Données éphémères, un trou de mémoire?

Depuis le succès de Snapchat (application de messagerie mobile qui propose l’effacement de la photo quelques secondes après sa consultation), l’expression de « données éphémères » (ephemeral data) a conquis les études spécialisées anglophones, dans un storytelling réglé qui les oppose aux anciens médias sociaux, et annonce un tournant des pratiques conversationnelles, alimenté par les révélations sur les usages de profilage ou de surveillance de nos traces électroniques1.

Cette approche traditionnellement réduite au seul théâtre numérique présente plusieurs défauts majeurs. Comme le note Nathan Jurgenson, il faudrait commencer par réviser le stéréotype documentaire qui donne au monde numérique les allures d’une super-archive2. Les pratiques effectives sur Facebook ou Twitter, outils qui ne facilitent pas la recherche rétrospective, s’inscrivent dans une écologie du flux plutôt que de la mémoire. La fable de la découverte par un recruteur de traces d’un passé peu reluisant, sur laquelle s’est élaboré la revendication d’un droit à l’oubli, manque singulièrement de réalisme face à l’attraction du présent qui gouverne les algorithmes de recherche. Le web perd très vite la mémoire, et son archive a plus la forme d’une géographie que d’une histoire.

En second lieu, l’idée que le goût pour les formes éphémères correspondrait à un tournant récent fait l’impasse sur toute l’histoire de la communication. Les médias de flux, comme la radio ou la télévision, mais aussi les médias de masse, comme la publicité ou tout simplement la presse, produisent depuis longtemps une information fugitive, aussi vite consommée que détruite, et dont le caractère périssable détermine bien souvent les contenus.

Mais le caractère peut-être le plus irritant de ce soi-disant triomphe de l’éphémère est le refus de penser l’interaction entre les formes et leurs usages. Paul Ricœur a proposé la notion d’“identité narrative” pour expliquer l’intelligibilité de la représentation de soi à travers les péripéties de l’existence3. Si l’on abandonne l’idée fausse d’une archive intégrale qui abriterait tout notre passé (l’archive existante ne conserve qu’une faible part de nos échanges immatériels, et n’est de toute façon utilisée que par des experts), il semble bien qu’on puisse étendre ce modèle à la gestion de l’information en général, qui prend la forme d’une connaissance cumulative, appuyée sur la mémoire individuelle.

Chacun de nous collectionne-t-il soigneusement tous les articles de presse dont il prend connaissance? On peut au contraire constater que l’échantillon éventuellement conservé ne fera que rarement l’objet d’une consultation rétroactive. La compréhension de l’actualité s’élabore à partir d’une consommation à la volée, non d’une vérification érudite. La structuration à moyen terme de l’information fonctionne pour l’individu sur le même principe que l’identité narrative, par accumulation mémorielle et production de schémas interprétatifs, concrétisés par la mise en forme conversationnelle.

Comme la consultation de la presse ou le visionnage télévisuel, l’intelligibilité des échanges sur Snapchat s’élabore dans la durée, appuyée sur l’identification des signatures et des motifs narratifs récurrents, exactement comme l’antique conversation. Le pseudo-tournant des « données éphémères » ne reposerait-il que sur un trou de mémoire?

  1. Vanessa Marin, « ‘Ephemeral Data Is the Future’: The Rise of Self-Destructing Social Media« , Perspectives on History, mars 2014. []
  2. Nathan Jurgenson, « Temporary Social Media » Blog Snapchat, 19 juillet 2013. []
  3. Johann Michel, « Narrativité, narration, narratologie. Du concept ricœurien d’identité narrative aux sciences sociales« , Revue européenne des sciences sociales, XLI-125, 2003, p. 125-142. []

7 réflexions au sujet de « Données éphémères, un trou de mémoire? »

  1. Bonjour André. « La fable de la découverte par un recruteur de traces d’un passé peu reluisant […] manque singulièrement de réalisme face à l’attraction du présent qui gouverne les algorithmes de recherche. Le web perd très vite la mémoire, et son archive a plus la forme d’une géographie que d’une histoire. »

    Je suis d’accord, à ceci près : 1/ nous ne savons pas de quels moyens dispose un recruteur pour « fouiller » dans les traces que nous avons pu laisser en ligne (directement ou via un prestataire). Certes, une recherche de ce type semble intuitivement fort laborieuse « à la nage », sans équipement spécialisé pour remonter les flux numériques ; mais qui sait, avec une bonne embarcation, une bonne canne à pêche et un peu de méthode (sans aller jusqu’à recourir aux experts que tu évoques plus loin dans l’article), c’est peut-être déjà beaucoup plus facile…
    2/ D’après cet article du Figaro, les recruteurs semblent utiliser Google – avant tel ou tel réseau social, soit un moteur de recherche avec lequel il est plus facile d’accéder à des contenus anciens. http://bit.ly/1whMSEY

  2. Salut Erwan. Il existe une différence importante entre un usage « lettré » des outils de recherche et l’usage courant, qui se borne habituellement à la première page de résultats de Google. Comme par hasard, ceux qui savent se servir de fonctions comme la recherche à l’intérieur d’un site, la consultation du cache ou la sélection d’une période sont ceux qui, par formation ou par fonction, ont une pratique professionnelle de la documentation. Je suppose qu’il en va ici des recruteurs comme de l’internaute lambda: ceux qui maîtrisent les outils de la recherche (et y consacrent le temps qu’il faut) resteront toujours la minorité.

    Ma formule sur la mémoire courte du web s’explique donc par cette dichotomie: la majorité des usagers, ceux qui se contentent d’une ou deux pages de réponses, n’ont pas accès au web comme archive, mais seulement à la couche superficielle filtrée par les algorithmes, qui privilégient l’actualité et font très vite descendre les résultats anciens dans la hiérarchie. Cela dit, même pour les experts, la recherche de contenus anciens peut vite tourner au calvaire. Il suffit de comparer l’usage de Google avec la consultation d’Internet Archive pour comprendre tout ce qui sépare une véritable structuration chronologique des moteurs de recherche classiques.

  3. Hello André,
    Il y a quelques années dans ma thèse sur les productions audiovisuelles en amateur j’ai beaucoup référé à la notion de Paul Ricoeur et puis Internet s’est ouvert et le mobile ont donné des moyens d’expression au plus grand nombre. Qui écrivait des journaux intimes, qui faisait des films de famille ? L’accès à l’identité techno-narrativisée est plus forte que l’identité narrative de papier :)
    Bien à toi,
    Laurence Allard
    http://culturesexpressives.fr/doku.php

  4. Salut Laurence. Merci pour l’indication. La discussion des thèses de Ricoeur s’est en effet imposée à la réflexion sur l’expression de soi dès le début des années 1990.

    Comme l’article de Johann Michel que je cite, je suggère ci-dessus de suivre la relecture proposée par David Carr, qui étend l’identité narrative essentiellement littéraire de Ricoeur à une compréhension plus globale d’une « narrativité » entendue « comme une fonction pratique, l’organisation de la praxis », qui déborde largement le récit de soi.

  5. Pour poursuivre le fil de discussion ouvert par @Erwan, à noter une intéressante étude signalée par L’Express, qui montre que les pratiques des recruteurs intègre bel et bien l’examen des pages Facebook, mais que cet examen reste le plus souvent superficiel: « Les entreprises se contentent de regarder la page d’accueil du profil sans poursuivre plus loin l’exploration ».
    http://www.lexpress.fr/emploi/gestion-carriere/oui-les-recruteurs-examinent-bien-votre-profil-facebook_1609659.html

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