Mélenchon, Hitler et les faux procès

Antoine Léaument, dont je lis souvent avec intérêt les analyses médiatiques, me fait l’amitié de me citer, à propos d’un traitement iconographique d’une intervention de Jean-Luc Mélénchon. Celui-ci a publié une lettre ouverte à son éditeur, Fayard, lui demandant de renoncer à la republication de Mein Kampf d’Adolf Hitler, qui sera versé au domaine public en 2016. Le Huffington Post et Le Point on relayé cette prise de position, assortie d’une iconographie qu’Antoine Léaument décrit comme assimilant Mélenchon à Hitler. Pour étayer son raisonnement, Léaument s’appuie sur une analyse que j’avais proposé en 2013 d’un article illustré publié par Le Monde, et qui a depuis été maintes fois cité par les partisans du fondateur du Parti de gauche, notamment l’Observatoire de la propagande et des inepties anti-Mélenchon (Opiam).

Dans ce billet, je montrais comment Le Monde produisait un parallèle insidieux entre Hitler et Mélenchon, en soulignant la violence tribunicienne du politicien français, et en jouant d’une iconographie résolument négative en noir et blanc, voire en truquant l’image pour mieux asseoir la comparaison.

Antoine Léaument reprend la structure de cette analyse pour décrypter l’iconographie du Huffpost et du Point. Pourtant, le cas est assez différent, ne serait-ce que parce que la mention de Hitler est ici explicite et pleinement justifiée par le contexte. Mélenchon lui-même réclamant l’abandon du projet de publication de Mein Kampf, il ne peut s’agir d’une allusion perfide ou d’une association subliminale, et la juxtaposition du portrait des deux personnages sur la manchette du Huffpost, pour constituer une illustration peu imaginative de l’information commentée, ne peut suffire à justifier son interprétation comme une assimilation.

Le Huffington Post
Le Huffington Post

Léaument souligne la similitude de la posture physique des deux personnages, mais on peut aussi noter la distinction qu’entretient l’opposition couleur/noir et blanc, qui maintient au contraire une séparation historique. Il n’est pas impossible de voir dans cette confrontation un mauvais coup éditorial, mais la recherche d’une correspondance textuelle à l’association visuelle conduit plutôt à la mauvaise plaisanterie (si on la rapproche de l’incipit de l’article: «Il ne veut pas que son nom soit associé à celui d’Hitler») qu’à la dénonciation politique.

Puisque Léaument fait référence à mon analyse, il est utile de préciser que celle-ci développe une interprétation précisément basée sur un effet d’illustration, autrement dit une concordance entre énoncé textuel explicite et lecture de l’image. Un document visuel, en effet, n’a que très rarement une signification objective indépendante du contexte. En l’absence d’un appui énonciatif, il sera donc le plus souvent impossible de justifier une interprétation basée seulement sur des traits iconographiques, comme le fait Léaument. Dans ce cas, la lecture de l’image relève de l’opinion, qui n’a de crédibilité que si son auteur dispose d’une autorité externe, comme en critique d’art.

En tant que chercheur, je ne peux me contenter de ce principe, et me dois de recourir à des approches qui restituent une objectivité à l’analyse. La recherche de concordances entre énoncés et formes visuelles, principe fondateur de l’iconographie, s’applique particulièrement bien à l’illustration journalistique, exercice où un éditeur recherche a posteriori une iconographie susceptible de mettre en valeur un texte préexistant. Ce mode d’analyse permet d’établir de manière indubitable que la manipulation d’images du Monde (retouche des postures de Mélenchon et montage en mosaïque) constitue une allusion à l’iconographie hitlérienne, expansion visuelle des «dérives fascisantes» évoquées par le texte.

Le Point
Le Point

Rien de tel dans les mentions d’aujourd’hui, où la présence du chef du parti nazi fait précisément l’objet du commentaire. On peut certes estimer à bon droit que l’illustration choisie par Le Point est un choix caricatural qui s’inscrit dans la longue tradition de la diabolisation mélenchonienne, mais ni plus ni moins que n’importe quel autre usage opportuniste d’une image tribunicienne.

A cet égard, il peut être utile de rappeler l’asymétrie entretenue par les decrypteurs d’images proches du Front de gauche qui, s’ils reprochent aux médias de diaboliser leur leader favori, s’indignent a contrario lorsque ceux-ci manquent au “devoir de diabolisation” supposé s’appliquer aux responsables du Front national. Cette posture affaiblit évidemment les réclamations d’objectivité répétées de l’Opiam, dont on ne peut que constater qu’elles sont tout aussi orientées que les charges de la presse mainstream.

Je profite de l’occasion pour préciser ma propre opinion sur ce point. D’un point de vue citoyen, la diabolisation, quelle que soit la personne à qui elle s’applique, ne me paraît pas une réponse politique efficace à moyen terme, parce qu’elle s’appuie sur des moyens inavouables, et parce qu’elle entretient un traitement d’exception qui se retourne immanquablement contre ses auteurs. Mais il faut reconnaître que cette option n’est que l’expression de la profonde schizophrénie du paysage politique français, articulé et construit sur l’exclusion ou la relégation symétrique des partis situés aux deux bords de l’échiquier, traduction du clivage entre classes populaires et classes dominantes.

Sur un plan médiatique, en revanche, le choix d’une expression caricaturale relève de la liberté éditoriale et du positionnement politique de chaque organe qui, s’il dément le mythe de l’objectivité journalistique, représente très simplement une obligation économique, qui découle du ciblage d’un public et de la définition d’un point de vue identifiable dans un paysage concurrentiel. Plutôt que de vitupérer les choix expressifs de tel ou tel journal au nom d’une improbable vertu journalistique, il convient de les lire comme des signaux objectifs d’un positionnement culturel, politique et social.

Un dernier mot à propos de Mein Kampf. Si j’apprécie souvent l’analyse sociale de Mélenchon, qui fait figure d’intellectuel au pays des aveugles qu’est le triste paysage politique français, je ne partage pas sa façon autoritaire de s’ériger en directeur de conscience. Son argumentation pour refuser la publication d’une œuvre majeure de la culture occidentale est d’une grande faiblesse (lire à ce propos la réponse de l’historien Christan Ingrao), et refuse paradoxalement de reconnaître une quelconque intelligence au grand public.

Il ne me semble pas très malin d’accréditer l’idée que la seule lecture de ce pamphlet violemment antisémite puisse transformer quiconque en nazi d’un coup de baguette magique (au contraire, ceux qui nourrissent des opinions extrêmes sont ceux qui se sont débrouillés pour consulter cet ouvrage en dépit de son absence des rayonnages). Une victime de la diabolisation peut-elle prôner la diabolisation? Pour un homme de gauche, la connaissance devrait toujours être préférable à l’ignorance, et la diffusion à la censure. La lecture critique, appuyée sur une présentation historique, est certainement la réponse culturelle – et démocratique – la mieux adaptée aux dangers politiques que Mélenchon dit appréhender. Pour reprendre un propos qu’il a souvent tenu, la pauvreté et l’exclusion forment des causes bien plus probables de radicalisation qu’un discours raciste qui appartient désormais à l’histoire.

9 réflexions au sujet de « Mélenchon, Hitler et les faux procès »

  1. Jean-Luc Mélenchon, en démocrate extrême, est pour l’interdiction de la publication d’un ouvrage qui serait pourtant abondamment préfacé et adorné (si j’ose dire) de notes explicatives…

    Son image même de « leader » (j’emploie le terme anglais) du Front de gauche, alors, ne serait pas simplement une manipulation de la part de médias évidemment tous réactionnaires ?

  2. Comme toujours, j’ai eu grand plaisir à vous lire en dépit de notre désaccord sur l’analyse à tirer de ces images illustratives. Je pense qu’en grande partie, notre différence de lecture vient du fait que nous ne nous situons pas dans le même champ : mon discours ne vise pas la scientificité et par conséquent pas l’objectivité. Il est subjectif et assumé comme tel. Il ne dit pas ce qu’il faut voir ; il dit ce qu’on peut voir (et ce qu’à l’évidence beaucoup ont vu en effet compte tenu de la diffusion de cet article).

    Dans le champ (politique) depuis lequel je parle, le subjectif ne fait pas l’objet d’un rejet. Au contraire. L’objectif et le subjectif y sont considérés comme les deux faces d’une même pièce qu’est l’intelligence humaine. Le subjectif ne fait l’objet d’un rejet que lorsqu’il est masqué et non assumé, comme par exemple quand Le Monde ou Libération tiennent un discours libéral en disant qu’il s’agit de « la seule politique possible ». Dans le champ politique, le subjectif n’est un problème que lorsqu’il se cache en tant que tel et qu’il revendique un caractère « objectif » ou « neutre », « impartial », etc. C’est cela, précisément, que critique l’OPIAM (et moi avec lui) : la sympathie iconographique pour Le Pen et le traitement visuel négatif de Mélenchon lorsqu’ils se font dans un cadre présenté comme objectif. Je suis pour qu’on puisse caricaturer, moquer, railler, encenser, etc., dès lors qu’on le fait en disant d’où l’on parle ; sans quoi cela revient à faire passer pour objectif du subjectif. Dit autrement : ce que l’OPIAM et moi critiquons souvent, c’est la tromperie entretenue quand à la situation d’énonciation.

    Je pense en réalité que, dans une large mesure, votre analyse et la mienne ne sont pas en opposition mais sont au contraire complémentaires. Parce qu’elles sont des lectures effectuées depuis deux champs différents et qu’elles donnent à voir, ensemble, deux aspects de la même réalité qu’est le monde social où tous les champs se rencontrent.

    Allons dans le détail. Vous écrivez : « la mention de Hitler est ici explicite et pleinement justifiée par le contexte. Mélenchon lui-même réclamant l’abandon du projet de publication de Mein Kampf, il ne peut s’agir d’une allusion perfide ou d’une association subliminale ». La situation est en effet différente par rapport à l’article de 2013 où il y avait clairement de la perfidie dans le choix iconographique, qui avait l’objet d’un traitement (donc d’un travail conscient) que vous avez parfaitement démonté dans votre article « Mélenchon malpoli, Mélenchon nazi ».

    Mais ici, et vous avez raison, ce n’est pas ce dont il est question. En toute honnêteté, et je crois que nous sommes d’accord sur ce point d’après ce que vous écrivez, je pense que ce choix iconographique relève surtout d’une « paresse » journalistique qui est elle-même le fruit des conditions sociales de production de l’information dans notre pays : il faut faire vite et pas forcément bien. Aussi, lorsque vous écrivez sur la séparation historique entre le noir et blanc d’une part et la couleur d’autre part, je pense que l’on peut y voir un effet de cette « paresse » journalistique, tout simplement parce qu’il est plus facile de trouver des photos d’Hitler en noir et blanc et des photos de Mélenchon en couleur que l’inverse.

    Notre différence d’analyse vient, je pense, du fait que nous ne parlons pas tout à fait de la même chose : vous vous questionnez sur l’intentionnalité de l’émetteur ; je me questionne sur l’effet produit sur le récepteur. Sans doute le problème vient-il du fait que j’ai utilisé une citation où le cas étudié était, je l’ai dit, travaillé, donc intentionnel. Mais ce n’est pas mon propos ici (contrairement à l’article sur le lepénisme médiatique et la stratégie du chaos chez Libération que vous avez mis en lien). Je ne parlais que des effets induits par les choix iconographiques dans ces deux articles. Aussi ai-je pris grand soin de bien choisir mes mots.

    Je parle d’« assimilation », entendu dans l’acception suivante : « Comparer et aboutir à une identification totale ou partielle, mettant l’accent sur les ressemblances sans supprimer les différences ». À mon sens (j’assume que cela soit subjectif), c’est la situation dans laquelle nous sommes pour ces deux articles : les différences ne disparaissent pas, mais l’accent est mis sur les ressemblances entre Mélenchon et Hitler (je le répète, pas volontairement, mais ce n’est pas mon sujet). Je dis aussi, pour l’article du Point, que la chose est « pernicieuse », c’est à dire qu’elle « cause de graves dommages à quelque chose », en l’occurrence ici à quelqu’un : Jean-Luc Mélenchon. Pour vous en convaincre, je ne peux ici que répéter ce que j’ai dit dans mon article : imaginez votre photo à côté d’Hitler à la place de celle de Mélenchon. Non pas à côté du livre d’Hitler mais bien à côté de lui. Pour moi, ce serait insupportable ; pour la personne qui a choisi cette photo pour illustrer l’article, je pense que cela le serait aussi, mais force est de constater qu’elle n’y a pas pensé. C’est là qu’intervient la subjectivité : c’est en tant que militant politique que je réagis et que j’affirme que mettre Mélenchon à côté d’Hitler, même sans mauvaise intention, n’est pas une chose correcte ; c’est en tant que militant politique aussi que j’affirme que l’assimilation à Hitler contenue dans la photo du Point n’est pas une chose correcte. Et d’ailleurs, vous me concédez ce droit puisque vous écrivez : « On peut certes estimer à bon droit que l’illustration choisie par Le Point est un choix caricatural qui s’inscrit dans la longue tradition de la diabolisation mélenchonienne ». Mais là où se niche, s’il doit exister, notre désaccord, c’est lorsque vous poursuivez en disant : « ni plus ni moins que n’importe quel autre usage opportuniste d’une image tribunicienne », précisément parce qu’il n’est pas question de diaboliser Mélenchon hors de tout contexte, mais bien dans un contexte où le centre du sujet est le livre d’Hitler et l’opportunité de le republier ou non.

    Pour résumer, je pense que nous parlons de deux choses différentes depuis deux champs différents. Vous parlez de l’intentionnalité de l’assimilation et vous le faites depuis le champ scientifique ; je parle de l’effet produit par le (non) choix iconographique et je le fais depuis le champ politique. De votre côté, cela revient à conclure que s’il y a assimilation, on ne peut en aucun cas conclure à une intentionnalité du procédé ; du mien, cela revient à conclure que puisque j’ai été blessé par l’illustration, il fallait souligner l’assimilation pour la mettre à distance.

    (Je ne viens pas en détail sur le débat « publier ou pas Mein Kampf ». Ici, il s’agit précisément d’avoir un avis subjectif qui sort du cadre de l’étude des images utilisées dans les articles relatifs au débat que pose Mélenchon. Je dirai juste que je reconnais à Mélenchon le droit de ne pas avoir envie d’être publié chez le même éditeur qu’Hitler, et à faire savoir à l’éditeur en question qu’il ne saurait être question de continuer à travailler avec lui dans le cas où il ne renoncerait pas à sa décision de republier Mein Kampf.)

  3. Merci pour ce commentaire éclairant! Il est très intéressant de revendiquer a priori une position de lecture subjective – car cette revendication une fois effectuée, celle-ci devient à son tour un fait objectif… Est également très recevable la critique de la position de journaux comme Le Monde ou Libération qui n’assument pas la subjectivité de leur traitement (iconographique ou autre). J’ai tendance à oublier que mon analyse de l’usage de la photographie à des fins de caricature n’est précisément pas reconnue par ces organes… ;)

    Il reste toutefois difficile de condamner la juxtaposition Hitler/Mélenchon comme s’il s’agissait d’un montage hors contexte (« imaginez votre photo à côté d’Hitler à la place de celle de Mélenchon »), alors qu’il s’agit précisément d’une association provoquée par les propos du second. C’est pourquoi j’aurais tendance à proposer une lecture de cette composition moins comme une assimilation (injurieuse) que comme un gag, un retour de boomerang dans la figure de l’envoyeur. La version du Point apparaît du coup comme un effet différent (peut-être explicable par la paresse éditoriale que vous évoquez).

    Je comprends que vous ne souhaitiez pas revenir sur le fond – mais la façon dont on juge la revendication de Mélenchon fait bel et bien partie de l’interprétation de son traitement… La version de l’arroseur arrosé que je propose est cohérente avec une lecture qui verrait dans cette réclamation une sortie intempestive dont le fondateur du PG aurait pu faire l’économie… Compte tenu de la situation nouvelle qui permettra à tout un chacun de diffuser Mein Kampf à partir de 2016, conséquence de son entrée dans le domaine public, le désaveu du seul éditeur à en proposer une édition scientifique reste en effet une position difficilement justifiable.

  4. C’est, peut-être, pour Jean-Luc Mélenchon, oublier l’histoire de cette maison d’édition : je suis d’accord avec André Gunthert, disant que ce leader aurait sans doute aucun mieux fait de se taire. Qui voudrait lire le livre -abject, certes- dont il est question le peut : il se trouvera dans quelque librairie ou sur l’enseigne la plus connue du réseau, aucun problème du moment qu’on le paye : on ne sache pas que l’éditeur en question renâcle à quelqu’affaire que ce soit, si ? pour mémoire, ami de Léon Daudet, le dit éditeur publiait Maurras, Bainville et d’autres de la même eau, et aussi en 1942 – merci wik i- un autre texte du burlesque (wtf) Adolphe : cette ligne n’est donc pas exactement nouvelle…
    Il y a certainement là de l’injonction nécessaire en ces temps pré-électoraux pour le leader du Parti de Gauche à parler de ce type de texte afin de se démarquer d’un populisme qu’il partage avec la fille du borgne (qui l’a renié) (qui l’a reniée) (on s’y perd-père dirait le tordu du cigare) (on peut se souvenir de 1995, par exemple, année où, funeste 1° Mai, des tenants de l’ignoble assassinèrent à la Seine un malheureux Brahim Bouarram comme son nom et son prénom l’indiquent; des meurtres perpétrés du jeune Comorien (il se prénommait Ibrahim) à Marseille par les tenants de la même, la même année d’élection présidentielle; des menaces de mort lancées vingt ans plus tard contre certains à Béziers critiquant le maire : on cesse mais la liste serait longue)

  5. Je suis vos échanges de façon de plus en plus assidue, car ce niveau de qualité est rare actuellement.

  6. En quoi est-ce une œuvre majeure ? Soi-disant mal écrit et mal construit, ce pamphlet serait ardu à lire. Merci pour vos lumières !
    Je découvre votre blog et le 1er article lu sur la reconfiguration de l’information m’a beaucoup plu.

  7. Merci! Ce n’est pas un jugement de valeur, mais un constat historique. On ne peut pas nier l’importance historique de ce livre, et le débat qui l’accueille montre qu’il continue d’en avoir. Faut-il le lire ou pas est une décision dont je préfère pour ma part laisser chacun libre. Comme Christian Ingrao, je pense qu’un lecteur ou une lectrice de bonne foi sera mieux informé sur la manière de penser du Führer qu’en regardant par exemple Apocalypse Hitler

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