Un entretien dans Libération (propos recueillis par Léa Iribarnegaray).
Parangon du narcissisme ou «image conversationnelle», l’enseignant chercheur à l’EHESS a tranché: cet autoportrait dont le nom est apparu bien après son existence est la nouvelle forme d’expression d’une force sociale.
«Selfie: une photographie qu’une personne a prise d’elle-même, généralement avec un smartphone ou une webcam, et partagée sur un média social.» Puisque tout le monde s’y est mis, de Rihanna à notre petite-cousine en passant par Barack Obama, le selfie dispose de sa propre définition dans le Oxford English Dictionary depuis 2013.
André Gunthert, enseignant chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), occupe la chaire d’histoire visuelle. Il a élargi sa formation en histoire de l’art aux images en général, et notamment aux images non artistiques, s’intéressant à tous les usages ordinaires et utilitaires de la photo. Si on le prend souvent pour un sociologue, André Gunthert est un historien du présent très contemporain. Selon lui, si certains décèlent dans le selfie l’irrévérence d’une subculture, il pourrait en réalité s’imposer comme la pratique photographique la plus représentative de l’expression visuelle actuelle.
Est-on en mesure de dater l’apparition du selfie ?
Le terme selfie définit une pratique a posteriori: elle existait déjà mais n’avait pas de nom. Preuve en est avec Thelma et Louise [héroïnes éponymes du film de Ridley Scott sorti en 1991, ndlr] se prenant allègrement en photo avant de partir en voyage. Cette scène est extraordinaire parce qu’on reconnaît dans leur geste un usage parfaitement installé, bien avant le numérique, et avec un Polaroid. Cas peu banal, le mot selfie est introduit dans la langue en 2013 alors que la pratique a déjà une vingtaine d’années. Cette requalification l’a fait sortir du néant.
Pratique de niche assez discrète, le selfie se répand avec l’apparition des smartphones. On se met à envoyer des messages en image. L’«image conversationnelle» entre tranquillement dans les usages vers 2010. C’est un phénomène inventé par les usagers. Car ni Steve Jobs pour l’iPhone ni Mark Zuckerberg pour Facebook n’avaient pensé qu’ils pouvaient créer de la conversation avec des images. Quand l’iPhone débarque en 2007, il n’est pas connecté à Facebook et Instagram n’existe pas. Les utilisateurs ont alors souhaité connecter deux dispositifs différents, le smartphone et les réseaux sociaux, afin d’y transmettre une image en deux clics. En réalité, 2010 n’est qu’un point de repère: on ne peut pas construire de chronologie précise puisqu’il n’y a pas d’invention technique.
Pourquoi, depuis le départ, le selfie fait-il face à une critique massive?
Le succès du terme se base en effet d’abord sur une mise à l’index, sorte d’invention négative ou d’histoire à l’envers. La critique médiatique explose dans la presse américaine avant d’envahir la France: on dénonce un exercice d’autoportrait, par effet d’imitation de quelques stars comme Kim Kardashian ou Justin Bieber. On cible plus précisément les jeunes, et notamment des jeunes filles, cette «génération Y» des 14-25 ans. Et comme vous le savez, les jeunes font toujours tout de travers! Ils sabotent l’ordre social en ne respectant pas la norme bourgeoise. C’est ce que l’on disait du rock dans les années 60, alors que la musique représentait l’élément le plus fort de la culture jeune, forme d’outil politique d’identification. Aujourd’hui, le scandale, c’est de pouvoir faire des images, symptôme fascinant de l’expression d’une force sociale.
Déjà depuis l’avènement d’Internet et des blogs, les médias adoraient pointer le narcissisme de la jeunesse. Les dénonciateurs de cette panique morale ne pratiquent pas les réseaux sociaux ni le selfie. Ils ne savent pas qu’une image envoyée à quelqu’un avec un visage dessus n’a rien de narcissique. Au contraire, c’est social, on ne se regarde pas dans le miroir puisqu’on fait un coucou, un geste de communication. On peut d’ailleurs photographier des groupes, des animaux, des situations burlesques…
La nouveauté, c’est que les images ne sont plus toutes seules, accrochées au mur ou classées dans un album. On ne regarde plus dans le cadre, mais autour. Le sens se déplace dans l’usage. Ceux qui voient le selfie comme narcissique appliquent l’ancien usage de l’image, sans à-côté, sans extériorité.
Comment expliquer son succès malgré tout?
Dans la deuxième moitié de l’année 2013, la critique grossit, les magazines féminins s’emparent du sujet et s’inquiètent pour la santé psychique des adolescentes! Cela entraîne un «effet Streisand», phénomène médiatique qui se traduit par la valorisation d’une information qu’on essaie justement d’étouffer. Le selfie devient tendance fin 2013, les gens s’y mettent pour manifester qu’ils sont contre la norme sociale. A partir du moment où une mode culturelle est décrite comme un risque pour la société, on s’y inscrit pour ressembler à un dangereux contestataire ! C’est très intéressant parce que c’est pensé avec beaucoup d’humour et d’autodérision, comme toutes les formes de la culture LOL auquel il appartient. Les bons selfies ne sont pas faits à 12 ans. Il s’agit d’une expressivité complexe, inscrite dans une histoire. On a besoin de matériaux: des plats, des lieux, de la famille, des amis… Véritable démonstration de sociabilité, le selfie est très souvent collectif, ce qui fait automatiquement sauter l’idée d’autoportrait et de narcissisme!
Le selfie comporterait un caractère militant?
Bien sûr ! L’esprit du selfie, c’est l’autonomie. Thelma et Louise est assez emblématique : elles manifestent leur féminisme en faisant elles-mêmes leur photo, loin d’une autorité paternaliste. Avec l’apparition de la perche à selfie, il y a aussi un réel plaisir à contrôler son image. Si certains trouvent ça ridicule, ils oublient à quel point il est important de se prendre en photo quand on veut, comme on veut, où on veut. En 1859, critiquant le daguerréotype, Baudelaire lançait: «La société immonde se rua comme un seul Narcisse pour contempler sa triviale image sur le métal.» Les gens importants, les vedettes, les hommes politiques, les aristocrates… ceux-là avaient le droit à l’image. La blanchisseuse, le petit peuple, circulez, vous n’avez pas le droit! En réaction, les gens ont fabriqué leur propre image. Puisque le daguerréotype n’était pas fait pour l’ouvrier de Peugeot, on a fabriqué des appareils moins chers, comme le Kodak. Aujourd’hui, la même histoire se poursuit. Le selfie, c’est aussi une conquête politique: Baudelaire avait tort, et ceux qui critiquent la canne à selfie ont tort également.
Sur Instagram, on voit des photos de plus en plus belles. Certains critiquent cette idéalisation du monde…
Mais la fiction envahit l’ensemble de notre univers culturel ! Tout embellit la vie, et ça fait deux siècles que c’est comme ça. Les acteurs d’Hollywood, comme la publicité, sont plus beaux que nous : ça ne nous a jamais rendus malheureux, on sait qu’il s’agit d’une vision idéalisée. Nous sommes en train d’apprendre à gérer nous-mêmes nos images et nos représentations, y compris à travers l’idéalisation. On est face à une mutation culturelle de grande ampleur.
Dans les années 60, le sociologue américain Erving Goffman racontait déjà cette histoire. Son ouvrage The Presentation of Self in Everyday Life (1959) – c’est le même «self» que notre selfie d’aujourd’hui – décortiquait la représentation de soi pour les autres. Dans la rue, on s’habille pour les autres, on répond à des normes collectives. Le selfie représente alors un outil de gestion de l’individualité dans le social, une interaction entre moi et le monde.
Peut-on regretter le fait que le selfie ressemble souvent à une photo ratée?
Les critères esthétiques ne s’appliquent pas aux selfies. Ils doivent être moches parce qu’ils sont des «embrayeurs» de conversation : une image qui comporte une forme d’autodérision aura plus de succès qu’une image toute belle toute propre à la Harcourt. L’intérêt passe aussi par des erreurs techniques, ma photo est mal cadrée ou mal éclairée justement parce que je ne suis pas photographe. Avec un dosage subtil, il existe une certaine esthétique du raté, soulignant la dimension personnelle et authentique. Depuis Marcel Duchamp, l’histoire de l’art nous a appris une vision plus ouverte et le selfie décrit une expressivité nouvelle. Tout ne se réduit pas à un formalisme académique, et heureusement!
Finalement, vous dénoncez une culture élitiste condamnant une culture populaire?
C’était déjà le cas au moment de l’imprimerie. Les moines copistes avaient un monopole génial de diffusion du savoir, et du jour au lendemain tout le monde s’en est emparé ! Effectivement, les gens se servent des outils et ça leur donne du pouvoir. Les mèmes [détournements humoristiques sur Internet dont chacun crée sa version], les photos de pieds ou encore les chatons sont devenus des genres à part entière. On ne trouve pas d’équivalent dans le XXe siècle : d’habitude, toutes les modes viennent top down – des médias, des journaux, des livres… Cette explosion des usages visuels n’a jamais posé problème dans l’histoire de l’humanité : aujourd’hui, elle dérange, et j’en suis ravi.
- Lire également sur ce blog: “La consécration du selfie. Une histoire culturelle”
8 réflexions au sujet de « Embrayeur de conversation, le selfie doit être moche »
Bonjour Monsieur,
On aimerai que l’exemple de » Thelma et Louise » soit unique tellement il est spontané… Je dois vous dire avoir traversé l’Afrique de l’Ouest dans les années 80 par différents moyens de locomotions, train, taxi bousse et voiture. Ces années ou M. Sony… Oui lui même, décidait de faire fabriquer un petit lecteur/enregistreur cassette ( cassette ? Qu’est-ce que c’est ce mot là ??? ) pour pouvoir avec de petits écouteurs enfoncés dans les oreilles écouter de la musique en jouant au golf… Oui !!! Le WalkMan vient de là !!! Et bien figurez-vous que mes camarades et moi sommes partis avec un petit engin comme ça et avons fait des enregistrements improbables de conversations avec la population Francophone locale, que de l’amour… En revanche je ne me suis jamais pris pour un » ingénieur du son » Nos années voient apparaître avec les réseaux sociaux tout un tas de : » PeintresPhotographesEcrivainsArtistes… » la liste est longue. Demandez à certains jeunes ce qu’ils veulent faire plus tard, ils peuvent vous répondre : Je veux être « star » Tout est dit ! Ce n’est pas le selfie en lui-même qui est une catastrophe, c’est la manière dont les gens se l’approprie… Comme les réseau sociaux d’ailleurs ! Je suis un homme d’image et pratique le selfie depuis les année 90… Oui mais avec un Rolleiflex bi-objectif, excusez-moi… Ce n’était pas pour être vue, c’était pour figer des moments en famille, nos premiers orgasmes avec la mère de mon fiston, des moments de bonheur au fin fond d’une île en Grèce, les premier selfies de mon fiston appuyant sur une poire noire de photographe avec le file en premier plan et le village d’Astypalea en fond… Viendra le moment ou je ferai un expo, comme pour redonner un sens à ce qu’est une lumière, un cadrage… Une énergie quoi ! Je vous invite à voir mon dernier selfie : » https://www.facebook.com/photo.php?fbid=10153213225064907&set=a.10151832011434907.1073741826.730359906&type=1&theater » Oui sur les réseaux sociaux !!! Avril 2015, je n’avais pas de raison depuis ma période Rolleiflex de refaire ce genre d’exercice… Je reviens du dodécanèse, Kos, Kefalos ou j’ai pu mettre en pratique un an d’apnée, quand on est en profondeur dans le port de Kefalos, on oublie tout… Même faire des photos ; ) » https://www.facebook.com/photo.php?fbid=477396449104193&set=pcb.477396545770850&type=1&theater » Amis du selfie au revoir : )
Ne voyez aucune agression dans mes propos, je suis un amoureux de l’image, au sens profond de ce qu’il y a dedans, pas mon image à moi…
Je devrais peut être y faire un peu plus attention…
D’un point de vue Purement Photographique, on peut voir dans cet article ou l’on se situe au niveau technique, reste la gestion de la lumière, du cadrage et … Là il faut plus longtemps
http://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/08/05/photo-un-smartphone-suffit-il_4659368_4408996.html
Cet article, par ailleurs intéressant, synthétise un point de vue d’expert aguerri. Les selfies sont représentatifs d’un autre univers visuel, où les notions d’écart de luminosité, de contraste ou de profondeur de champ n’existent pas. Paradoxalement, les professionnels ne sont pas les mieux placés pour envisager la pratique vernaculaire, qui ne repose pas sur les mêmes critères (mais beaucoup plus sur ce qui figure dans l’image).
Bonjour monsieur, quels sont vos enquêtes qui vous permettent ces affirmations sur le selfie ?
Voir: « La consécration du selfie. Une histoire culturelle », Etudes photographiques, 2015 http://etudesphotographiques.revues.org/3529
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