Lorsqu’un journaliste de Libération interroge une femme politique maltraitée par un portrait sexiste, on a un peu la même impression que lorsque Olivier Mazerolle interviewe Philippe Martinez, responsable de la CGT: un fort effet de norme, indicateur d’une opinion dominante parfaitement réactionnaire.
Et pourtant, donner la parole à une victime du journalisme visuel reste un cas exceptionnel, à plus forte raison au sein du journal responsable du dommage. Pour produire ce document, quatre ans après la publication de l’image, il fallait des circonstances particulières: dans le sillage de l’affaire Denis Baupin et de la multiplication des témoignages sur la triste beauferie du milieu politique français, Barbara Pompili a rappelé cet exemple de sexisme ordinaire: le traitement ouvertement racoleur de son portrait par Bruno Charoy, illustrant en 2012 l’article consacré par Libération à la première femme à codiriger un groupe parlementaire.
La photo avait fait tiquer dès sa parution. David Abiker avait noté que «l’œil du photographe et la sélection du service photo de Libération ont joué un tour à la jeune femme. Tout dans cette image suggère qu’elle est bien plus bonasse que politique». Difficile de nier en effet que la conjonction du sourire, du décolleté, des bras et des cuisses nues, et jusqu’au plissé de la robe évoquant l’intimité, présentent une image tout à fait hors norme de la femme politique.
Le journaliste Quentin Girard prend néanmoins la défense de son journal, et oppose que «ce n’est pas tant la photo que les réactions qui sexualisent la photo alors qu’il n’y a pas de position indécente». Cette distinction illustre le manque de culture féministe d’une rédaction qui revendique pourtant son avant-gardisme, car c’est précisément par la définition d’une opposition entre image et regard que la théorie féministe a fait évoluer les études visuelles.
Nier le caractère sexualisé d’une image est malheureusement une réaction typique du male gaze, habile à jouer des ambiguïtés d’une représentation de part en part déterminée par la norme patriarcale (voir l’exemple classique de dénégation de Frédéric Beigbeder, directeur du magazine “de charme” Lui). Pour se convaincre que le sort d’une femme dotée d’un physique avenant n’est pas tout à fait le même que celui du responsable politique lambda, on peut chercher «Barbara Pompili (ou Vallaud-Belkacem) nue» sur Google images, et constater sans la moindre ambiguïté la violence fantasmatique qui anime le regard concupiscent.
C’est ce même regard qui a déterminé le choix de l’illustration du portrait de Libé, en retenant une image délibérément provocante (ce qui, faut-il le préciser, relève pleinement de la liberté éditoriale – le problème ne venant que du refus d’assumer ce choix et les responsabilités qui en découlent). On doit se réjouir que le même journal fasse aujourd’hui entendre la voix derrière la photo, et publie le témoignage de la réalité d’une humiliation trop souvent tenue pour quantité négligeable.
Réfs.
- Quentin Laurent, Bruno Charoy, «Barbara Pompili, sœur sourire de EE-LV», Libération, 26 septembre 2012.
- David Abiker, “Pompili, bonnasse malgré elle?”, La toile de David Abiker, 27 septembre 2012
- Cécile Amar, Anne-Laure Barret, Christine Ollivier, «‘A poil!’ : en politique, elles racontent le sexisme au quotidien», Le Journal du Dimanche, 15 mai 2016.
- «Barbara Pompili: ‘Est-ce normal de se sentir humiliée par une photo?’», propos recueillis par Quentin Girard, Libération, 21 mai 2016.
2 réflexions au sujet de « La voix derrière la photo »
Dans le titre l’allusion semble claire, soeur sourire était l’autrice* du fameux « Dominique, nique, nique ». Le titre est potache, l’image racoleuse et le journal de mauvaise foi en ne l’admettant pas!
*sic
Je trouve que cette affaire montre bien la contradiction propre à la photographie de portrait de presse. Puisque pour faire un portrait, il faut qu’il y ait une « relation humaine » entre photographe et sujet, une compréhension, une confiance. Et c’est là que se situe le jeu de dupes, puisque paradoxalement un photographe de portrait sera jugé à sa capacité à décaler, à montrer son sujet tel qu’il n’apparaît pas en général sur les photographies des « amateurs ». Qui d’user d’une lumière qui démultiplie les rides, donne un air méchant, qui de choisir l’image où le sujet fait un geste inconscient auquel on donnera du sens à postériori, ou en fonction de l’actualité, qui choisira de cadrer en contre plongée, à l’hyper grand angle, etc, etc. De facto, le sujet est tenu d’ accepter, souvent de mauvaise grâce, sa perte de contrôle au profit d’une bienveillance qui bien que rassurante est totalement fantasmée. Fantasmée bien sûr puisque le sens de » la bonne image » pour la presse n’est pas du tout le même que pour un sujet souhaitant à la fois conserver ce qu’il considère comme son intégrité physique (se voir mis en valeur) que pour le couple photographe/presse pour qui la mise en valeur du sujet s’établit en termes d’impact et de clics, et nécessite bien souvent d’égratigner celui là même qui souhaitait profiter d’une certaine clémence.
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