Une fois n’est pas coutume, je reproduis ci-dessous le texte d’un entretien mené par Hubert Guillaud, qui a été utilisé dans le cadre de l’article “Pourquoi arrête-t-on de faire des films ou des photos? Technologies, générations, usages et abandons” sur InternetActu et récemment republié sur Digital Society Forum.
Les enjeux du soutien public aux pratiques culturelles
Les pratiques culturelles ont souvent été identifiées comme des choses sans utilité immédiate, un “loisir”, une activité qui n’a pas de fonction autre qu’une activité de temps libre, rappelle André Gunthert. “Ces abandons répétés semblent effectivement en contradiction avec la promesse des technologies : promesse qui veut qu’on puisse produire seul, comme si leur usage était autosuffisant, comme si les questions de motivation et de justification n’avaient pas même à être posées. Or, les motivations à utiliser une caméra ou n’importe quel objet technique sont avant tout sociales. En leur absence, l’usage de l’outil tombe.” Comme il le souligne dans son livre : “l’acte même du partage est devenu la signature de l’opération culturelle”.
Pour mieux comprendre ce qu’il se passe, on a besoin de mieux comprendre l’intégration sociale de ces outils de loisirs dans notre vie. Et pour ça, l’historien André Gunthert m’invite à prendre encore plus de recul et me ramène au développement de la pratique de la musique au XIXe siècle. Que s’est-il passé à cette époque ? C’est l’époque du développement et de l’organisation des écoles de musique, des conservatoires, des fanfares… La pratique de la musique, outil de socialisation, est institutionnalisée. L’Etat, les collectivités de l’époque, les notables, financent la mise en place d’un vaste réseau décentralisé de locaux, de professeurs, d’activités… pour socialiser une pratique de loisir, dont l’existence semble quasiment être reconnue d’utilité publique par la société tout entière. “Pourtant, on est dans le loisir !” On est dans une activité dont l’apport économique ou politique est nul de prime abord. “Cela n’a pas empêché la société de travailler à l’intégration sociale d’une forme que son empreinte publique décrivait comme importante. Apprendre la musique, c’était participer à une culture.” A cette époque, la société “institue” une activité de loisir, décide de son importance culturelle.
Cette importance, ce soutien organisé sont exceptionnels. Aucune autre activité de loisir ne la rencontrera. Le soutien public à la culture continuera, mais il prendra d’autres formes : notamment par le soutien aux industries culturelles plus qu’aux pratiques.
Le grand storytelling du film et de la photo de famille
Que se passe-t-il à la fin du XIXe et au XXe siècle, avec la pratique photographique ? Quand on regarde le développement de cette pratique entre 1890 et 1970, on constate que son intégration est totalement différente, m’explique avec calme l’historien des images. Ce nouveau loisir peut se comparer à la musique : lui non plus n’a pas d’utilité directe. Pourtant, on ne créera aucun réseau d’écoles publiques comme l’a connu la musique. Naîtront tout de même, un peu partout, des clubs amateurs, d’initiative privée, bénévoles et très localisés. Si les travaux de recherche sur l’apport de ces clubs manquent, on sait tout de même leur importance : ils vont être le réseau de relais des développements techniques de la pratique amateur, ils vont être les moteurs du développement des activités professionnelles…
“Pour pallier l’absence d’infrastructure publique pour soutenir la pratique photographique, les fabricants vont être contraints d’innover. Pour vendre leurs appareils, ils vont construire un discours marketing consistant à donner une utilité, une motivation, à une pratique de loisir. A l’époque, la naissance d’un enfant n’est pas une raison suffisante pour s’acheter un appareil photo”, rappelle l’historien. “Kodak a donc commencé à raconter le grand récit de la photo amateur : elle permet d’écrire l’histoire de la famille. Et cela va être le discours marketing de Kodak pendant 80 ans” comme le montre le remarquable article de l’anthropologue Richard Chalfen sur la photo de famille. Kodak a d’ailleurs été l’un des inventeurs du Big Data, digresse André Gunthert avec jubilation en racontant comment, en procédant aux tirages, les ingénieurs de Kodak ont analysé à des fins industrielles les images que les gens prenaient et notamment les images ratées… Dans le but d’améliorer les outils comme les conseils qu’ils prodiguaient pour vendre plus d’appareils. Cela leur a permis de comprendre les situations d’échecs (lumière, arrière-plan…) pour en tirer matière à une pédagogie de la pratique photographique. C’est ainsi développé une pédagogie industrielle et privée, très différente de celle mise en place au siècle précédent pour la pratique de la musique.
Les pratiques de loisirs s’apprennent désormais sur YouTube
La photographie permet donc d’écrire l’histoire de la famille. “Tout le monde va boire à la source de ce puissant storytelling, et croire ainsi qu’il suffit d’acheter un appareil photo pour faire des photos. Mais ça ne suffit pas ! Il faut un ensemble culturel et d’intégration sociale plus large.”
Le discours marketing de l’informatique, celui de la génération technologique suivante, a quant à lui beaucoup reposé sur la facilité. Le plug & play : on branche et ça marche. “Quand Kodak tentait de pallier à l’absence de réseau institutionnalisé en donnant des outils intellectuels à ses clients, l’informatique, elle, a cru bon pouvoir s’en passer.”
Ce discours, longtemps, n’a bien sûr pas fonctionné. “Si la nécessité professionnelle n’avait pas fait basculer l’informatique de loisir dans un autre champ, peut-être serions-nous encore en panne”, s’amuse André Gunthert. En fait, un autre phénomène a joué : “Les forums puis les réseaux sociaux ont récupéré la pédagogie spontanée, collaborative et inconsciente permettant de réinscrire la technologie dans le social, c’est-à-dire dans l’activité collective et les formes culturelles partagées”.
“Les pratiques de loisirs ont été considérablement transformées par les réseaux sociaux. Aujourd’hui, c’est sur Facebook ou YouTube qu’on apprend ces pratiques. On y apprend des choses très simples, comme faire des selfies, jouer des accords de guitare, bricoler, se maquiller…”
“Les réseaux sociaux ont apporté une grande dispersion et atomisation des formes culturelles. On n’y voit plus les tendances culturelles d’ensemble, hormis lorsqu’elles redeviennent collectives, de manière très ponctuelle. La fabrique culturelle n’est plus là même qu’au temps du PCF. On n’est plus dans une famille culturelle et une idéologie de la naissance à la mort. Avec Facebook, les mobilisations sont ponctuelles. Les foules instantanées demeurent circonstanciées, contingentes, émotionnelles, à l’image de “Je suis Charlie”. Les appartenances, les dépendances aux cultures longues ne sont plus. On passe d’une mobilisation à l’autre sans qu’elles n’aient plus d’incidences sur sa vie. On a perdu en compréhension du social, en institutions. Les réseaux sociaux sont un palliatif non institutionnel aux structures du social.”
(Propos recueillis par Hubert Guillaud)