 ans, lorsque je serai décédé, des vieux se rappelleront avec émotions des cours d’André Gunthert à l’EHESS :).
Ce sont des expériences.
Ce que partagent les fans de Games of Thrones, ce n’est pas tant une expérience qu’une culture commune dont le film proprement dit n’est qu’un aspect enrichi par les articles consacrés à ce sujet et publiés sur les blogs.
@Thierry: HBO le revendique, GoT est « la série la plus piratée au monde ». Ce qu’il est intéressant de comprendre, c’est que le piratage correspond à la seule manière, lorsqu’on est un fan français du feuilleton, dépourvu d’un abonnement à HBO, de pouvoir accéder rapidement au contenu après sa diffusion officielle. D’après les évaluations communiquées par la chaîne, la 5e saison a vu une hausse sensible de ces pratiques, qui témoignent de l’engouement croissant pour la série. Grâce à mes enfants, j’ai pu observer comment une grande partie d’une classe de lycée se débrouillait pour regarder l’épisode (diffusé le dimanche) dans la journée du lundi, grâce à plusieurs relais chargés du téléchargement et à des systèmes de visionnage groupés dans les plages horaires disponibles (négociées la veille). Leur mère et moi avons insisté à plusieurs reprises auprès de mes fils pour visionner ensemble les épisodes le lundi soir, mais la pression était trop forte, en particulier à la fin de la saison: phénomènes de spoiler, incapacité de participer aux commentaires du film dans la journée du lundi, déclassement à partir du mardi – il était apparemment difficile de résister à l’impératif social qui commandait de partager au plus vite la série…
Pour le piratage, un peu d’éléments factuels : la série GoT est diffusée, je crois, le dimanche aux USA (j’ai la flemme de chercher les horaires). Le lundi, vers 11h du matin, le fichier .torrent est trouvable sur un site (spécialisé, pas caché pour dessous, pas censuré) qui va permettre de télécharger l’épisode en moins de 10 minutes. Le sous-titrage a été assuré dans l’intervalle par une équipe amateur de subber addic7ed avec en particulier Honeybunny. Le travail, dont on a pu observer l’évolution de la qualité en 5 ans, suppose une coordination incroyable pour sortir en si peu de temps : une traduction correcte, une post-synchronisation de niveau professionnel. Et HBO laisse faire, évidemment, le calcul économique est simple et de bon goût.
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