Une récente exposition du Bal a rouvert le dossier de la preuve par l’image. Malgré la critique apparente du vieux fonds indiciaire, on retrouve la même fascination morbide pour les corps morts et l’imagerie forensique, et surtout le même contresens fondamental sur le document visuel.
La triste histoire du dentiste mi-chasseur mi-braconnier, qui a payé 55.000 $ le droit d’assassiner le paisible lion Cecil, peut illustrer cette problématique. Adepte de la chasse au gros gibier à l’arc et aux flèches, Walter J. Palmer, qui n’avait jusqu’alors reçu que des éloges pour son adresse, a eu le malheur de trucider sans le savoir un monument national, fierté de la réserve naturelle de Hwange et sujet de recherche de l’université d’Oxford. Focalisant la haine instantanée du monde connecté, le dentiste fait désormais l’objet d’une véritable chasse à l’homme, qui commence comme de bien entendu par une enquête visuelle sur le web.
Pas de chance pour le sportif amateur du style Tarzan, la chasse aux animaux sauvages ne serait pas ce qu’elle est sans le moment de gloire qui la couronne: le trophée photographique qui immortalise le tueur aux côtés de son innocente victime – preuve par l’image par excellence, indispensable monument sans lequel la traque perdrait tout son sens.
Les fans de Cecil ont changé le sens de ces photographies dispersées sur la toile. Après que Walter Palmer ait été contraint de fermer sa page Facebook, assaillie de milliers de commentaires venimeux, puis son site web, c’est maintenant la page Flickr du fabricant de matériel de chasse (voir ci-dessus) qui est prise d’assaut pour servir de document à charge.
L’image comme preuve? Mais preuve de quoi? De l’adresse d’un adepte du retour à la nature, ou de la cruauté imbécile d’un tueur viriliste? Comme la photographie de l’enfant juif de Varsovie, réalisée par les nazis pour illustrer la destruction du ghetto, devenue preuve à charge au moment du procès de Nuremberg, les trophées photographiques de Walter Palmer documentent désormais l’inhumanité du dentiste, dont le sourire vient prendre place aux côtés de ceux des tortionnaires d’Abou Ghraib.
Sans crime, sans procédure judiciaire, l’empreinte que laisse mon doigt sur la tasse de café n’accèdera jamais au rang de pièce à conviction. Ce n’est pas le document, mais l’enquête qui fait la preuve, et modifie le sens d’une image (ou de n’importe quelle trace) en la recontextualisant a posteriori, et en imposant sa lecture. Impossible désormais pour quiconque de voir les sourires avantageux du brave Walter comme autre chose que comme les documents de la bêtise d’une époque révolue.
5 réflexions au sujet de « Le sourire du chasseur, l’image comme preuve »
J’aurais envie de rire, d’etre spirituel, ou d’exprimer ma rage avec sarcasme et finesse, mais finalement toutes ces images me donnent envie de pleurer, surtout la derniere. Parfois, comme Anne Sylvestre, on « cherche un mur pour pleurer ».
Pour compléter l’information sur ce privilège d’un autre âge:
https://mrmondialisation.org/cecil-nest-que-le-haut-de-liceberg/
Selon le droit américain , nul ne peut porter un témoignage contre sa propre personne. Je me demande donc quelle est la recevabilité de ces images… ;)
Il ne semble pas que le dentiste ait enfreint la loi, il n’y a donc aucune raison pour que ces images soient mobilisées par la justice. En revanche, les photos-trophées d’Abou Graib ont bien été utilisées comme documents à charge contre leurs auteurs. Il serait intéressant de vérifier quel a été l’argumentaire légitimant cet emploi.
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