Pour autant qu’on puisse en juger à partir d’un échantillon critique limité, le récent essai d’Edwy Plenel, Pour les musulmans (La Découverte, 2014) suscite des avis nettement répartis selon le bord politique d’où ils émanent: positifs à gauche (L’Humanité, Libération, Politis…), négatifs, voire hostiles, à droite (Le Figaro, Atlantico, Causeur…). Cette distribution semble confirmer la thèse du livre, qui décrit l’instrumentalisation de la minorité musulmane à des fins identitaires. A noter que la mise en cause par Plenel de la gauche laïciste provoque logiquement une réponse non moins vigoureuse de la part des intéressés (Les Inrocks).
Mais le patron de Mediapart et ses enquêtes tonitruantes suscitent aussi la jalousie de certains de ses plus proches concurrents, qui se manifeste par le silence (Nouvel Obs) ou, de manière plus insidieuse, par la mise en exergue de sa dimension conflictuelle (Le Monde). Plutôt que de chroniquer l’ouvrage, le journal autrefois dirigé par Plenel, qui n’omet pas d’informer ses lecteurs des ennuis fiscaux de Mediapart, rend compte du débat organisé par Arte pour l’opposer au radiosophe Alain Finkielkraut. Dans son supplément magazine du 11 octobre, Le Monde propose un portrait croisé d’Eric Zemmour et d’Edwy Plenel, reliant les deux auteurs par leurs ouvrages, décrits comme « polémiques ».
La réaction du journaliste ne se fait pas attendre, puisque celui-ci court-circuite via Twitter la validation des commentaires de la version en ligne, publiant sa réponse navrée: « Ainsi donc pour le journal où j’ai travaillé 25 ans et dont j’ai dirigé la rédaction, combattre le racisme et la xénophobie, dont l’islamophobie est l’ordinaire cheval de Troie, ce ne serait que de la polémique professionnelle« . Plusieurs autres lecteurs sont eux aussi choqués par ce « parallèle artificiel »: « Jouer à comparer Plenel et Zemmour c’est peut être racoleur mais ça manque de dignité intellectuelle. Il ne me paraît pas souhaitable de mettre sur le même plan le travail de Plenel et les discussions de bistrot de Zemmour ».
Etre considéré comme un polémiste tend à amoindrir la force de l’opinion exprimée. A l’évidence, la tactique de mise en balance avec le sulfureux éditorialiste, en voie de dieudonnisation depuis sa tentative de réhabilitation de Vichy, correspond à un traitement à caractère stigmatisant, en principe dissimulé par le dispositif.
Nous pouvons lire ici deux informations apparemment contradictoires: la capacité d’un média à organiser ou à susciter la controverse, et simultanément la dévalorisation de la dimension polémique, qui apparaît comme une expression amoindrie car marquée par le parti pris, l’émotion et l’exagération.
Cet exemple permet de préciser l’usage fait par la presse de la forme conflictuelle. Quoique celle-ci constitue à l’évidence une ressource journalistique puissante, il convient de la maintenir sous contrôle, par le biais de délimitations soigneusement marquées. L’éditorial, le dessin de presse, la tribune, le débat de chroniqueurs constituent autant de conteneurs qui permettent d’isoler la forme polémique au sein de frontières étanches, conviée à condition de la tenir à distance, comme un dompteur fait entrer un fauve dans la cage.
A l’instar du spécialiste consulté à l’occasion ou du chanteur en promotion, la forme conflictuelle n’est acceptable que si elle vient d’ailleurs. Les chaînes d’info en continu ont banalisé le genre du débat entre éditorialistes, invités en tant que représentants d’organes de sensibilité opposées, qui reprend les codes de l’affrontement télévisé de personnalités politiques. Dans cette scénographie, c’est le journaliste « maison » qui représente la position neutre et objective du média organisateur.
Mais si les formes conflictuelles servent dans les domaines scientifique ou politique à produire un gagnant indiscutable, par l’intensification de l’argumentation et la ritualisation du combat, les médias d’information y recourent de manière utilitaire, dans le seul but de profiter de leur caractère spectaculaire. Invité permanent du système médiatique plutôt que vrai journaliste, Zemmour incarne exemplairement la mobilisation indéfinie de la polémique pour la polémique à laquelle se livre la presse.
Tout en préservant la légitimité que confère une objectivité feinte, l’hétérogénéité de la controverse au sein des médias confirme son instrumentalisation. Comme le montre l’exemple du Monde, il faut une certaine habileté pour manipuler la forme conflictuelle. Lorsque le dispositif apparaît à nu, on expose simultanément sa maladresse et son hypocrisie.
7 réflexions au sujet de « Quand la polémique fait polémique »
Bonjour
Merci pour votre analyse de la réception du livre d’Edwy Plenel, petites précisions, Le Monde a rendu compte du livre dans le journal daté du 5 octobre, et le Nouvel Obs a prévu d’en rendre compte prochainement..
Bien cordialement Pascale Iltis – SP Editions Le Découverte
Merci pour ces précisions! Je corrige. Concernant Le Monde, je me suis fondé sur les réponses du moteur de recherche en ligne, qui ne cite apparemment pas cet article.
Il me semble qu’un élément qui manque dans votre analyse, c’est celle de l’image publiée par Le Monde, et censée illustrer « le face à face des deux polémistes »
Ce qui frappe dans l’image, c’est son coté « asymétrique » : l’image de Plenel et plus petite que celle de Zemmour, la sienne est en couleur, celle de Zemmour en noir et blanc. Tout est donc fait du coté des « codes visuels » pour dévaloriser Edwy Plenel : Son image est plus petite que celle du polémiste télévisuel, et l’utilisation de la couleur marque le rejet du noir et blanc (on sait que la photographie en noir et blanc est un « marqueur culturel ») qui est attribué au premier et pas au second.
Evidemment, l’asymétrie voulue est aussi une question d’impact (une image « assymétrique » a plus de force en ce qu’elle force le lecteur à un « décodage » d’autant plus efficace qu’il est inconscient) mais elle s’inscrit également dans une stratégie discursive visant à dévaloriser le journaliste de Médiapart.
Une hypothèse qu’on pourrait faire (intéressante en ce qu’elle implique) est que la simple symétrie ne suffisait pas…
Merci pour ce complément d’analyse. Les différences de format ou de couleur des photographies peuvent relever de choix artistiques, mais ils contribuent effectivement à cet effet de fausse symétrie que vous notez, et que l’on retrouve dans l’article.
A propos de « dispute », il est une émission de radio ainsi nommée (comme c’est amusant…) où on entend (ahahah) des rafales de mitrailleuses dans le générique (vieille sulfateuse, la mitrailleuse, hein) (ahahah). Ensuite les critiques invités parlent, mais on a déjà coupé le poste. Ce que j’en dis…
Acrimed notait récemment (à propos du débat récurrent Beytout-Joffrin) que la mise en scène journalistique de la polémique est souvent plus déclarative que réelle. Déjà du temps du couple Philippe Alexandre/Serge July, les Guignols se moquaient de la connivence des duettistes… Il est donc tout à fait logique de penser que l’emballage survend la dimension polémique du format.
En réalité, ce qu’il faut comprendre, c’est que le sens même de la controverse est bien de ritualiser un conflit: de transformer un affrontement informel en combat des Horaces contre les Curiaces, en débat scientifique ou en élection, autrement dit en forme réglée, qui permettra notamment de faire accepter son résultat par la communauté. La mise en scène du duel n’est donc pas seulement un décor superflu, mais fait partie intégrante du processus.
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